Le mensonge cru et le faux sans réplique
par Jules Elysard
jeudi 26 juin 2025
Un premier ministre, dépourvu de majorité et de légitimité, est convoqué devant une commission d’enquête. Il semble prêter serment sur l’exemplaire d’une publication qui a fait l’objet d’un grand tapage, La meute. Il l’a posé, bien en évidence, à sa droite. Ce faisant, alors qu’il va être interrogé sur des crimes de pédocriminalité, il tente de faire comprendre qu’il est déjà la victime d’un procès politique. Il est vrai qu’une très grande partie de la presse partage cette dernière opinion.
Sus à la France Insoumise
Les « bonnes feuilles » de cette meute (publiées gratos) ne brillent pas par leur souci de la vérité. En revanche, on voit sans peine à l’intention de qui elles ont été écrites.
Dès le 11 mai, lors de son débat avec Manu Bompard, Laurent Wauquiez s’empare d’une citation fautive de Mélenchon reproduite dans le livre : « Ces jeunes gens ont-ils conscience qu’ils commettent un crime ? Clairement, ce n’est pas le cas. J’imagine qu’à 12 ou 13 ans on n’a pas envie d’être criminel. » Benjamin Duhamel lui-même, peu suspect de sympathie pour la FI, est contraint de la reconnaître en direct.[1]
Ceci suffit à un jeter un doute sur les méthodes des commissaires politiques Charlotte Belaïch et Olivier Pérou. Ni le « CheckNews » de Libération, ni « Les Décodeurs » du Monde n’ont relevé cette rectification en direct live.
Pourtant, deux jours plus tôt, le 9 mai sur France Info, Aurélie Trouvé donnait un aperçu des méthodes de l’enquête : « ils ont utilisé jusqu’à la vie de mes enfants… C’est un livre qui cherche le scandale. »[2]. Le scandale pour le scandale ou la seule volonté de nuire à la FI ?
Ce n’est pas tranché. A-t-on pu réellement voir, de la part de ces faussaires, une volonté d’améliorer les mœurs d’une FI qui souffrirait d'un « manque de démocratie interne » ? Parle-t-on de ce manque concernant le PS, le PC, les Ecolos[3] et tous les partis de droite ? La France n’en a pas fini avec cette culture du chef : on appelle ça le bonapartisme. Certes, le PS met en scène régulièrement des congrès parfois très ridicules. Mais que dire d'un PC qui garde à sa tête un dirigeant qui a été éliminé au premier tour d'une législative ? (Jusqu’où s'arrêtera le centralisme démocratique ?)
En réalité, le choix du titre traduit une volonté d’animaliser les Insoumis, comme le faisait ce ministre israélien qui, à propos des Palestiniens, déclarait dès le 9 octobre 2023 : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence »[4]. En revanche, en parlant de clan ou de tribu, Rudyard Kipling humanisait les loups qui avaient recueilli le petit homme Mowgli. Le terme de « meute » renvoie plutôt à la chasse à courre - Taïaut ! Taïaut !- [5] Retailleau… et donc à la traque des insoumis.
S’il n’y avait aucune mauvaise intention dans leur publication, on devrait alors n’y voir qu’une inculture crasse, une soumission volontaire au climat ambiant et un effet « de la décomposition de la Presse dans l’achèvement de l’aliénation médiatique ».[6]
« Dans le monde réellement inversé, le vrai est un moment du faux » [7]
La société spectaculaire-marchande transforme le monde, le falsifie, le monnaye, le valorise et le détruit à sa façon. Les classes possédantes retournent la vérité, se présentent comme les créateurs d’une richesse qu’elles partageraient avec les classes inférieures : des classes qu’elles prétendent protéger en les employant, qu’elles possèdent en les dépossédant.[8]
Les notions du vrai et du faux en viennent à se confondre et on parle alors, depuis le premier mandat de Trump, de « vérité alternative ». Mais depuis la fin du siècle dernier, nous savons que nous sommes dans l’ère du soupçon, du faux sans réplique[9] et du mensonge cru[10].
Si la presse, les chaînes et les stations d’intox en particulier, ne sont pas citées ici, c’est qu’elles appartiennent à la branche proprement spectaculaire de la vente, de l’entretien et de l’éloge de ce monde, de sa vérité et de ses mensonges.
En 1988, un collaborateur du Parisien libéré prenait encore des précautions oratoires pour justifier une « erreur » dans l’attribution d’un vol : si l’on y réfléchit bien, on ne sait toujours pas aujourd’hui si les fameux truands sont les seuls responsables du vol. Pour moi, de toute façon, Action Directe aurait pu faire le coup. Moralement je ne commettais pas une grave erreur puisque ma thèse était plausible. C’est un accident de parcours qui guette plein de journalistes. »[11]. Depuis quelques années, ces influenceuses et influenceurs ne prennent plus de telles précautions. Quand elles ou ils s’adressent à des Insoumis, les entretiens politiques ressemblent à des interrogatoires de police : « Condamnez-vous ? Que répondez-vous aux accusations dont vous êtes l’objet ? Que pouvez-vous dire pour votre défense ? »
Le principe fondateur de l’enquête de police est devenu visiblement celui de la presse. On s’arme d’un soupçon et on entreprend de l’étayer. On trouvera toujours des Corbière et des Garrido pour se poser en victimes, mais il est vraiment hardi de les croire sur parole.[12]
En le faisant, ou plutôt, en feignant de les croire, Libération et le Monde construisent les preuves qui pourront contribuer au scandale recherché. C’est dans leur déontologie. La calomnie est vieille comme le monde, mais elle suit des procédures quand elle devient un métier.
En février 2024, Serge Halimi et Pierre Rimbert en viennent à faire ce constat : « Le journalisme français, un danger public »[13]. « les principaux médias et le gouvernement français ont réalisé une double prouesse. Celle d’exclure de l’« arc républicain » La France insoumise (LFI), qui refusait d’absoudre d’avance les représailles militaires du gouvernement israélien à Gaza, et, symétriquement, celle d’y inclure le Rassemblement national. »
En octobre 2024, ils revenaient sur ce sujet dans « L’art de la diffamation politique » : « Dorénavant, le viol d’une enfant juive ou l’incendie d’une synagogue conduisent donc nombre de médias à imputer aussitôt l’inspiration de ces crimes aux Insoumis. Au point qu’une députée macroniste, Mme Caroline Yadan, a suggéré « la dissolution de LFI pour lutter contre l’antisémitisme » (X, 8 août 2024). Dissoudre un grand parti d’opposition, pourquoi diable n’y a-t-on pas pensé plus tôt ? »
Vers l’interdiction de LFI ou vers le rétablissement du vote censitaire ?
Une combinaison des deux est envisageable.
Dans un rapport publié le 28 mai 2025[14], le député Antoine Léaument revient plusieurs fois sur le problème du vote censitaire. Dès son introduction, il écrit : « En a-t-on vraiment fini avec le suffrage censitaire quand on constate les niveaux importants d’abstention aux élections dans notre pays ? » Et il insiste : « l’abstention, au même titre que les problèmes de mal-inscription ou de radiation sont socialement situés (…) C’est donc bien là une nouvelle forme de suffrage censitaire qui ne dit pas son nom, ou un Cens caché. » Concernant les sondages, il considère qu’ils « créent des réalités, façonnent l’opinion, et influent potentiellement sur les mécaniques de vote des électeurs. »
En revanche, le président de la commission, Thomas Cazenave, membre du même groupe que Caroline Yadan, les voit, lui, comme « un outil démocratique sous haute régulation ».[15]
De son point de vue, c’est tout à fait normal, puisque l’activité sondagière appartient à la branche proprement spectaculaire de l’entretien du spectacle et du maintien au pouvoir des classes dominantes, classes auxquelles il appartient ou souhaite appartenir. Une « forme de suffrage censitaire qui ne dit pas son nom » lui convient et pourrait même être étoffée par des mesures judiciaires interdisant de vote des « sujets » qui ne s’aligneraient pas, par exemple, sur la politique de soutien inconditionnel à l’Israël.
Quant à La France Insoumise, selon presque tous les médias[16] et les aboyeurs des partis de la droite plurielle, il est devenu normal d’insulter et de diffamer. Pour la disqualifier, il est même question, de plus en plus ouvertement, de trouver des moyens juridiques de le dissoudre et l’interdire, comme l’ont été certains partis communistes au XXè siècle, en Allemagne en 1933, puis en France. Il suffirait de modifier la loi pour que la justice condamne les Insoumis comme « ennemis de l’intérieur », « agents de l’étranger », « cinquième colonne », « mauvais Français », incarnations de « l’anti-France ». Médiapart s’en faisait l’écho, à sa façon sous le titre : « La France insoumise, nouvelle paria de la vie politique française ».[17]
Conclusion provisoire
Le faux sans réplique ne se réduit pas à la « vérité alternative » que les médias dominants utilisent pour dénoncer les « réseaux sociaux ». Ceux-ci leur font simplement une concurrence qu’ils jugent déloyale. Cette formule de « vérité alternative » a connu un grand succès avec l’apparition de Trump dans la politique-spectacle. Lors de sa première campagne, en 2016, il a employé abondamment la formule « fake news ». Puis, après sa première élection, en 2017, une de ses conseillères a utilisé l’expression « faits alternatifs ». Mais, en réalité, il n’y a là rien de nouveau. En 1923, Marc Bloch écrivait : « Les fausses nouvelles, dans toute la multiplicité de leurs formes, — simples racontars, impostures, légendes, — ont rempli la vie de l’humanité. »[18]
Ce qui est nouveau dans la société du spectacle, c’est la manipulation professionnelle des faits pour tenter d’asseoir une vérité officielle, qui ne va plus de soi depuis que la démocratie prétend défendre la liberté d’opinion.
La démocratie serait née dans ce qu’on appelle « l’occident » : en Grèce, puis, bien plus tard, en Angleterre (et dans ses colonies américaines) et en France, avant de se répandre plus ou moins sur la planète. Toutes ces démocraties ont mis du temps à élargir le droit de vote à toutes leurs populations. Mais, s’il l’on en croit Hayek, la démocratie est une affaire trop sérieuse pour confiée à des gens qui ne partagent pas ses idées : « Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme » [19]. Fort logiquement, il a soutenu le coup d’Etat, puis la politique de Pinochet.
Dans ces démocraties, la censure a pris une forme spectaculaire et a été confiée principalement à la presse qui pratique la police des mots. « Génocide » et « terrorisme », par exemple, avant d’être employés, devraient être soumis à son approbation.
Le fascisme qui vient n’affichera ni son antisémitisme ni son apparat nazillon. Il se sera rendu indispensable aux classes dominantes, comme en Allemagne en 1933 : « La fameuse « prise du pouvoir » n’en fut pas une ; ce fut une « arrivée au pouvoir », reposant sur un large consentement des élites en place. »[20]
[3] Certains écolos l'ont évoqué après la reprise en main de Tondelier qui a voulu mettre fin à un joyeux bordel et devenir une cheffe de parti comme les autres.
[4] https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/israel-yoav-galant-le-ministre-a-la-tete-de-loffensive-militaire-contre-le-hamas-TTIWT4UADVBPXE7MHUZUCC5JGU/
[6] Mézioud Ouldamer & Remy Rocordeau, Le mensonge cru. De la décomposition de la Presse dans l’achèvement de l’aliénation médiatique (1988). Les auteurs reprennent une remarque de Montesquieu dans les Lettres persanes : « Il y a une espèce de livres... qui me paraissent fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant. On est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d’heure. »
[7] La société du spectacle (1967). Disponible en ligne.
[8] « Les pensées de la classe dominante sont (…) à toutes les époques, les pensées dominantes. » Marx et Engels. L’idéologie allemande (1845). Et « les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. » Marx et Engels. Manifeste du parti communiste (1848). Les deux disponibles en ligne.
[9] « Le seul fait d’être désormais sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. (…). Le faux sans réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était trouvée incapable de se faire entendre ; puis, très vite par la suite, de seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique. » Guy Debord, soit de son livre Commentaires sur la société du spectacle (1988). Disponible en ligne.
[10] « Le mensonge est devenu autonome, la liberté de la presse l’a libéré de toutes les contraintes morales, éthiques, déontologiques ou autres (…) Le journalisme, comme activité décomposée de l’esprit humain, après avoir été mensonger par intérêt ou par réflexe (…) le devient par « nature » (…), il se manifeste alors comme activité de l’esprit humain décomposé, délire schizophrénique d’une société qui a perdu tout sens de la réalité. » Le mensonge cru (cité plus haut).
[11] Le mensonge cru (cité plus haut).
[12] La véritable violence dont elle et lui ont été victimes est celle de la publication Le Point qui, en 2022, avait participé à une cabale contre le couple.
En revanche, l’une comme l’autre sont connu à Bagnolet pour leur management bureaucratique et autoritaire. Corbière a été réélu, certes, face à Sabrina Ali Benali, grâce au report des voix de droite, mais au 1er tour, à Bagnolet, il était bon deuxième. Une enquête sérieuse devrait passer par Bagnolet, découvrir comment en 2020 Corbière a voulu imposer Garrido comme candidate à la mairie.
[13] Le Monde Diplomatique n°839.
[14] Rapport de la commission parlementaire sur l’organisation des élections en France https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/organes/autres-commissions/commissions-enquete/organisation-des-elections
[15] « Les auditions ont permis de constater que les vecteurs d’information électorale traditionnels : sondages, médias audiovisuels, presse, sont, dans leur ensemble, correctement encadrés. »
[16] A l’exception notable du Monde Diplomatique et d’Alternatives Economiques qui ne sont pas hostiles, par principe, à La France insoumise. Médiapart est dans une situation beaucoup plus ambivalente.
[17] https://www.mediapart.fr/journal/politique/230625/la-france-insoumise-nouvelle-paria-de-la-vie-politique-francaise
[18] Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelle de la guerre.
[19] « Il est possible pour un dictateur de gouverner de manière libérale. Et il est également possible qu’une démocratie gouverne avec un manque total de libéralisme. Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme », Friedrich HAYEK, interviewé par Renée Sallas, cité dans le livre de Grégoire Chamayou 1932, Naissance du libéralisme autoritaire (2020).
[20] Johann Chapoutot, Christian Ingrao et Nicolas Patin :Le monde nazi (2024).