La forteresse Europe : une citadelle assiégée, une prison dorée ?
par Elias
mardi 6 juin 2006
Nous bâtissons des murs. Nous construisons fastidieusement des murailles symboliques et normatives autour des frontières de l’Europe.
Tels des potentats chinois ou romains, nous érigeons autour de nous une forteresse que nous espérons infranchissable. Nous connaissons pourtant l’histoire et les mythes qui courent autour de ces ouvrages. Ni le mur d’Hadrien, ni la Grande Muraille de Chine n’ont su protéger les empires vulnérables des invasions barbares.
L’objet de ce court essai n’est pas de juger de la valeur, positive ou négative, que l’on attribue à l’immigration, ni des systèmes d’autojustification souvent erronés qui sont employés à cette occasion. Il part du constat simple que l’immigration est un des sujets centraux du débat politique en France et en Europe, étant à la fois une nécessité économique et un facteur de déstabilisation sociale ; il suffit pour s’en convaincre de se remémorer ce qui est dit sur la place publique, de façon parfois violente par certains.
Ce constat étant dressé, il nous reste à nous interroger sur deux points importants, mais souvent négligés : quelles sont les causes réelles des immigrations ? Quelles actions peut-on entreprendre pour limiter leur impact sur nos sociétés occidentales ?
Les murs insuffisants
Nous sommes informés quotidiennement des terribles récits de voyages de l’immigration : déserts étouffants, bras de mer traversés sur des esquifs incertains, trains d’atterrissage ou camions frigorifiques transformés en tombeaux. Et, après ces odyssées de souffrance et de mort, le risque de voir tous ces efforts surhumains réduits à néant : la peur d’être découvert, d’être confiné dans ces parcs à bestiaux, appelés pudiquement zones de rétention administrative, d’être renvoyés.
Face à cette volonté farouche, nous opposons l’Europe forteresse. Michel Rocard a prononcé un jour cette phrase fameuse, qui, sortie de son contexte, devient la justification ultime de ce concept : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. »
L’idée serait de dissuader l’immigrant non désiré, concept très flou : les législations nationales et communautaires sont de plus en plus strictes et répressives, les moyens employés de plus en plus importants.
Cette politique est un échec. Nous en avons la preuve à Ceuta, à Melilla, et dans tous ces lieux concentrationnaires où s’entassent des personnes humaines, dans des conditions indignes des valeurs que nous avons établies pour nous-mêmes. Des hommes et des femmes prêts à risquer leur vie pour venir ne se feront pas arrêter par des législations plus dures ou plus cruelles.
Les murs que nous bâtissons aux frontières sont contournés, par des passeurs de plus en plus habiles, ou par des immigrés de plus en plus astucieux. Ils ont par ailleurs des conséquences étranges : des communautés hors-la-loi vivent, travaillent, se perpétuent et meurent sur notre sol, créant des tensions supplémentaires au sein de notre société. D’autre part, des drames personnels (expulsions, morts) se nouent, interpellant notre sens moral. Enfin, les immigrés, légaux ou non, sont soumis à des tracasseries administratives qui ne facilitent en rien leur intégration.
En clair, notre miles d’Hadrien, notre Grande Muraille d’Europe ne sera d’aucune utilité en cas d’explosion du nombre de migrants.
Sommes-nous aveugles ?
Cela ne veut pas dire que le débat sur le contrôle de l’immigration ne soit pas fondé. Les conflits que l’immigration entraîne dans les sociétés européennes montrent, au contraire, l’importance de cette problématique. Cependant, nous nous contentons trop souvent de montrer les conséquences de l’immigration, et pas suffisamment les causes.
Nous dissertons avec énergie sur la nécessité d’intégration, en employant quelquefois la rhétorique curieuse de l’amour (qui vise en général des Français issus de l’immigration, ce qui nous fait tomber dans un tout autre débat), mais nous oublions l’essentiel : pour quelles raisons des peuples entiers émigrent-ils ?
Pauvreté, incertitude, oppression politique ou ethnique. Des hommes et des femmes vivent dans une pauvreté que nous peinons à imaginer ; des massacres atroces sont perpétrés, pour des raisons d’appartenance à une religion, à un parti politique ou à un peuple. Le seul espoir est alors la fuite.
Nos murs nous protègent provisoirement, mais ils nous aveuglent. Nous sommes devenus indifférents à ce qui se passe ailleurs, mais qui a pourtant des conséquences sur notre sol. Les génocides commis au Darfour, au Rwanda, nous semblent lointains.
Pire, nous avons tendance à déshumaniser les immigrés, en leur prêtant des motivations insuffisantes, comme le montre cette étrange notion de "migrant économique". L’être humain n’est-il donc plus qu’un chiffre ? Cette déshumanisation est d’autant plus commode que s’élèvent les barrières de la langue, de la culture et de la couleur de la peau. Nous permettons ainsi que se dressent, au nom d’une logique comptable, ces camps, qui font honte à nos valeurs morales.
Ces murs nous permettent de nous replier sur nous-mêmes, de rester sur notre île d’ignorance ou d’indifférence placide, en échappant au questionnement sur les conséquences de ce repli. Hantés par quelques cauchemars prémonitoires, nous faisons parfois quelques gestes symboliques, mais nous refusons de faire face à notre responsabilité.
Je parle ici de notre responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes, et de nos convictions. C’est-à-dire, celle qui conduirait à refuser le « lâche soulagement », à refuser d’autres Münich, en espérant que notre lâcheté ou notre indifférence n’auront aucune conséquence sur nous. C’est-à-dire celle qui pousserait à agir contre la pauvreté, contre les génocides, contre l’oppression, à leur source, dans les lieux-mêmes qui leur servent de théâtre.
Si nous refusons cette responsabilité, si nous refusons de voir ce monde extérieur que nous cachons opportunément derrière ces murs qui nous protègent et nous aveuglent, alors aucun de ces murs, aucune de ces digues ne sera en mesure d’empêcher une immigration plus massive, face à laquelle nous ne pourrons réagir qu’en perdant notre âme.