Moines contre Mollahs : question tolérance 1 ŕ 0 pour les moines
par Patrick Adam
mardi 8 août 2006
Aiguebelle. Drôme. Dans un vallon broussailleux de la Drôme provençale, à l’écart des grands axes routiers de la vallée du Rhône et de la route départementale qui passe au pied de l’imposant château de Grignan où Mme de Sévigné séjourna quelquefois, à son corps défendant car elle s’y est gelée, en cherchant bien, on peut dénicher un monastère cistercien qui, extérieurement, ne paie pas de mine. Parfait exemple du dépouillement architectural affirmé par cet ordre, le bâtiment ne vaut pas franchement le détour, si ce n’est pour les bois de pins et les vastes étendues de garrigue dans lequel il se niche, les odeurs de lavande du mois de juillet, et les volutes de sérénité qui semblent s’élever au-dessus de ses toits couverts de tuiles rouges.
Je n’ai rien d’un mystique, encore moins d’un contemplatif. Ma dernière visite à Aiguebelle n’avait donc qu’un but bien terre à terre : faire provision de quelques bouteilles des excellents sirops à base de fruits de toutes sortes que les moines préparent dans leurs caves, depuis des générations.
A l’entrée de l’abbaye, une boutique propose différents produits alimentaires fournis par d’autres monastères cisterciens : biscuits, liqueurs, bons vins, miels et confitures. Puis, dans un angle de cette salle spacieuse, des ouvrages traitant de spiritualité. On y trouve de tout : Evangiles, Bibles, commentaires, livres de prière, recueils de méditation, vies de saints, discours et biographies des derniers papes, encycliques, catéchismes revus et corrigés au fil du temps, comptes-rendus de synodes, ou du concile Vatican II... A vue de nez, plus de cinq cents d’ouvrages. La spiritualité se porte bien par les temps qui courent, et les moines ont appris à surfer sur la vague, faisant leur l’inquiétante prophétie de Malraux concernant le XXIème siècle.
Et là, au milieu de tous ces livres qui forment le socle pur et dur de la pensée catholique, j’ai constaté, non sans surprise, qu’il y avait aussi deux larges travées entièrement consacrées à l’œcuménisme, avec de très nombreux ouvrages sur le protestantisme, l’orthodoxie, mais aussi le judaïsme, l’islam et le bouddhisme, et même la plupart des apocryphes autrefois rigoureusement interdits par Rome.
On y trouvait aussi, des exemplaires du Coran et du Talmud, des recueils de textes fondamentaux de l’islam (Avicenne, Averroès, Al Ghazali), Ibn Khâldun et son « Histoire des Berbères », la Bgagavad-Gitâ, le Mahâbhâraté, les sermons de Bouddha, les pensées de Lao Tseu, une vie du Dalaï Lama, le « Traité de l’amour » d’Ibn ‘Arabi, une introduction au soufisme, « Les nouveaux penseurs de l’islam » de Rachid Benzine, des ouvrages de Jacques Berque, et même le « Dictionnaire amoureux de l’islam » de Marek Chebel, sans parler du livre de piètre valeur de Bucaille « La Bible, le Coran et la science », best seller des ignares entre tous les ignares. J’y ai aussi relevé le titre de l’ouvrage d’un franc-tireur qui m’a séduit : « L’Evangile d’un libre penseur - Dieu serait-il laïque ? ».
En partant, je me suis demandé si, en Chine, à Manille, au Mexique, en Haïti, en Grèce et en Pologne, en Turquie, dans la Russie d’aujourd’hui, dans certains Etats des USA (je pense entre autres à la Caroline du Nord mais il ne doit pas être le seul), ainsi que dans beaucoup d’autres pays qu’il est inutile de nommer ici tant la liste serait longue, on cherchait aussi ouvertement que je venais de le constater, à promouvoir une telle ouverture d’esprit.
Egoïstement, je me suis dit que, pour le moment, je n’avais pas trop à en supporter les conséquences et que ce qui se passe dans ces pays ne me concerne que de loin. Mais il en va autrement pour ce qui est de rive sud de la Méditerranée, puisque j’y vis et que nos échanges économiques et culturels influent toujours plus sur l’état de nos sociétés.
Et dans ces pays-là, je sais qu’on n’en prend pas vraiment le chemin, car même si on peut s’y procurer assez aisément un exemplaire de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) je n’y ai jamais trouvé en librairie et encore moins à proximité d’un lieu de culte, les textes de Thomas d’Aquin ou d’Origène, les sermons de carême de Lacordaire, ou « Le chemin de la perfection » de Sainte Thérèse d’Avila, pas plus que le texte des controverses entre Raymond Lulle avec de grands ulémas d’Afrique du Nord qui passionnaient les bons esprits, à Bougie ou à Tunis, à la fin du XIIIème siècle. Je n’y ai pas vu davantage de biographie du Pauvre d’Assise qui, ainsi qu’on me l’a parfois affirmé, est un personnage honoré en islam. Et pour s’en tenir à l’aspect plus rationaliste des religions, sujet qui m’intéresse davantage, pas de « Vie de Jésus » ou de « Légendes patriarcales » de Renan, pas plus que de l’indispensable « Histoire des croyances et des idées religieuses » en trois volumes, de Mircéa Eliade.
Bien sûr, on me dira que dans ces pays, il n’y a pas la demande et que la population a d’autres chats à fouetter. Bien vu. Mais quand même. Pourquoi pas même un ou deux petits livres, juste pour montrer à l’autre qu’il existe...
Alors, en traversant les champs de lavande, je me disais aussi que, par les temps qui courent, avec le bruit des armes qui cognent partout, avec le sang des innocents qui se répand chaque jour un peu plus, mais avec aussi le sang des autres même s’ils sont coupables (car il ne sert à rien de s’être battu pour l’abolition de la peine de mort chez nous et d’accepter maintenant, en silence, que la mort devienne un moyen d’expression ordinaire pour d’autres), avec les mots de haine et de mépris qui font notre quotidien, avec la volonté de toujours vouloir rabaisser l’autre en se croyant porteur d’un message supérieur, le monde aurait grand besoin que ce genre de largesse d’esprit s’universalise davantage. Mais ça ne paraît pas être à l’ordre du jour.
Que l’éducation tienne compte enfin de la diversité humaine. Chez nous, bien sûr. Nous en aurons toujours besoin. Mais aussi d’un bout à l’autre de la terre.
On lutte à juste titre pour la sauvegarde de la biodiversité dans la forêt, dans la mer et dans nos campagnes, on dépense des sommes colossales pour sauver des grenouilles ou un insecte menacé et c’est très bien, mais le monde respecte-t-il partout et tout autant, comme il le doit, la biodiversité culturelle qui fait la richesse des hommes ? Pas pour la mettre derrière des sous-verre à la façon des entomologistes et venir la photographier en se proclamant « équitable » à ses propres yeux, mais pour la laisser s’exprimer librement et lui permettre de se confronter à la vie, c’est à dire à un environnement qui, quoiqu’on veuille, est en train de se mondialiser. Qu’en sera-t-il bientôt de l’humanisme s’il n’a de réelle valeur que dans certains pays ?
Ah ! J’oubliais de le dire : c’est d’Aiguebelle qu’étaient originaires la plupart des moines de Tiberine...