« Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive »

par Rosa Llorens
jeudi 10 octobre 2024

Ce vers de la tragédie de Racine Esther (1689) est d’une actualité brûlante ; il conviendrait donc de jeter un coup d’œil à sa source, le Livre d’Esther, qui, s’il n’a aucune valeur historique, peut nous dire beaucoup de choses sur l’état d’esprit des Juifs qui se nourrissent, quotidiennement ou hebdomadairement, de la Bible.

On sait (ou on devrait savoir) que les livres pseudo-historiques de la Bible sont des reconstructions de pure propagande ; ils témoignent surtout d’un ethnocentrisme effarant, mais qui continue à formater notre vision du Proche et Moyen-Orient : alors que, pendant la période de leur rédaction, les tribus juives ne jouent aucun rôle actif dans cette histoire, et que la plupart des historiens de l’époque les ignorent, les rédacteurs de la Bible ont persuadé les pays chrétiens, pendant maintenant près de deux millénaires, que les Juifs étaient au centre, et que les peuples prestigieux qui les entourent n’existaient qu’en fonction d’eux, et de leur hostilité ou bienveillance à leur égard.

 Aman, le « méchant » de l’histoire d’Esther, est issu des Amalécites, peuple qui vivait entre Egypte et Jordanie ; ils sont traités sur Google avec un parti-pris impudent : toutes les références données adoptent le point de vue de la Bible. 

On lit ainsi dans Wikipédia : « Selon la Bible [cet effort d’objectivité, « selon », sera vite oublié], ils furent toujours acharnés contre les Hébreux, qui à leur tour [« à leur tour » : ce n’est qu’une réaction aux exactions des Amalécites] les regardent comme une race maudite ». Aussi Dieu ordonne-t-il à Saül de les exterminer. Plus tard, « selon le Livre d’Esther, les exilés du premier Temple auront à pâtir des volontés génocidaires d’Haman ». Et l’article se termine, tranquillement, par une citation de la Bible (Deutéronome) : « Quand donc l’éternel ton Dieu t’aura délivré de tous les ennemis qui t’entourent, et qu’il aura ainsi assuré la sécurité dans le pays [l’expression donne froid dans le dos] qu’il te donne en héritage pour que tu en prennes possession, tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel ».

 Quelle est l’idée qui se dégage de ce texte ? Les Amalécites projetaient d’exterminer les Juifs ; ceux-ci avaient donc le droit, pour assurer leur sécurité, d’exterminer les Amalécites et de détruire même tout souvenir d’eux sur cette terre (c’est ainsi que les Israeliens détruisent même les cimetières palestiniens). On reconnaît bien ce type de discours et, même, la théorie USaméricaine de la guerre préventive, exemplairement appliquée en Irak.

Mais il y a pire que Wikipédia : l’article du site catho Aleteia (quelle antiphrase !) : « Les Amalécites sont surtout connus dans le récit biblique pour leurs batailles » ; celle qui les oppose à Moïse « se trouve relatée par la Bible au livre de l’Exode, en un récit épique et haut en couleur » : l’auteur (on sent le ton enjoué et cafard par lequel il veut éveiller l’intérêt des enfants) présente l’extermination des Amalécites comme « haute en couleur » ! « Malheureusement pour les Hébreux, cette fameuse bataille […] n’allait pas pour autant rayer de la carte les Amalécites », qui se manifesteront encore comme des brigands. Aussi Dieu dit à Saül : « Tu frapperas Amalek ; et vous devrez vouer à l’anathème tout ce qui lui appartient [la traduction œcuménique de la Bible dit ici : « vous devrez vouer à l’interdit », ce qui est l’expression rituelle pour dire : exterminer]. Tu ne l’épargneras pas. Tu mettras à mort : l’homme comme la femme, l’enfant comme le nourrisson, le bœuf comme le mouton, le chameau comme l’âne ». Malheureusement pour lui, Saül épargne le roi amalécite, plus quelques agneaux ; pour ce crime, Dieu lui retire son soutien, il le fera périr avec ses trois fils, et le remplacera par David.

Conclusion d ‘Aleteia : « les Amalécites, ce peuple ennemi d’Israel, disparaîtra du désert du Sinaï, de l’Histoire et du récit biblique au profit de tribus amies d’Israel ». On notera l’assimilation du « récit biblique » à l’Histoire : si c’est dans la Bible, c’est vrai. Les premières études critiques de la Bible ont été le fait de savants bénédictins : cette tradition semble bien perdue dans l’Église d’aujourd’hui ! On notera aussi que seules les « tribus amies d’Israel » ont droit à l’existence.

Le Livre d’Esther raconte donc une histoire censée se passer pendant l’exil à Babylone (Ve siècle avant J-C) : la reine Vashti étant tombée en disgrâce, on organise un concours de beauté pour que le roi Assuérus puisse se choisir une nouvelle épouse. Il est séduit par la beauté d’Esther, une orpheline juive élevée par son oncle Mardochée, qui va hanter le Palais pour garder un œil sur elle ; mais il refuse de s’incliner devant le vizir Haman qui, furieux, le dénonce au Roi, et demande l’extermination des Juifs (!). Mais Assuérus se souvient que Mardochée lui avait dénoncé un complot contre sa personne et le récompense. Mardochée décide alors de faire intervenir Esther : elle demande au Roi de révoquer le décret d’extermination des Juifs… et de le remplacer par un décret d’extermination des Amalécites, ancêtres d’Haman ! Aux termes de ce décret, « Le Roi octroie aux Juifs [….]d’exterminer, de tuer et d’anéantir toute bande, d’un peuple ou d’une province, qui les opprimerait, […] et de piller leurs biens ». En conséquence de quoi, « les Juifs frappèrent alors leurs ennemis à coups d’épée ». Le roi tire le bilan de l’opération, pour la plus grand satisfaction d’Esther : « A Suse-la-Citadelle, les Juifs ont tué, anéantissant 500 hommes, plus les dix fils d’Haman. Dans le reste des provinces royales, qu’est-ce qu’ils ont dû faire ! » Après le massacre, « ils se reposèrent » et décidèrent d’instituer une fête, « jour de banquet et de joie », la fête des Purim.

Mais, malgré les notices fidéistes de Wikipédia et autres, rien de tout cela n’est vrai ! Le récit, selon les études critiques, est absurde et puéril : le rédacteur imagine les rapports du Roi avec ses femmes, la nature de son pouvoir, sa politique, la position des Juifs auprès du Roi de façon aberrante. Assuérus/Xerxès Ier n’a jamais eu d’épouse juive, il n’a jamais promulgué de décret d’extermination, et ses décisions n’étaient pas prises sur simple caprice ; au contraire, son souci était de maintenir la tranquillité et la cohésion chez tous les peuples de son Empire. Seules deux ou trois petites lignes laissent passer un petit élément de réalité, lorsqu’on précise qu’on envoie les ordres du Roi « à chaque province selon son écriture, à chaque peuple selon sa langue ». En effet, au Ve siècle, coexistaient les systèmes idéographique (le sumérien, repris par les akkadiens qui y ajoutèrent des éléments syllabiques – ce système restera longtemps la langue de l’administration), syllabique et alphabétique (le phénicien, repris par les Grecs).

Le Livre d’Esther est donc plein d’une folle arrogance : alors qu’ils font partie de l’Empire Perse, et que les historiens de l’époque les ignorent, les Juifs prétendent diriger sa politique, en faisant exterminer les peuples qui leur déplaisent. En fait, Xerxès avait d’autres chats à fouetter : son règne est marqué par la première Guerre Médique, où les Perses seront arrêtés à Marathon ; et là, tout à coup, l’Histoire se remet à l’endroit, loin des élucubrations bibliques.
Mais l’histoire d’Esther est encore sujette à caution pour une autre raison : James Frazer, étudiant dans Le rameau d’or les rites du bouc émissaire, s’arrête sur la fête des Pourim et l’histoire d’Esther. Il remarque que les noms qui y apparaissent ne sont pas hébreux, mais d’origine mésopotamienne : Esther/Ishtar, Mardochée/Mardouk (grand dieu akkadien et en particulier dieu protecteur de Babylone), Pourim de l’assyrien « pour », sort, destin. L’histoire d’Esther serait donc un camouflage, une légende étiologique pour naturaliser une fête empruntée à Babylone. Elle est néanmoins devenue très populaire, car elle célèbre la victoire des Juifs sur leurs ennemis.

Racine reprend fidèlement ce morceau d’« Histoire sainte », avec une seule différence : Esther s’abstient de réclamer l’extermination des Amalécites. Dans un contexte chrétien, et de la part d’un personnage décrit comme une petite chose douce et sensible, cela aurait pu choquer ! Racine se contente d’une allusion placée dans la bouche d’Assuérus :
« Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis ; 
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis », où le « tous » renvoie discrètement à l’idée d’extermination. 

Toutefois, cette discrétion est bien hypocrite, car derrière l’histoire de la douce Esther, se cache encore une histoire de massacres : Racine a écrit Esther à la demande de Mme de Maintenon, pour que les pensionnaires de Saint Cyr, institution créée par elle pour les jeunes filles pauvres de la noblesse, puissent faire du théâtre avec décence. Les rapports entre Esther et Assuérus renvoient donc aux rapports entre Louis XIV et la Maintenon, devenue son épouse morganatique en 1683. Et la requête d’Esther renvoie au lobbying exercé par celle-là pour obtenir, peu avant la pièce, en 1685, la Révocation de l’Edit de Nantes, précédée et suivie, dans les années 1680, par les fameuses et sinistres dragonnades (sans doute aussi « hautes en couleur » que les batailles contre les Amalécites), contre les protestants. Racine n’a pas osé convertir le Roi Xerxès au judaïsme, mais les dernières paroles d’Assuérus : 
« que tout tremble au nom du dieu qu’Esther adore » sont, elles aussi, une allusion aux opérations militaires lancées pour obtenir la conversion des protestants.
Dans le même temps, la Bible servait déjà de feuille de route aux colons anglais dans leur conquête des terres américaines et l’extermination des Indiens.
 


Lire l'article complet, et les commentaires