Alors, la guerre ? Retour sur « Civil War » au cinoche

par Vincent Delaury
lundi 22 avril 2024

Dans un futur proche, où l’Amérique du Nord est au bord de l’effondrement, des journalistes embarqués, un tandem aguerri, que forment Lee et Joel, rejoint bientôt par une jeune apprentie photographe, Jessie, et un vénérable confrère du New York Times, Sammy, courent pour raconter la plus grande histoire de leur vie : la fin de l’Amérique telle que nous la connaissons. Alex Garland, son réalisateur, à travers sa Civil War explosive, a imaginé la situation qu’un pays puisse être ravagé par un conflit violent sans s’y être préparé, son intention étant de focusser sur les conséquences humaines de la guerre, en croisant individualisation de la société et volonté de survivre. « On parle souvent de dommages collatéraux en temps de guerre, note le cinéaste, lors de combats, des civils sont inévitablement tués. Les militaires utilisent souvent ces termes de manière factuelle, alors que le sentiment qui en ressort est celui d’une terrible sauvagerie. »

Civil War, qui a connu tout dernièrement un démarrage en trombe au box-office américain, est actuellement en salles dans l’Hexagone. C’est un long-métrage spectaculaire mêlant thriller, film de guerre, photoreportage et fiction d’horreur, signé Alex Garland, romancier (La Plage, 1996), réalisateur inspiré d’Ex-Machina (2014) et scénariste pour Danny Boyle de l’enragé 28 jours plus tard, 2002, avec, à l’écran, le retour de Kirsten Dunst au premier plan, même s’il n’y a pas si longtemps, en 2022, cette actrice remarquable (41 ans), qui aime se faire rare à l’écran, avait été nommée aux Oscars pour The Power of the Dog de Jane Campion.

Guerre intestine dans des États-Désunis

Cailee Spaeny et Kirsten Dunst dans « Civil War »

Efficace Civil War, ou de la puissance du cinéma à embrasser le champ du réel, à peine dystopique, en sachant tous les remous actuels que l’on connaît à travers le monde. On pourra ainsi saluer la forte réactivité de Hollywood à l'actualité politique. Alors, Apocalypse Now ? L’affiche promotionnelle s’inspire fortement, en tout cas, c'est le moins qu'on puisse dire, de celle du Coppola, film de guerre métaphysique (Palme d’or 1979). Mais, cette fois-ci, l’ennemi n’est pas à l’étranger, comme par exemple au Vietnam ou en Afghanistan, il est intérieur, via une guerre civile aux contours nébuleux.

Avec, partout sur son territoire, à l’état de désolation par endroits, comme « hors du monde », pouvant rappeler La Guerre des mondes version Spielberg (2005), des milices progouvernementales crapoteuses, garnies de rednecks inquiétants, et des factions, bien déterminées à éjecter le président, fascisant sur les bords (claquemuré dans son Bureau ovale, il est indiqué qu’il a démantelé le FBI, lors de son troisième mandat, qu’il fait tirer sur la foule de ses opposants et exécuter des journalistes) : c’est, à l’image, le total boxon (on nous apprend que de nombreux États sont sortis de l’Union, dont le Texas et la Californie), le réalisateur, façon reportage de guerre avec caméra tremblée, nous plongeant in media res (au milieu de l’action), dans le feu (nourri) des échauffourées, accompagné d’une poignée d’infos, aux forces contraires, provenant de sources diverses, distribuées au compte-gouttes, tels ces propos entendus (au fait, le meilleur du film est quasi entièrement dans sa bande-annonce, mais chut !), « 19 États ont fait sécession, l’armée américaine intensifie ses actions, la Maison-Blanche met en garde les Forces de l’Ouest et l’Alliance de Floride. Le président, qui entame son 3e mandat, assure que le soulèvement sera rapidement maîtrisé », « Mes chers compatriotes américains, les soi-disant Forces de l’Ouest du Texas et de la Californie ont subi une défaite très importante face aux forces de l’armée des États-Unis  », « Dans la capitale, ils tirent à vue sur les journalistes  » et autres « Une seule nation sous l’autorité de Dieu. Indivisible, avec la liberté et la justice pour tous. Que Dieu bénisse l’Amérique. » Amen ?! 

Lunettes rouges pour bain de sang : Jesse Plemons est un milicien nationaliste dans « Civil War »

Bref, pour faire simple, les États-Unis sont déchirés, la politique irresponsable de Washington y ayant fortement contribué, ces États-Désunis voient donc la violence se retourner contre eux-mêmes. Dans le chaos ambiant, annonçant une possible fin de l’empire américain, proche de l’apocalypse, des séparatistes (dont, nous dit-on, des rebelles « néo-communistes de Portland »), farouchement opposés au pouvoir fédéral en place vacillant, marchent vers Washington pendant que des groupes paramilitaires, aux objectifs vaseux, balisent le terrain ; nul doute que la séquence de dix minutes où l’on voit un milicien roux raciste aux lunettes de soleil rouges – campé magistralement par Jesse Plemons, compagnon à la ville de Kirsten Dunst, dans une apparition courte mais marquante ! - tenant en joue des individus effrayés, au bord d’une fosse commune, en train de leur lancer « Quel genre d’Américains êtes-vous ? », est le climax émotionnel du film ; de toute évidence, ce salopard, facilement lisible, est à associer à une idéologie blanche et raciste partisane d’une droite identitaire. La scène fait froid dans le dos, elle est excellente, ainsi que le pétage de plombs qui s’ensuit, pour décompresser, de la part de Joel (Wagner Moura).

Le reporter Joel (Wagner Moura) en crise devant des soldats indifférents, juste de passage : « Civil War », 2024

Toutefois, dans cette politique-fiction, virant au cauchemar politique, on n’en saura pas beaucoup plus. D’une part, on a bien du mal à saisir vraiment qui combat contre qui et pourquoi - dans quel camp par exemple sont clairement Républicains et Démocrates ? Il s’agit d’un conflit armé fratricide aux origines floues : les combattants, pour un certain nombre, ayant même visiblement oublié, dans la mélasse, le motif initial de leur querelle et pourquoi ils cherchent à se flinguer, à l’image du soldat dur à cuire qui désigne un sniper, gardant un bout de route dans un décorum de Noël en plein été, dans sa ligne de mire : « C’est un type qui tire. Il veut nous buter, on veut le buter. » Et, d’autre part, Civil War n’est pas un documentaire mais une fiction se voulant à portée universelle : Alex Garland, plutôt que de se montrer artiste engagé (certes il nous montre que la guerre c’est sale, bruyant et sauvage, mais il se garde bien de prendre parti quant aux divisions idéologiques actuelles de son pays, ballotté entre trumpisme, question raciale, fondamentalisme religieux), préférant opter, c'est bien plus confortable, pour la neutralité, classiquement revendiquée, de ses journalistes fictifs. Ce cinéaste britannico-américain a précisé, lors de la gestation du maouss projet (en mai 2022, pour le Daily Telegraph), qu’il s’agit, pour ce film, au budget tout de même confortable (60 millions de dollars, ce qui en fait jusqu’à présent l’objet le plus cher fabriqué par le studio indépendant A24), se déroulant « à un moment indéterminé dans le futur », d’une « allégorie de science-fiction à notre situation difficile actuellement polarisée. »

Kirsten Dunst dans « Civil War », 2024, un film d’Alex Garland

Quant à son actrice principale, Kirsten Dunst, elle ajoutait récemment dans la brochure gratuite distribuée par les cinémas Mk2, Trois Couleurs n°205 (mars-avril 2024, p. 40), « À mes yeux, c’est une version fictionnalisée de l’Amérique. Et puis ça ne montre pas qui sont les méchants et qui sont les gentils. Ça laisse l’interprétation aux spectateurs, ce que je trouve très intéressant. Le véritable sujet, ce sont les journalistes que l’on suit. Aujourd’hui, il y a des divisions partout à travers le monde. Le fait qu’Alex choisisse de placer cette guerre civile aux États-Unis est effrayante. Je ne crois pas que ça pourrait arriver si facilement. Ce qui est sûr, c’est que c’est particulièrement terrifiant à imaginer...  » Pour autant, il faut savoir qu’en 2022 le journal The Economist affirmait, sondage à l’appui, que 40% des Américains estimaient probable qu’une deuxième guerre de Sécession, la première remontant à 1861, se déclenche dans la décennie à venir.

Photo-souvenir ou document d’Histoire ? Plus dure sera la chute d’un président ripou des States, final de « Civil War », 2024, par Alex Garland

Que voit-on dans ce road-movie Civil War ? Un pays en déshérence traversé le long de sa côte Est, de la Grosse Pomme à Washington, avec un côté La Route (2009) de John Hillcoat, d'après feu Cormac McCarthy (1933-2023), au sein d’un road trip circulant dans ce qui s’apparente bientôt à un vaste piège en eaux troubles, façon sécession de rattrapage, sur fond de guerre civile (l'utilisation de frappes aériennes par les forces armées gouvernementales sur les citoyens), d’individualisme forcené, de vente légale d'armes domestiques létales - les États-Unis sont historiquement un territoire bâti sur la violence (cf. le génocide amérindien, et A History of violence, 2005, de David Cronenberg) -, ainsi que du retour des fantômes nationalistes réactivés du racisme larvé aux States ; allusion, en loucedé, au suprémacisme blanc décomplexé, sous influence, entre autres, Trump.

Une zone de guerre civile urbaine sous haute tension : « Civil War », 2024, avec Cailee Spaeny (Jessie Cullen) et Kirsten Dunst (Lee Smith)

Bien sûr, y est fortement présent en creux, telle une image rémanente, l'assaut abracadabrantesque, et déjà en real life mais à la manière surréaliste d’un film de genre à l’américaine, façon John Carpenter (New York 1997, Prince des Ténèbres, Invasion Los Angeles), du Capitole des États-Unis, le 6 janvier 2021, par des partisans zélés, comme gonflés à bloc, de Donald Trump. Pour autant, vous n’y verrez pas l’ahurissant QAnon Shaman à la coiffe de bison qui, en connaissant son quart d’heure warholien de célébrité mondiale, avait cru pouvoir prendre le Capitole, il est tout de même bon de préciser que le scénario catastrophe de ce film, dont la lecture avait même réussi à perturber Wagner Moura/Joel (« Ces images, qu’on a l’habitude de voir à la télé et qui se déroulent généralement dans des pays lointains, avaient lieu ici aux États-Unis, c’était fou et effrayant  »), a été écrit avant l’assaut du capitole par les partisans de Trump en janvier 2021, soulèvement populaire borderline, pas loin d'être clownesque (immense happening insurrectionnel hors limites), qui, doit-on le rappeler, avait quand même fait hélas cinq morts.

Scoop pour autant : à Washington, cela se concrétise aux deux tiers de Civil War, le film prenant son temps à squatter des terrains vagues, la sacro-sainte Maison-Blanche, à l’architecture néoclassique qui pourtant en impose, est en passe, mazette, de brûler ! Étant assiégée, elle tremble sur ses bases, colonnades et longs couloirs, des chars d’assaut la cernent de toutes parts, sans oublier tout ce qui se trame à proximité, avec hélicos, armes lourdes et fantassins exaltés cherchant à s’en sortir en échappant au feu nourri des mitrailleuses, ça ressemble par moments à un jeu vidéo avançant par paliers ; il faut savoir que le cinéaste a pris comme conseiller militaire l’ex Navy Seal Ray Mendoza qui, de son côté, a embauché, comme cascadeurs, d’anciens collègues de son unité d’élite. C'est grave le foutoir, ici, et fichtrement réaliste. On pense encore une fois à John Carpenter, mais cette fois-ci pour Assaut (1976), un film en huis clos tendu comme un arc, sans oublier son modèle d'origine, le cultissime Rio Bravo (1959), western griffé Howard Hawks, avec sa petite prison de fortune assiégée par des tueurs crapoteux armés jusqu'aux dents.

« Full Metal Jacket » (1987, Stanley Kubrick)

Puis, avant de regagner l'objectif numéro un qu'est Washington DC, centre de toutes les attentions et de tous les espoirs (lieu de pouvoir à renverser), un certain 4-Juillet soit dit en passant, la patrouille de journalistes, quatuor brassant trois générations (il n'est pas interdit d'y voir un récit initiatique, avec passage de flambeau, le cheminement intérieur des personnages étant couplé à leur périple géographique), croise, façon commando, de sporadiques guérillas intestines dans des ruines urbaines, avec certaines zones littéralement à l'abandon (la mort y a fait son inexorable travail), ces combats « de rue », disséminés le long d'un périple des plus mouvementés, parfois tout de même soulagé par une poignée de bulles poétiques, comme hors du temps et par-delà le fracas des armes, n'étant pas sans rappeler le visionnaire Full Metal Jacket (1987), auscultant cliniquement les guerres modernes, du génial Stanley Kubrick, sans tout de même déployer à l'écran la même maestria visuelle.

Kubrick est d’ailleurs une grosse référence pour Garland, notamment ses Sentiers de la gloire (1957, film de guerre aux idées pacifistes qui nous plongeait cash dans la boue des tranchées françaises pendant la der des ders) : « Les films de guerre ont souvent tendance à glorifier la violence. Beaucoup de films dits anti-guerre ne le sont pas vraiment, ils mettent l’accent sur la camaraderie et la bravoure. Le courage et la tragédie aussi d’une certaine façon sont par nature liés au romanesque. Sans le vouloir, ils s'apparentent plus à des films romantiques. J’ai décidé d’utiliser une approche naturaliste pour faire ce film. On ne voit pas de grandes giclées de sang lorsque quelqu’un se fait tirer dessus, la personne s’effondre simplement. (…) Mon film est d’ailleurs probablement plus proche du documentaire que de la fiction. C’était une façon pour moi de rendre la violence encore plus brutale.  » Soit dit en passant, dans Full Metal Jacket (axé quant à lui sur la guerre du Vietnam), il y a aussi, lorsque des soldats ricains tombent sous les tirs ennemis, de grandes giclées de sang au ralenti, qu’avait d’ailleurs critiquées Jean-Luc Godard, lors de la sortie du film, en disant que le cinéaste américain cédait lui aussi, malgré sa fortune critique, à une certaine esthétisation de la violence guerrière, autrement dit donner à voir la guerre comme spectacle ; la guerre est, on le sait, fort cinégénique. Comme quoi...

Le choc des photos pour dire le poids des maux

Quant aux médias, ils sont ici, comme les combattants, au taquet afin d'avoir, pulsion scopique oblige (on peut faire bien entendu, ça coule de source, un parallèle entre l'objectif de l'appareil photographique et le viseur de l'arme à feu, le terme commun « shooter », pour désigner les deux pratiques que sont tirer et photographier, étant suffisamment parlant), leur but suprême étant de décrocher la primeur de la news - obtenir une ultime interview avec un président aux abois avant sa reddition - qui fera exploser l'audimat cathodique. Ces photographes et filmeurs labellisés « Press » (c’est inscrit sur leurs vêtements, casque ou bagnole), définitivement pressés - être là au bon endroit, dans un monde implosant littéralement sous leurs yeux, pour « capturer » de l'historique -, sont sur le coup, auprès des militaires (? La confusion règne), rêvant du choc des photos, bien avant le poids des mots. Le chaos, démultiplié par la puissance médiatique et la toile vertigineuse des réseaux sociaux, citoyens tous journalistes !, prospère. En France, gorgée elle aussi de chaînes d'info continue voyeuristes et vampiriques et d'antagonismes politiques extrêmes, visiblement irréconciliables, est-on mieux loti ? Pas sûr. On s'américanise à grands pas. Les empires occidentaux, autrefois si puissants et ayant valeurs de modèles universels, faisant l’objet de phénomènes nouveaux (division et désinformation, hyper-individualité et sur-polarisation des opinions, etc.), s'effondrent-ils ? Vaste débat ! Affaire à suivre... Constat en tout cas, des plus sombres, du metteur en scène de Civil War : « La guerre civile moderne n’a rien à voir avec ce qu’on a pu voir précédemment. De nos jours, il s’agit d’un effondrement dans tous les domaines. Le véritable risque c’est la désintégration.  »

« La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde », disait Godard, avant l’ère des fake news et deep fakes (fausses images bluffantes). Ici, Kirsten Dunst et Wagner Moura, en photoreporters chevronnés, dans « Civil War »

C’est manifestement l’œil du journaliste qu’Alex Garland met en avant dans Civil War, celui-ci étant moins un film de guerre (civile) qu’un long-métrage sur la couverture médiatique des conflits, se doublant d’un hommage, quelque peu appuyé, au métier de grand reporter : ces journalistes professionnels, ici largement héroïsés – bizarrement, on botte étonnamment en touche, dans ce film mainstream, le journalisme citoyen comme s’il n’existait pas ou comme si le moindre quidam, en étant doté d’un téléphone portable, n’était pas en mesure de témoigner également, lui aussi, authentiquement, d’un événement, dommage -, ont pour tâche tout à fait louable d’informer leurs contemporains tout en témoignant pour leurs descendants.

De plus, toujours au rayon Photo, croisant document et art : réflexion, au passage, dans Civil War, sur la photographie de presse, Alex Garland étant lui-même le fils d’un dessinateur de presse anglais ; son personnage Jessie Cullen porte d'ailleurs le nom d’un photographe de guerre qu’il admire beaucoup, Don McCullen. Jusqu'où peut-on (aller) photographier ? La captation visuelle, au-delà de l'esthétique et du devoir de mémoire (chercher le cliché qui fera date), est aussi affaire de morale, histoire de paraphraser Godard. Quant à la personne du photographe, homme ou femme : au fait, juste témoin objectif de l'Histoire, s'interdisant l'affect y compris devant l'horreur, afin d'être un max efficace, ou bien partie prenante de celle-ci en train de s'écrire ? Une photographie peut-elle arrêter une guerre ? Le rôle du journaliste est-il de dénoncer, de participer ou de témoigner, et ce à quel prix ? Lorsqu’un homme se fait tirer dessus, faut-il, en étant reporter chargé de couvrir un conflit, le secourir illico ou l’immortaliser en le photographiant pour dire l’horreur de la guerre ? Interrogeant aussi la fabrique des images qu’est la machine cinéma, à côté du médium photo, Garland nous donne 1h49, la durée de son film, pour répondre. Exemples bienvenus, à l’instar du photographe Nick Ut qui avait pris en 1972 en photo - faute morale ou devoir de mémoire ? - la fillette (Kim Phuc) nue, atrocement brûlée par le napalm, disant tout de l’enfer de la guerre du Vietnam. 

Toujours la flamme de la Liberté ? « Civil War », un blockbuster d’anticipation, pas assez glaçant, signé Alex Garland

Civil War ? Film pas mal, suscitant de bonnes pistes réflexives (cinéma = art sociétal par excellence), s'étirant certes un peu trop par moments. Toutefois, quelques atouts de taille : une indéniable ambition cinématographique, ne manquant pas de souffle, comme si l'humaniste Ken Loach, un brin nerveux et rock (via une bande-son souvent en contrepoint de l’image, tendance Tarantino), s'infiltrait dans une production hollywoodienne mainstream, on y trouve un parfum vériste qui fait sa force, même si l'on sait bien que tout est faux ! ; la jeune femme du film, Jessie Cullen, qui fait très ado (silhouette de femme en modèle réduit, l'actrice et chanteuse Cailee Spaeny vue auparavant dans le soporifique Priscilla, qui lui a tout de même permis d’obtenir le Prix d’interprétation à Venise en 2023), y joue remarquablement bien, elle est la touche Émotion du film, s'avérant particulièrement touchante, avec sa bouille aux joues encore rondes de femme-enfant, elle a le regard des premiers matins du monde, candeur de l'adolescence têtue – c’est une tête brûlée - pleine de rêves biggers than life et de maladresses voulant bouffer la vie, lui manque juste l'expérience sur le terrain qu'elle va finir par avoir, même si, mais pas de spoiler  !, au péril de sa vie, lignes de front et de crête finissant par converger ; bel hommage, sans être trop appuyé, à la New-yorkaise Lee Miller (1907-1977), mythique photographe des années 1940 reconnue comme étant l’une des toutes premières à avoir photographié Buchenwald et Dachau à la Libération, fameuse photoreporter de guerre et également, de par sa grande beauté physique, égérie du surréalisme ; puis, last but not least, des retrouvailles bienvenues avec la trop rare Kirsten Dunst, portant, comme par hasard, le prénom de Lee, excellente actrice - il faut la voir, à un moment donné, regarder longtemps, en levant la tête, des buildings (les bureaux d’une start-up quantique ?), mais que fait-elle bon sang ? Elle cherche un cadre idéal pour shooter  ? Elle guette un scoop qui serait dans l'air, tombant bientôt du ciel ? Ou plutôt, cette actrice de métier, mais vieillissante, réfléchit-elle, carrément au sein de l'image, sur un mode extra-diégétique et avec le recul suffisant, sur sa filmographie et sa propre trajectoire dans l'industrie du cinéma ? Mystère, on n'en saura rien. Mais on la regarde et on regarde ce qu'elle regarde, parce qu'elle est présence à l'écran, elle habite le plan, participant pleinement de sa construction architectonique, sans en faire de trop, ce qu'on appelle le charisme, quoi.

Préférer au fusil la fleur

« Chaque fois que j’ai survécu à une zone de guerre, j’ai cru que ça servirait de mise en garde chez nous », se désole Kirsten/Lee. Avec ce Civil War faisant, un peu naïvement, l’éloge du photojournalisme en véhiculant la figure héroïque du reporter de guerre romantique, difficile devant d'ailleurs de ne pas penser à Profession : Reporter (Antonioni, 1975), L’Année de tous les dangers (1982, Peter Weir), Under Fire (Roger Spottiswoode, 1983), La Déchirure (Roland Joffé, 1984), Salvador (Oliver Stone, 1986) et autres Sympathie pour le diable (Guillaume de Fontenay, 2019), son actrice principale soulignait récemment, toujours dans Trois Couleurs n°205 (mars-avril 2024, p. 40), à propos de son rôle de femme fatiguée, désabusée et mélancolique, usée par les conflits mondiaux qu’elle a couverts au fil du temps lui ayant fait voir l’horreur humaine (Irak, Haïti), ceci : « Cette dépression, je l’ai ressentie chez mon personnage de Melancholia, mais pas tellement dans ce nouveau film. Pour moi, c’est plutôt que Lee [son personnage] est détruite par tout ce qu’elle a vu. Quand on a été témoin de tant de guerres et d’horreurs… Je ne pense pas que ce soit le genre de personne qui se préoccupe de faire un bon repas ou d’aller au ciné, de faire du shopping ou de sortir avec ses amis. Je crois que sa vision de la vie… Tout a été comme décapé, dévitalisé à ses yeux. Quand elle rencontre Jessie, le personnage joué par Cailee, Lee commence à reprendre vie. Pour moi, Lee se reconnaît en Jessie [la jeune photographe]. Elles ont la même soif, la même attirance pour quelque chose de terriblement destructeur émotionnellement, personnellement, à l’échelle de toute leur vie. Lee ressent le besoin de protéger la jeune femme et de lui passer le flambeau. Selon moi, c’est un peu comme si elle avait reconnu son âme sœur d’une vie passée.  » Oui. Et si ces deux héroïnes, âmes sœurs au profil « mère/fille », portaient toutes deux, à l’avenir, car la femme est le futur de l’homme, le flambeau de la Statue de la Liberté, croisée - entr’aperçue plutôt - dans le film et davantage sur l'une de ses affiches, comme source d’espérance ? Néanmoins, attention, il se pourrait bien, à l'arrivée, qu’une seule puisse y parvenir - final lacrymal hollywoodien oblige.

Kirsten Dunst est Lee Smith, une reporter de guerre, non va-t-en-guerre, dans « Civil War » (2024, Alex Garland)

Puis, à propos de sa carrière, l’actrice poursuit, dans le support sus-cité (p. 41) : « (…) plus vous vieillissez, spécialement pour les femmes, plus ça devient une partie d’échecs vous devez être vraiment certaine de vos choix, et ne faire que ce qui a le plus de sens pour vous. En tout cas, c’est ce que je fais, moi. Surtout maintenant que j’ai des enfants, je me demande à chaque fois si ça vaut le coup de les laisser le temps d’un tournage, ou qu’ils m’accompagnent alors que je serais en train de travailler dur, que je serais très occupée. C’est pour cette raison que j’ai l’impression de choisir encore moins de films qu’avant, car j’ai des enfants. »

Enfin, et ce en guise de clin d’œil amusé, car Civil War reste globalement très noir : Dieu sait si cette ancienne Marie-Antoinette du septième art qu’est Kirsten Dunst s'y connaît en matière de fin du monde ; elle pourrait presque à elle toute seule inventer un genre : LE film de la fin, avec femmes dépressives à l’écran. Cf. le Sofia Coppola versaillais de 2006, mâtinant, en bulle ouatée sexy et chantillesque, tête de reine honnie tranchée (hors cadre) et macarons Ladurée pop, sans oublier également en commun leur vaporeux Virgin Suicides (2000), avec jeunes femmes blondes éthérées belles à mourir là-dedans !, et le poisseux et sombre Melancholia (2011), chef-d’œuvre dépressif signé Lars von Trier, puissant soleil noir filmique restant bien en tête, stase malaisante hallucinogène obsédante même des années après l’avoir vue, se posant là, devant notre rétine, comme une bonne grosse migraine, un poil psychédélique, pour nuit blanche. Au secours, sortez-moi de ce cauchemar, mariage froufroutant compris !

« La jeune fille à la fleur » (1967), cliché célébrissime du Français Marc Riboud (1923-2016)

Emballé, c'est pesé : du 4 sur 5 pour moi (©photos V. D.), il y a suffisamment de film d'auteur distillé dans ce blockbuster pyrotechnique qu'est Civil War, en gros un « blockbuster pour adultes », pour le distinguer. Et puis, il n’est pas impossible d’aimer un film pour d’infimes détails, comme ce formidable passage, aux allures de temps suspendu, montrant Lee (Dunst), qui commence alors à ne plus vouloir retourner au front car elle ne veut plus faire partie de la guerre en cours (peut-être en fait a-t-elle en mémoire la phrase de la jeune femme lectrice, carrément à l’Ouest, croisée précédemment dans une ville sous cloche en partie désertée, disant « Nous, ce qu’on veut, c’est rester à l’écart, avec tout ce qu’on voit aux infos, c’est ce qu’il y a de mieux à faire »), simplement allongée au sol, au ras de l’herbe en plein milieu d’un affrontement, ses yeux « photographiques » préférant fixer de jeunes pousses - l’objectif de la caméra fait alors finement le point sur ces modestes petites fleurs sauvages naissantes. Question cliché, non pas au sens de poncif mais d’image photographique légendaire, certes on peut penser à la photographie évanescente du floral Virgin Suicides. Mais, à ce moment-là, j’ai davantage eu en souvenir la puissante Jeune fille à la fleur (1967) de Marc Riboud (1923-2016), cliché culte, estampillé « Flower Power », mouvance hippie des sixties prônant la non-violence, photo prise justement, pendant une manifestation à Washington, contre l'intervention américaine au Vietnam, qui montre frontalement une jeune manifestante de 17 ans, Jan Rose Kasmir, s’approcher, la fleur au(x) fusil(s), de soldats équipés de fusils à baïonnette : son arme à elle, inoffensive, étant une fleur. Oui, plutôt que de plastronner la froideur des armes nourrissant le jeu de massacre de la folie guerrière, il est bon de se rappeler, surtout en cette période pour le moins tendue que nous connaissons, la poésie d’une fleur comme flux vital de l'espérance. Là, l’humaniste Alex Garland, avec ce petit rien des plus délicats, vient nous toucher en plein cœur. 

Civil War (États-Unis, Royaume-Uni, durée : 1h49), réalisation et scénario : Alex Garland. Image : Rob Hardy, montage : Jake Roberts. Avec Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura, Stephen McKinley Henderson, Nick Offerman et Jesse Plemons. Production : DNA Films, IPR.VC. Distribution : Metropolitan Film export. En salle depuis le 17 avril 2024.


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