La mort d’Archie Battersbee, 12 ans, est-elle scandaleuse ?

par Sylvain Rakotoarison
mardi 13 septembre 2022

« La pire des prisons, c’est la mort de son enfant, celle-là, on n’en sort jamais… » (Philippe Claudel, "Il y a longtemps que je t’aime", film sorti le 19 mars 2008).



Je m’aperçois dès le titre de ma mauvaise formulation : évidemment que la mort d’un garçon de 12 ans est toujours scandaleuse. C’est toujours une insupportable tragédie à faire hurler les parents et les éventuels frères et sœurs jusqu’à la fin des temps. Douze ans, c’est l’âge de tous les possibles, on est déjà grand, pas assez pour être adulte mais assez pour rêver utile, pour imaginer un avenir, le sien ou celui du monde, de manière réfléchi, créatif, cohérent. C’est le champ des possibles le plus étendu, et ensuite, ce champ se réduit, se réduit. Alors, mourir en pleine maturation, en plein essor, en plein éveil, quelle détresse !

Je voudrais évoquer ce qui pourrait n’être qu’un fait-divers mais qui est bien plus que cela. Il s’agit d’un garçon britannique qui s’appelle Archie Battersbee. Qui s’appelait Archie Battersbee, plus exactement, car malheureusement, il est mort dans sa chambre d’hôpital à Londres, le samedi 6 août 2022 vers midi et quart, à l’heure anglaise. Ou déjà bien avant, en fait.

Le 7 avril 2022, sa mère Hollie Dance a découvert en rentrant chez elle, à Southend, une ville de près de 200 000 d’habitants dans le comté de l’Essex, sur l’estuaire de la Tamise, à 65 kilomètres de Londres, son enfant de 12 ans, Archie, complètement inanimé, inconscient. Elle a immédiatement appelé les urgences qui l’on amené au CHU de Southend (l’équivalent d’un CHU). Archie a eu un arrêt cardiaque et n’avait plus de pouls, et a retrouvé spontanément la circulation sanguine une quarantaine de minutes après sa découverte par sa mère qui pense, sans en être sûre, qu’il participait à un défi sur Tik Tok qui consiste à arrêter de respirer le plus longtemps possible jusqu’à l’évanouissement.

Ce dernier élément est un sujet en lui-même, sur la surveillance des enfants connectés sur des réseaux sociaux, sur les idioties qui peuvent y être proposées, mais ce n’est pas le sujet principal, c’est même anecdotique dans cette histoire, d’autant plus que la mère n’a aucune certitude et à ma connaissance, aucun nouveau témoignage n’a pu étayer ce soupçon, exprimé d’ailleurs courageusement par la mère car c’est un peu sa responsabilité de parent qui pourrait être mise en défaut. Du reste, des jeux stupides (et très dangereux) ne sont pas l’exclusivité des réseaux sociaux et d’Internet ; il y a une trentaine ou quarantaine d’années, on alertait déjà les parents de faire attention à leurs enfants avec un jeu qui se passait dans les cours de récréation : rester le plus longtemps possible la tête dans un sac en plastique (des enfants en sont malheureusement morts).

Ce que les médecins ont conclu, c’est qu’Archie a subi un arrêt cardiaque de longue durée (au moins quarante minutes) qui a empêché l’apport du sang et de l’oxygène dans le cerveau et a donc eu forcément des lésions cérébrales très graves. Archie a été transféré le lendemain au Royal London Hospital de Whitechapel (hôpital dans l’est de Londres) en raison de la gravité de son état.

Pendant quatre mois, les parents ont lutté pour maintenir leur enfant en vie. Cette phrase, comme mon titre, je la trouve également bancale. Elle mériterait de s’intéresser à ce qu’est être en vie, être maintenu en vie. Archie est toujours resté inconscient, il n’a jamais repris "connaissance", mais les moyens modernes ont permis de le maintenir en vie, c’est-à-dire de recevoir des traitements de maintien en vie, un respirateur artificiel (une ventilation mécanique), une sonde gastrique pour l’alimentation, des perfusions, etc. puisque son pouls était revenu spontanément.

La situation de l’enfant est devenue une affaire, une multiple et vaste affaire judiciaire, avec beaucoup de rebondissements et, surtout, une médiatisation excessive. D’un côté, l’hôpital et les médecins, qui voulaient d’abord faire des examens cérébraux pour connaître exactement l’état des lésions cérébrales et leur caractère éventuellement définitif, puis, le cas échéant, dans le cas de conclusions négatives, arrêter le maintien en vie. De l’autre côté, aidés par une organisation religieuse venue en soutien juridique, les parents ont voulu la poursuite des traitements visant à maintenir artificiellement en vie leur enfant, considérant que c’est à Dieu de décider ce qui devrait arriver, le jour et l’heure, et la manière.

Je m’arrête un instant sur cet aspect religieux (chrétien), notamment à l’adresse des mes amis bouffe-curés. Qu’ils soient profondément croyants bien avant le drame qui les meurtrit ou qu’ils le soient devenus après, sur le tard, y trouvant comme une "solution" (un refuge) pour réagir, je considère que personne n’a le droit de juger le comportement des parents dont l’enfant va mourir. Et surtout, je considère que le problème que pose ce drame n’a rien à voir avec la religion : elle peut certes être toujours "du même côté" (celui de la vie), et c’est heureux et cohérent (chez les chrétiens, la vie est sacrée, mais je pense que la sacralisation de la vie devrait être une valeur universelle, mais visiblement, beaucoup de chrétiens ne considèrent pas la vie comme sacrée, il suffit de voir la réalité en Ukraine, par exemple), mais ce combat juridique désespéré n’est pas l’exclusivité d’une démarche religieuse, elle est plus simplement la réaction de parents désespérés qui ont tellement d’amour pour leur enfant qu’ils pourraient croire à un miracle impensable, même s’ils étaient le cas échéant des athées militants avant le drame.

Je ne détaillerai pas toutes les nombreuses actions judiciaires concernant Archie, dont l’un des jugements a été d’interdire de diffuser publiquement le nom des services médicaux et des médecins impliqués, car on peut imaginer que des extrémistes, de manière isolée, auraient pu s’en prendre à eux.

La première initiative judiciaire est venue des médecins dès le 26 avril 2022 car les parents n’avaient pas donné leur accord pour procéder à des examens (dont des IRM) pour connaître l’état du cerveau de leur enfant (pour faire un état des lieux des dégâts irréversibles). Parallèlement, une loi de 1989 impose que toute décision juridique concernant un enfant doit être prise pour son propre intérêt. Les parents ont donc fait des recours, etc. sur différentes bases (forme, fond, etc.). Les IRM ont finalement eu lieu le 31 mai 2022, et, comme on pouvait le craindre, le diagnostic, sévère, a été que l’enfant se trouvait en mort cérébrale. Or, c’est justement par ces examens qu’on peut savoir aujourd’hui si une personne (une victime d’un accident par exemple) est morte ou pas, par ses réactions dans le cerveau, par cette auscultation du cerveau. C’est la définition clinique même de la mort.

La bataille juridique a donc porté, à partir du début du mois de juin 2022, sur la poursuite ou l’arrêt des traitements pour maintenir artificiellement en vie Archie. Je reviens sur l’aspect religieux et l’idée que c’est à Dieu de décider la vie ou la mort des personnes, cela voudrait dire qu’Archie serait mort complètement depuis le 7 avril 2022. C’est par les humains qu’il a été maintenu en vie et le garder artificiellement en vie ne relève pas d’une décision de Dieu mais de celle des humains.

Les parents ont fait plusieurs recours qui ont retardé ce que j’appellerais un peu froidement et maladroitement "l’acte final", en particulier auprès de la Commission des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées et auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi auprès de la Cour suprême du Royaume-Uni. L’organisme qui a aidé les parents d’Archie est le Christian Legal Centre (CLC), créé en décembre 2007, qui avait aussi aidé les parents du petit Alfie Evans pour une bataille juridique du même genre (l’arrêt du soutien artificiel à la vie, "life support withdrawal") mais pas dans une même situation clinique (voir plus loin).


Ce fut une période éprouvante pour les parents, au point que le père de l’enfant, Paul Battersbee, a été hospitalisé les 27 et 28 juillet 2022 pour un arrêt cardiaque ou un AVC. Il y a un aspect psychologique qui est extraordinairement difficile à appréhender car on ne parle plus de la vie d’un enfant mais d’articles de loi. Par exemple, il est dit dans un jugement (le 15 juillet 2022, de la Haute Cour de justice) que le traitement de maintien en vie d’Archie était "futile", ce qui est extrêmement dur à lire ou entendre pour les parents, résumant la décision par : "la vie de mon enfant est futile". C’est d’ailleurs pour cette raison que dans la discussion de la loi Claeys-Leonetti, à la première lecture au Sénat, il a été retiré le mot "inutilement" dans l’expression « pour ne pas inutilement prolonger la vie », une expression très maladroite pour les familles et éthiquement douteuse : évoquer la notion de l’utilité d’une vie humaine pourrait amener le législateur très loin…

Le dernier acte judiciaire a été celui de la Haute Cour de justice le 5 août 2022 qui a refusé aux parents le droit de transférer Archie dans un autre établissement, dans une unité de soin palliatif, car son transport ne serait pas de son intérêt (au début, les parents avaient eux-mêmes argumenté sur le refus de faire une IRM à cause du transfert dans la salle d’examen). À cette date, les parents avaient épuisé toutes les possibilités de recours, si bien que le lendemain, l’hôpital a arrêté le traitement de maintien en vie à 10 heures et l’enfant est mort deux heures plus tard, ou plutôt, l’enfant a arrêté de respirer et son cœur de battre deux heures plus tard, car il était mort en fait dès le 7 avril 2022. Sa vie devait déjà être "ailleurs". Sa mère, le 5 août 2022, sur Sky News, était effondrée : « Ça a été très dure, je suis brisée (…). J’ai fait tout ce que j’avais promis à mon petit garçon de faire. ».

Face à un tel drame, bien entendu, les parents ont droit à la compassion de leurs contemporains. Qu’ils aient voulu entraîner leur enfant dans une sorte de survie irrationnelle n’est pas un acte militant (de foi religieuse) ni un acte de folie, c’est, comme je l’écrivais plus haut, un acte désespéré, et quelque part, une manière de faire le deuil. Est-ce plus simple d’accepter la mort d’un enfant en quatre mois plutôt qu’en quatre heures ? Je ne le sais pas, c’est toujours inacceptable, mais au bout de quatre mois, les mécanismes du deuil se sont enclenchés partiellement, du moins inconsciemment sinon consciemment (les cinq étapes : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation).

Néanmoins, certains peuvent faire état de cette information à des fins militantes, ce qui, à mon sens, serait une erreur. D’une part, parce que chaque situation est très particulière. D’autre part, parce que cette situation médiatisée n’est pas si rare qu’on pourrait le croire : elle est médiatisée ou, du moins, elle va devant les tribunaux, parce qu’il y a un désaccord formel entre la famille, les parents, et les médecins. Mais la plupart du temps, il n’y a pas de désaccord et cet arrêt des traitements pour maintenir en vie est réalisé en accord et en association avec la famille, ne serait que pour que celle-ci puisse commencer à faire le deuil dans les meilleures conditions, à s’y préparer.

À l’exception de cette très grande activité juridique, cette "affaire" n’a rien à voir avec celle de Vincent Lambert, mort il y a trois ans : au contraire d’Archie Battersbee, Vincent Lambert n’avait pas besoin de traitements de maintien de vie élaborés : il respirait normalement et il aurait pu manger normalement s’il avait obtenu une rééducation pour la déglutition (bien sûr, il fallait lui donner à manger et à boire, car il était paralysé, mais sa mère était prête à le faire). Vincent Lambert n’était pas en mort cérébrale (auquel cas il n’y aurait effectivement rien eu à faire que de laisser mourir) mais en état pauci-relationnel, c’est-à-dire qu’il percevait sans doute la vision, le son, l’odeur, le toucher, etc. mais était incapable de s’exprimer, même par le mouvement d’une paupière ou d’un doigt. Son cerveau fonctionnait, même si c’était avec de lourds handicaps.

De même, la situation d’Archie Battersbee, en mort cérébrale, était très différente de celle d’Alfie Evans à Liverpool (mort le 28 avril 2018 quelques jours avant son second anniversaire), atteint d’une maladie neurodégénérative rare, ainsi que de celle de Charlie Gard à Londres (mort le 27 juillet 2017 quelques jours avant son premier anniversaire), atteint d’une maladie génétique rare, dont le cas avait été cité dans deux décisions judiciaires pour Archie. En effet, dans ces deux derniers cas, le cerveau fonctionnait malgré des handicaps très lourds, les deux enfants n’étaient pas en état de mort cérébrale et leur maintien en vie, même artificiel, aurait eu un sens. Ainsi, Alfie Evans a continué à respirer encore pendant cinq jours après le retrait de sa ventilation artificielle.

Les mots de vocabulaire employés sont très importants. Certaines dépêches en France se trompent en évoquant à l’égard d’Archie un arrêt des soins. Il ne s’est jamais agi d’un arrêt des soins, mais d’un arrêt des traitements visant à maintenir artificiellement la vie. En d’autres termes, on n’arrête pas les soins, au contraire, on accompagne ce passage difficile par des sédatifs et d’autres produits pour que la personne, même dans un état déjà inconscient, souffre le moins possible. Je ne sais ni ce qu’il s’est passé précisément pour Archie Battersbee, ni même les particularités de la loi anglaise actuelle, mais la loi française est très claire à ce sujet : on n’abandonne pas le patient à son triste sort, et les soignants, d’ailleurs, n’en auraient pas le cœur. Bien que victime d’un tel arrêt alors qu’à mon sens, il aurait dû être protégé et aidé, Vincent Lambert n’a pas souffert, c’est certain, dans son ultime passage.

Quant à mon titre, il doit être rectifié ainsi, plus précisément : l’arrêt par les médecins des traitements pour maintenir artificiellement la vie d’Archie Battersbee, 12 ans, est-il scandaleux ? À chacun sa réponse.

Il y aura toujours ce "genre d’affaires", quel que soit l’état législatif du moment, car il y aura toujours cette énorme souffrance des proches face à la disparition d’un être cher, surtout lorsque c’est leur enfant. La bataille juridique correspond alors non seulement à un besoin d’exprimer sa colère (de manière mal ciblée, car les juges comme les médecins n’y sont pour rien), mais aussi à un besoin de croire que l’impossible a été fait, cette idée du miracle, ce refus de croire que ça va se terminer comme ça, aussi simplement, aussi méchamment. Dès lors que la justice est saisie, la médiatisation est lancée. Elle risque d’entraîner des récupérations idéologiques (souvent dans ce genre de situation) mais aussi du voyeurisme (a priori capteur d’audience). Les histoires de fin de vie s’accommodent mal de la médiatisation, elles se vivent dans le secret des consciences et dans l’intimité des émotions. Et un jour ou l’autre, chacun pourra se sentir concerné.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Archie Battersbee.
Chaque vie humaine compte.
Le départ programmé d’Inès.
Alfie Evans, tragédie humaine.
Vincent Lambert.
Bye bye Tapie !
Bernard Tapie et "choisir sa mort".
Axel Kahn : chronique d’une mort annoncée.
Fin de vie : la sérénité ultime du professeur Axel Kahn.
Euthanasie : soigner ou achever ?
Au revoir les enfants.
Le plus dur est passé.
Le réveil de conscience est possible !
Soins palliatifs.
Le congé de proche aidant.
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La dignité et le handicap.
Euthanasie ou sédation ?
La leçon du procès Bonnemaison.
Les sondages sur la fin de vie.
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Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Figaro" du 5 avril 2021.
Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Monde" du 12 juillet 2019.
Les nouvelles directives anticipées depuis le 6 août 2016.
Réglementation sur la procédure collégiale (décret n°2016-1066 du 3 août 2016).




 


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