Les obsèques du politique en 2007

par Bernard Dugué
lundi 23 octobre 2006

Amputation socio-économique. Société en plastique. Un public réceptif aux biens de consommation. L’homme comme pâte à modeler pour construire les châteaux en Espagne des puissants. L’homme esclave des plaisirs.

Empire hyper-moderne, structurer un milieu humain, faire de l’homme un élément plastique, opérateur, mais aussi une conscience légitimiste, reconnaissant la souveraineté impériale de la monnaie et de l’Etat tiroir-caisse administrateur des débits et crédits mutuels. L’Etat fonctionne à l’image du budget familial ou d’une entreprise privée. Il n’y a plus vraiment de distinction de nature entre des actions publiques ou privées. Politique et économie se sont amalgamées, sous l’emprise de ce dispositif qu’on appelle Technique et qui devient la cause efficiente déterminante dès lors que le désir s’y allie pour servir le plaisir. Le profit n’est que la matière, le flux permettant de médiatiser les plaisirs. L’Etat régule l’accès aux plaisirs dont les producteurs relèvent de l’économie privée. L’Etat ne fait que nationaliser le champ des plaisirs, les distribuant sous forme de services publics et de redistributions.

Mais l’existence étant faite aussi de peines et douleurs, l’autre objectif du « dispositif productif étatique » est de soulager les souffrances. Dans ce champ, un « partenariat » s’est installé entre le système productif qui fournit les moyens de soulager les douleurs, les malheurs dont les causes sont matérielles, et l’Etat qui dirige sélectivement les moyens mis en jeu en désignant les récipiendaires de ces actions. Qui va-t-on aider, soulager, comment rembourser les soins, rendre efficace, améliorer mais attention, ne pas trop dépenser ?

Parmi les souffrances, certaines ont pour cause la matière, les moyens d’exister, les dysfonctionnements du corps ; d’autres relèvent des conflits que le droit et la puissance publique peuvent contraindre (dans un Etat de droit) alors que les Etats ont une responsabilité énorme dans les malheurs causés par les conflits que le droit (international ou national) n’a pu contraindre. D’un autre côté, certains plaisirs peuvent être liés à l’exercice du pouvoir. Dans prébende il y a pré bande.

Dans les années 1945 à 1970, nous avons vécu dans des sociétés dont les principes et les ressorts ont été déterminés par les Roosevelt ou ici, le Conseil de la Résistance, ou en Allemagne, les sociaux-démocrates de l’après-guerre, le tout associé au capitalisme fordien. L’Etat providence était davantage un Etat ambulance, une grande infirmerie. La plupart des institutions fondées à cette époque ont eu pour finalité de soulager les souffrances, de soigner les maux, de limiter les peines, non sans mobiliser les labeurs.

A partir de 1970, le système, mu par le cours déterminant de la Technique (lire Ellul), a démultiplié de manière fulgurante les moyens, pour soulager certes, soigner, élever le niveau de vie mais aussi et surtout pour permettre l’accès aux plaisirs. Le dispositif du profit l’a bien compris. Il existe une connivence puissante entre économie, technique et plaisirs. La tyrannie du plaisir l’a emporté sur les principes humanistes d’antan. Ainsi furent enterrées doucement les bases sociales héritées de l’après-guerre. On n’a rien vu venir dans les années 1980, on a incriminé la mondialisation dans les années 1990, on constate l’amplification des dégâts dans les années 2000 mais nul ne voudra voir dans ce processus la conséquence d’une sorte de tyrannie des plaisirs qui, on peut le soupçonner, fut anticipée par Tocqueville, dans son observation de la société américaine aux débuts de la Révolution industrielle.

Ce qui a miné notre Etat, notre nation, notre système politique (et cela s’applique aux nations européennes de même niveau), c’est cette attente des individus vis-à-vis des plaisirs, en conjonction avec les processus psychiques adossés, addiction mais aussi assuétude et tolérance, le tout demandant des moyens croissants pour satisfaire les désirs insatiables (j’exagère le trait). Quand un jardin se meurt et qu’on dispose d’une quantité d’eau limitée, il faut choisir quelles plantes arroser, en notant qu’une impatience de Guinée est plus gourmande qu’un géranium. Des plantes dépérissent et il faut faire des choix. La métaphore est trompeuse car dans le champs humains, les désirs peuvent se contenir ; mais la vérité de cette métaphore est du côté du jardinier, je veux dire de ceux qui ont la possibilité de gérer et de distribuer les moyens. Pour l’instant, on assiste à une sorte d’amputation sociale. Les Allemands parlent ainsi, de manière plus crue, alors qu’en France, on en reste à la fracture sociale en laissant accroire que la politique peut réduire, par un acte d’orthopédie publique, cette fracture. Pourtant, c’est une chirurgie de l’ablation qui se met en place. Pour maintenir l’accès aux plaisirs et aux soins des uns, les gouvernants tentent de réduire les moyens pour soulager les peines des autres. En matière de dépenses publiques, l’adage dérivé de Lavoisier est éclairant. Les peines et douleurs des uns font l’accès aux plaisirs des autres. La formule est simpliste et pourtant, elle vaut pour dire la réalité politique actuelle, étant entendu que le politique décide quand cette transaction est légitime. La politique statue sur qui mérite et combien, qui contribue et à quel niveau. Avec l’influence des médias livrant l’état des situations personnelles en vue d’influencer l’opinion, sans oublier les rapports de forces syndicaux.

Dans cette affaire, on peut voir se dessiner, moyennant un sens des chiffres et des situations, comment cet accès aux plaisirs et aux réduction de peine s’organise au niveau de l’Etat (ce qui ne dispense pas d’occulter l’autre enjeu, celui de la formation et du fonctionnement du dispositif productif). Les chiffres sont édifiants, échelle des salaires et retraites. Les dispositifs parlent. Défiscalisations accroissant les écarts dans l’accès aux plaisirs. Loi Robien, défiscalisation des épargnes retraites. Sont avantagés ceux qui ont les moyens d’épargner en ayant déjà des retraites confortables. D’un autre côté, on rogne sur l’accès aux soins de base, on augmente le forfait hospitalier, on limite les remboursements de médicaments basiques, on limite l’augmentation des minima sociaux. Les pauvres n’ont pas accès aux soins dentaires ou à une optique décente. L’accès à la propriété est limité. Les nouveaux entrants dans le monde du travail sont asphyxiés par les dépenses de logement. Les élus régionaux continuent à construire des locaux et se payent des voyages d’études dans les îles. Les administrés subissent l’augmentation des taxes foncières et le plaisir accroît sa tyrannie. A l’avenir, seuls les héritiers auront la meilleure part aux plaisirs, alors que nombre qui triment, travaillent et suent auront des moyens amputés. Cela dit, les réfractaires augmentent et les petits patrons s’étonnent de ne pas trouver d’employé.

Sur ce terrain des moyens, devenu essentiel sinon absolu, les politiques vont s’affronter. Mais ils sont les instruments de la tyrannie des plaisirs. Ceux qui ont une situation acquise voteront pour la défendre. Les amputés le sont doublement, ils n’ont pas accès aux moyens matériels pas plus qu’intellectuels et citoyens, ils ne voteront pas. Comment organiser l’amputation sociale, voilà une question de fond à laquelle devront répondre les présidentiables. Organiser veut dire gérer, étant donné que cette tendance ne peut plus s’inverser. Il faut limiter la casse par différent moyens et donner l’illusion à l’opinion publique que les moyens sont mis en œuvre. Mais les consciences éclairées ne sont pas dupes. On voit très bien les manœuvres. Les solutions de rechange, pragmatiques chez un DSK qui, en économiste mythifié, augmentera la croissance (les moyens) ; émotionnelles chez une Madame Royal qui offrira quelques substituts religieux pour rendre supportable l’amputation en titillant la fibre nationale ; sociales chez un Fabius, sans doute le plus lucide sur ces questions mais limité par la réalité ; cyniques chez un Monsieur Sarkozy qui s’imagine dans une société du mérite et remporte la palme du pragmatisme comme Tony Blair ou Gerhard Schröder. Les gens de peu, les miséreux, on peut jouer trois fois gagnant, on les emploie pour des salaires de misère. Un, ils participent à la maintenance du système pour le plaisir des castes moyennes, deux, ils réduisent leur demande d’aides publiques, pour le plaisir des castes moyennes, trois, en travaillant ils oublient leur triste sort, ce qui réduit les peines miséreuses. Voilà la politique la plus sérieuse en matière de finalité hédoniste prise par nos sociétés. Nicolas Sarkozy l’a très bien compris. Va-t-il réussir à convaincre les Français que la tyrannie économique est le sens de la rupture, le meilleur parti pour accompagner l’amputation sociale en la métamorphosant en nouvel âge esclavagiste ?

Les derniers humanistes se préparent à enterrer la politique. Non sans un regard sympathique envers ceux qui tentent de sauvegarder l’ancienne solidarité, Marie-George Buffet, Fabius, Emmanuelli. Pour un citoyen éclairé et honnête, la seule issue pour ces élections présidentielles de 2007 serait de déposer une fleur dans le bulletin de vote pour tisser symboliquement une couronne mortuaire. La gouvernance humaniste est morte. Place à la chirurgie politique devant assumer l’amputation sociale pour garantir l’accès aux plaisirs de ceux qui, par leur talent, leur opportunisme, leurs proches, ont su (pu) occuper les meilleures places dans le système productif, mercantile, rentier ou dans la fonction publique. Adieu le politique, pas de couronne, le roi reste nu, mais des fleurs, symbole d’une renaissance quand la divine intelligence aura définitivement enterré ce système, et que l’humanité reprendra les rênes de la civilisation. Cette fois, il y aura une vraie rupture avec ce qui, pour beaucoup, restera une malédiction héritée de la modernité, parce que la politique les aura écartés des bienfaits que procure le système pour satisfaire les plaisirs des encartés du système.


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