La France en Suisse !
par Philippe Bilger
vendredi 22 décembre 2006
Ainsi Johnny va quitter la France chaque année durant six mois. Ainsi Johnny va nous quitter. Celui qui a mon âge, à deux mois près, a décidé, après avoir apporté il y a quelques semaines son soutien à Nicolas Sarkozy, de résider en Suisse pour des raisons exclusivement fiscales. Je ne sais pas pourquoi mais j’éprouve une réelle déception, bien plus vive que j’aurais pu le prévoir. Certes, ce n’est pas le premier artiste ou sportif français qui s’expatrie de la sorte mais Johnny, c’est Johnny. Son talent, ses frasques, ses amours, la bête de scène qu’il est, ses tournées gigantesques, sa voix géniale et familière, son laconisme et sa simplicité, tout nous appartenait de droit, et aurait dû demeurer à vie dans l’enclos national. Qu’on s’en moque ou non, sa gloire était un peu la nôtre, et c’est un peu de nous qui s’affaisse et s’attriste quand beaucoup de lui déçoit.
Car il ne faut pas se leurrer. Dans le Paris-Match de cette semaine, Daniel Rondeau a beau apporter son lustre intellectuel aux questions qu’il pose à l’idole et Johnny répondre en tentant de rassurer et de se justifier, il est clair, pourtant, que le chanteur s’en va parce qu’il gagne beaucoup d’argent et que les impôts sont moins lourds ailleurs. C’est net, réaliste et, de sa part, surprenant, surtout en cette période. Sa promesse de revenir demain, quand la charge fiscale sera devenue plus supportable, ressemble plus à un voeu pieux pour apaiser le bon peuple qu’à un engagement ferme. Johnny ne s’est jamais piqué d’avoir la tête politique, il lui suffisait d’avoir le corps pluraliste et indivis.
Il y a peu de chances qu’il fasse marche arrière un jour. Je devine, dans le lointain de ce blog, des ricanements jugeant dérisoires ces bagatelles et ridicule cet attachement à un tel artiste. On a les admirations qu’on peut, qu’on veut et qui oserait prétendre n’avoir jamais trouvé dans son répertoire "l’air national de son amour" ? En même temps, la déception éprouvée, ce ver dans le fruit, cette ombre triste me font mettre en lumière, je ne sais pourquoi, un autre chanteur qui ne chante plus aujourd’hui, un compositeur et parolier remarquable, un citoyen exemplaire. Jean-Jacques Goldman. Il a écrit des chansons pour Johnny et j’avais cru comprendre qu’à l’époque il n’y avait pas eu une forte complicité entre eux. Johnny, c’est un parcours qui me renvoie avec tendresse et nostalgie à ma vie, il est comme un copain qui m’a accompagné et qui, par le passage du temps sur lui, me rend perceptible ma propre évolution. J’aurais aimé être Jean-Jacques Goldman. Lors d’une récente interview pour VSD, on m’avait demandé quelle personne j’aurais désiré incarner, et après avoir hésité, j’ai choisi Goldman plutôt que Grégory Coupet.
Jean-Jacques Goldman, c’est cette déchirante chanson, Veiller tard, mais c’est aussi et surtout l’homme qui se dit heureux de payer beaucoup d’impôts en France pour les services publics qu’ils permettent de faire fonctionner, c’est l’homme qui répond "citoyen" à une question sur son occupation, c’est, enfin, le seul qui ait osé qualifier de vulgaire la triste équipée friquée de la princesse Diana avec son amant, de la Sardaigne à Paris où elle va mourir. Il fallait un certain cran pour formuler ce point de vue qui tranchait avec le choeur délirant des hystériques de la peopolisation.
Au fond, Johnny et Goldman ne nous font-ils pas replonger dans nos affres scolaires quand nous devions comparer Corneille avec Racine et qu’on nous enseignait que le second peignait l’humanité telle qu’elle était et le premier telle qu’elle devait être ? Johnnny, c’est la France telle qu’elle est, et Goldman, le citoyen tel qu’il devrait être. On n’imagine pas une seconde ce dernier prendre ses quartiers ailleurs qu’en France pour des motifs fiscaux. Johnny, lui, le fera.
On a tous en nous quelque chose de Johnny. On continue à l’aimer malgré tout. Quand on admire Goldman.