Le Canard enchaîné et les sondages

par Alain Hertoghe
vendredi 13 octobre 2006

Dans son édition datée du 11 octobre, Le Canard enchaîné raille avec gourmandise les instituts de sondage et la grande presse dans un article de première page titré Les sondeurs délirent (déjà) grave. En fait de délire, c’est plutôt Le Canard qui se déchaîne à tort et perd des plumes. Explications.

L’hebdomadaire satirique épingle notamment deux enquêtes de la Sofres et du CSA réalisées pour Le Figaro et Le Parisien respectivement. Portant sur la prochaine présidentielle et publiées le même lundi 9 octobre, elles seraient, selon Le Canard, totalement contradictoires. La première (réalisée les 4 et 5 octobre) donne en effet un avantage de près de dix points à Nicolas Sarkozy sur Ségolène Royal, tandis que la seconde (réalisée le 4 octobre) donne le même avantage, mais dans le sens inverse !

Tout à sa démonstration des élucubrations des sondeurs, encouragés par une presse irresponsable, acharnée à décortiquer savamment le moindre pourcentage, mes confrères du Canard enchaîné oublient de préciser à leurs lecteurs à quelles questions précises répondaient les personnes interrogées par la Sofres et le CSA...

Dans l’enquête de la Sofres, il était demandé aux sondés leur intention de vote pour le premier tour de présidentielle, et ceux-ci avaient le choix entre neuf candidats, parmi lesquels Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Sarko obtenait 38% et Ségo, 29,5%. Les sept autres candidats (Le Pen, Bayrou, Besancenot, etc.) se partagaient 32,5%. Le total fait 100%, sans tenir compte, comme dans un vrai scrutin, des 21% de sondés qui ne se sont pas prononcés (sans opinion, abstention, vote blanc).

Dans l’enquête du CSA, la question posée - Quelle personnalité préféreriez-vous voir élue président de la République ? - ne relève pas d’une intention de vote à proprement parler et, surtout, le choix proposé se limite à Royal et Sarkozy. La possible candidate du PS obtient 49% et le probable candidat de l’UMP, 39%. Ce qui fait 88%, 12% ne s’étant pas prononcés mais étant comptabilisés dans le total de 100%.

Le Canard a bien le droit de tordre un peu la réalité des faits pour faire rire ou sourire, mais, là, il mélange des pommes et des poires. L’enquête publiée par Le Figaro concerne le premier tour, celle rendue publique par Le Parisien, le second tour. Et rappelons tout de même qu’un sondage n’est jamais qu’une photographie instantanée de l’opinion : il ne prétend pas nous annoncer, plusieurs mois à l’avance, le résultat du premier tour de la présidentielle 2007 ; alors le second tour...

L’hebdomadaire du mercredi aurait certainement été encore plus loin dans le dénigrement s’il avait eu en main les résultats d’un sondagé publié ce jeudi par Le Point. Réalisée les 6 et 7 octobre, cette enquête Ipsos donne 34% à Sarko et 28% à Ségo dans les intentions de vote au premier tour. Des résultats un peu différents de ceux de la Sofres sur la même question, mais Ipsos a donné aux sondés le choix entre onze candidats, donc deux de plus (notamment José Bové) que l’institut concurrent.

Enseignement à tirer : à ce jour, si les Français votaient pour le premier tour de la présidentielle, Sarkozy serait dans une fourchette 34-38% et Royal, entre 28% et 29,5%.

Quant aux intentions de vote au second tour, question que la Sofres ne posait pas, mais qu’Ipsos a posée, ce serait 50-50 entre Sarko et Sego pour cette troisième enquête. Score apparemment très différent du 49-39 du CSA pour Le Parisien cité ci-dessus ? Oui, sauf qu’Ipsos propose ce résultat en ne tenant compte que des personnes inscrites sur les listes électorales et qui ont exprimé leur préférence, comme lors d’un scrutin réel. Tandis que CSA, comme déjà expliqué, ajoute les 12% ne s’étant pas prononcés aux 88% choisissant Royal ou Sarkozy (car sa question portait sur une préférence et non sur une intention de vote). Là aussi, donc, ne comparons pas ce qui n’est pas comparable.

Mais revenons à l’article du Canard qui accuse également Ipsos de violer les lois de la statistique au sujet d’une question sur la primaire au Parti socialiste. Il cite une enquête réalisée par l’institut et publiée par Le Point une semaine plus tôt. Interrogés sur leur intention de vote s’ils participaient au premier tour de la primaire, les sondés donnent 68% à Ségolène Royal, 23% à Dominique Strauss-Kahn et 9% à Laurent Fabius.

Le Canard s’indigne d’abord parce que les personnes interrogées sont des sympathisants socialistes et non des adhérents du PS (les seuls qui voteront réellement à la primaire). C’est vrai, mais le fichier des adhérents du PS n’a pas été mis à la disposition des instituts de sondage, et il intéressant de savoir ce que les sympathisants, c’est-à-dire les Français susceptibles de voter socialiste à la vraie élection, feraient comme choix s’il s’agissait d’une primaire à l’italienne.

L’hebdomadaire crie ensuite au scandale parce que les sympathisants sondés n’étaient que 245, ce qui, d’après lui, n’est pas un échantillon sérieux. Rassurons donc Le Canard car Ipsos a reposé la même question, cette semaine, à 522 sympathisants du PS et les résultats sont très similaires (66% pour Royal, 22% pour Strauss-Kahn, 12% pour Fabius). Pour clore le débat, Le Point et/ou Ipsos seraient toutefois gentils de financer une enquête posant une troisième fois la question à une échantillon de 1000 personnes, le seul pertinent pour mes confrères.

Certaines semaines, Le Canard ferait mieux de rester enchaîné... :o)


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