Technophilies

par Nicolas Cavaliere
lundi 30 janvier 2023

Un petit condensé des grandes réussites humaines.

Je ne connais personne qui ne soit pas technophile. Moi compris, alors que je fais semblant du contraire. Il suffit de regarder autour de soi pour en avoir quelques exemples : on se sert d’une machette pour faire tomber des bananes d’un arbre, d’une hache pour abattre cet arbre, d’une reille, d’une charrue, d’une moissonneuse-batteuse pour cultiver les sols nus après l’abattage des arbres, d’une aiguille pour coudre un vêtement, d’un tournevis pour assembler un meuble, d’une scie pour découper les planches de bois qui permettront de constituer ce meuble, d’un couteau pour découper la viande crue ou cuite, d’une canne pour ferrer le poisson, d’une éponge pour nettoyer la vaisselle, d’une grue pour monter un bâtiment, d’une télévision pour avaler les dernières mauvaises nouvelles, d’Internet pour les propager avant la télévision. Certains prennent même un véhicule à moteur pour parcourir une moitié de kilomètre qu’ils auraient très bien pu faire à pieds. Il faut que je finisse par le reconnaître, je fais partie d’un groupe très malin.

Parce qu’en fait, sans tout ça, l’être humain il est complètement nu et nul. Certainement l’espèce la plus lamentable de toute la planète, juste bonne à blablater et à écrire des articles pour se plaindre de son sort, en tout cas les échafauder, parce que sans plume ou sans clavier, c’est lettre morte, ou plutôt vivante mais pas longtemps, à moins de quelques bonnes mémoires. Sans tout ça, c’est la grotte comme seul abri, les moustiques qui le boivent, les dinosaures qui le traquent, les fauves qui le dévorent. Le mal dans l’eau qui le fait s’éteindre rapidement et les femmes qui mettent bas en risquant leur peau sans être certaines que leur progéniture va vivre.

À mains nues, l’animal humain est un bon à rien. Sa faculté de conceptualiser par le dessin ou le langage, de mobiliser les forces de la nature pour les tourner à son avantage, voilà ce qui l’élève. Que de découvertes et d’inventions pour se faciliter la vie et la reproduction ! Mais voilà que nous sommes passés à un autre stade de notre amour pour les outils. Cela ne consiste plus seulement à nous défaire des calamités et des maladies causés par l’environnement hostile, mais également des torts causés par l’espèce à l’espèce elle-même. L’épée, l’arme à feu, la grenade, le char d’assaut, la bombe A ou H, voilà de beaux moyens de se débarrasser de pair(e)s récalcitrants ou gênants, de celles ou de ceux qu’on estime de trop, pour une passion ou une autre.

Après l'Holocauste, Hiroshima et Nagasaki, il a fallu rendre confiance au bon peuple dans le modèle plurimillénaire de l’avancement du genre humain par le développement des outils, celui qui a assuré la croissance du cheptel puis celle du capital. Les facultés créatrices de la technologie ont été mobilisées pour distraire le quidam des angoisses laissées par les épreuves de 14-18 et de 39-45. L’amour des outils en est revenu blindé. Les derniers nés adorent leurs écrans, leurs jouets et leurs consoles plus que leurs parents, et une fois grands, l’inclination est pérenne. L’autre devient un outil de plaisir ou de révulsion qu’on amadoue avec des contrats de mariage ou de travail. Tout ça est devenu un jeu d’enfant.

En être à un point où tout ça pourrait tourner tout seul et entendre encore et toujours que le chômage est trop élevé et l’âge de la retraite trop bas alors qu’on pourrait se passer de travailler en dehors de la construction et de l’entretien des machines, obliger les gens à prendre des emplois précaires et à se torturer le crâne pour s’assurer le train de vie le plus minimal, c’est vraiment trop con. La libre entreprise, bien sûr, mais détachée des contraintes de la survie, elle serait bien plus agréable ! À quoi bon tout cet enrichissement matériel et intellectuel s’il ne permet pas le repos de l’âme et l’exercice décontracté du corps ?

Pour détourner un peu l’esprit de ce qu’il pourrait accomplir avec ce dont il dispose, on lui parle d’amour et de tolérance, on l’assomme avec ces thématiques obsolètes de la libération des corps et de la sexualité. On a tellement dit aux gens qu’il fallait d’abord s’aimer soi-même pour aimer les autres qu’ils font tout ce qu’ils peuvent pour s’améliorer extérieurement, quitte à se changer totalement. Et ils le font comment ? Pas seuls avec leurs mains bien sûr ! La technologie est la condition même de la culture transgenre. Sans les outils de la chirurgie, tu en restes avec ton pénis ou ton vagin d’origine, n’est-ce pas malheureux ? Tous ces mondes qui s’ouvrent à toi, il serait dommage de ne pas les visiter. Ne te prive pas d’une seule expérience. Passe sur le billard. Participe à l’enrichissement collectif. Mais par contre, n’oublie pas qu’avec ton nouvel organe, le seul moyen de te reproduire, ce sera in vitro. Quitter la grotte pour le bloc, voilà ton destin.

Il m’est arrivé d’écrire que j’étais pour la décroissance, sauf pour les sentiments. Sur certains aspects, les mouvements woke ou LGBTI+ sont honorables. Ils défendent une société sentimentale et des valeurs de bienveillance, d’entraide et de solidarité. Mais ils le font en occultant le rôle qu’ils accordent aux dernières technologies tout en feignant du mépris pour les anciennes, qui sont pourtant nécessaires à leur existence même. Dans les « -philies » sexuelles, on trouve la nécrophilie et la zoophilie. Pour invalider les sexualités organiques et les structures qui les étouffent, la jeunesse vient sans le savoir de redéfinir le terme de technophilie. La réification a été poussée à son ultime forme : soi comme objet de transformation. Soi et l’autre comme outils de désir, comme outils du désir. Il faut une grande abondance de biens autour de soi pour pouvoir penser et vouloir vivre en primitifs. Bien heureusement, ce projet est voué à l’échec. Heureusement, il y a toujours trop de pauvres.

La vieille dualité entre les apparences et l’essence a toujours cours. Elle a permis le progrès des connaissances. Elle a fondé et fonde encore un bon nombre de revendications politiques. Mais elle a toujours été doublée, comme un manteau, d’une autre dualité : celle entre l’âme et le corps. Tant que l’âme pensera que son salut dans la sphère publique passe par une présentation normée de son corps, de son adéquation à un projet d’unité ou de diversité, à la réalisation d’une fiction imposée du dehors, elle sombrera. La machine ne nous aidera pas à dépasser nos contradictions du dedans en nous modifiant au dehors. C’est seulement en limitant les médiations et en tissant des contrepoints, par une harmonie sans rupture, que l’angoisse transversale du froid s’estompera. Rappelons-nous comment nous avons produit du feu pour la première fois : à la main, en frottant régulièrement deux bouts de bois qui traînaient par terre. Jamais nous n’avons été plus heureux que bruts.


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