« Je verrai toujours vos visages » : un film fédérateur formidable

par Vincent Delaury
samedi 27 mai 2023

La justice restaurative est depuis 2014 en France un prolongement à la justice pénale, il s’agit, dans un cadre strictement établi, avec dispositifs sécurisés proposés, de trouver l’apaisement par la parole partagée en faisant dialoguer, avec l'aide d'un médiateur neutre et formé, victime, auteur d'une infraction ou toute personne concernée par un délit, le film précisant dans son entame par le personnage de Paul (Podalydès) : « On ne parle pas à leur place, on ne suggère rien, on écoute, on accueille, inconditionnellement. (…) Si vous leur laissez un espace pour réfléchir, ils vont réfléchir, sinon ils vont dire ce qu’ils ont toujours dit à tout le monde et ils vont taire ce qu’ils ont toujours tu. On est là pour favoriser leur réparation.  » On parle aussi de « justice relationnelle, participative, communautaire, positive ou réformatrice voire réparatrice. »

Cinéma restauratif

Je verrai toujours vos visages, quel putain de bon film ! Et quel art curieux que le cinéma. Ici, tout est écrit, très scénarisé, avec une pléiade d'acteurs confirmés, on pourrait s'attendre à un film trop « cadenassé » et pourtant, il n'en est rien, c'est crédible, la vie y passe, on rentre dedans tout de suite. On apprend également, j'adore aussi le cinéma pour ça, son impact social, sa capacité à nous apprendre des choses (à nous grandir), sa facilité « naturelle » à pénétrer le champ du réel, le septième art est le premier des arts pour ça - un « transport en commun », disait Godard... L'art pour l'art m’exaspère, a contrario l'art et la vie confondus c'est le nec plus ultra, c'est le cas, avec ce long métrage signé Jeanne Herry.

Miou-Miou, Leïla Bekhti et Gilles Lellouche

Cette justice restaurative, j’avoue, je la découvrais, avec cette œuvre de fiction manifestement très bien renseignée, et quelle bonne idée d’ailleurs que ce processus complexe s’apparentant tout de même à un pari insensé, mixant thérapie et lien social, pour favoriser le vivre-ensemble même si, à dire vrai, c’est à double tranchant (cf. la mise en garde du personnage joué par Denis Podalydès, un face-à-face calé de longue date, si jugé dangereux, peut être annulé à tous moments, et le travail préparatoire fragile de la juriste médiatrice Judith/Elodie Bouchez, à pas feutrés) ; faire parler en prison ou ailleurs (un endroit neutre), par un petit groupe de paroles, victimes et agresseurs, essayer de comprendre ce qui se passe dans leur tête au moment des faits et après (les répercussions psychiques et les conséquences sur la vie quotidienne, c’est comme un divan de psy à plusieurs). C'est édifiant, souvent poignant. Réparer TOUS les vivants, dans la mesure du possible. Film utile, d'intérêt public dans tous les sens du terme, et petit grand film. Une mention spéciale pour Fred Testot (Thomas), qu'on ne voit pas assez, je trouve, au ciné. Quant à Leïla Bekhti (Nawelle), elle confirme, de film en film, qu'elle est une grande actrice. Ses yeux, mazette, quelle intensité ! Je verrai toujours vos visages : Meilleur film aux César prochains ? Oui. Esprit collectif, générosité du propos, humour partageur (conjonction Internet !) et communauté au service de l'autre = récompense chorale ! Et fissa. C'est un film formidable.

L'humanité retrouvée

Mais, si vous le voulez bien, penchons-nous de plus près sur cet objet-film particulier qu’est Je verrai toujours vos visages. C’est un beau film, de facture assez modeste (ce qui le sert, pas de filmage esthétisant vain ou de m’as-tu-vu clipesque), sur ce thème porteur de la justice… soignante, restauratrice, confrontant les victimes d’infractions, très souvent choquées par le fracas d’une violence s’invitant abruptement dans le champ du quotidien, à leurs auteurs, ainsi que sur la parole, comme liant et comme pansement : les mots, et les regards, comme baume réparateur, à savoir maux et mots main dans la main pour mieux (se) comprendre.

Voilà bien un film d’équipe généreux sur la guérison, la consolation, la réparation, au-delà de celle matérielle rendue par la justice à l'issue du procès, ainsi que sur le pardon ; long-métrage, à l’aise entre le cinéma du réel (ou documentaire) et la fiction (cf. au tout début Fanny et Michel jouant la comédie pour entraîner le jeune détenu Nassim, on se dit même un instant que les deux comédiens (Brahim & Darroussin) jouent mal ! Habile artifice de mise en scène), qui suit trois ateliers dans une salle de prison (on voit de petites productions d’arts plastiques derrière eux, façon art brut, amateur ou singulier) prenant la forme d'une quinzaine d'heures de face-à-face à raison de trois heures sur cinq semaines (avec des intervenants qui, au cours des rendez-vous, sont assis en rond via un bâton distribué pour s'autoriser à prendre ou à laisser la parole) et une jeune femme, s’appelant Chloé Delarme, souvent en larmes, très remontée contre un frère violeur dont elle parle au passé (Adèle Exarchopoulos, toujours écorchée vive et brut de décoffrage) qui, en passant par le bureau d'une subtile médiatrice (Judith/Élodie Bouchez), veut rencontrer son frangin dérangé Benjamin (Raphaël Quenard) qui l'a violée plus jeune, pendant son enfance, et qui vient de purger sa peine ; ce grand frère, tour à tour adoré et détesté, vient d'arriver dans sa ville après avoir purgé une peine de prison suite à une plainte pour viol qu'elle avait déposée contre lui, ado. Jeanne Herry suit donc ces deux histoires choisies, nous aussi.

Film d'acteurs et d'actrices donnant le beau rôle à leurs prestations convaincantes, mais sans esbroufe ni effets de manche, tout en repoussant sensationnalisme et manichéisme. On est avec eux, ou contre eux (versus les agresseurs, les délinquants - pas d’angélisme à leur égard, les faits reprochés mentionnés étant lourds, pour autant de gravité variable, tels vol à l'arraché, homejacking, braquage et viols incestueux), nous sommes plongés in media res parmi ces personnages qui y existent à parts égales, dans le feu de l’action, même si celle-ci - l’épreuve terrible de revivre le trauma - nous est présentée ultérieurement par le truchement de l’échange verbal et du souvenir. On se surprend même, comme les protagonistes du film, fonctionnant tel un fil rouge au service de cette opération casse-gueule de justice bienfaitrice et réparatrice, à attendre avec impatience ces moments importants de prises de parole, de temps d'échanges et surtout de silences fondamentaux entre jeunes et plus vieux, quelle que soit la couleur de peau, l'origine sociale, les diplômes en main ou pas pour s'exprimer sans mâcher leurs mots, se révéler. Les prénoms variés des personnages disent, n’en déplaise aux identitaires zélés fantasmant un Français de souche, la France diverse d’aujourd’hui : de Chloé à Mehdi en passant par Issa, Michel, Nassim, Nawelle, Judith, Fanny, Grégoire, Sabine, Thomas, Paul, Benjamin et autres Yvette. On est tour à tour amusé (quelques répliques décalées, misant sur l’absurde de la situation, font mouche, via une écriture ô combien ciselée) et furieux, à l'instar du père agressé (Grégoire), lui et sa fille, par des malfaiteurs s'étant introduits dans sa maison pour le dépouiller et subtiliser ce qu'il a dans son coffre-fort, qui s’en prend, lorsqu’il revient parmi eux, au jeune Issa, ex braqueur de supérette, quand il en vient à manquer à l'appel en ratant l'une des séances programmées pour une raison fallacieuse, n'assumant pas son engagement à assister à cet atelier réunissant de prime abord l'irréconciliable et l'irréparable. Franchement, on ne peut que saluer le courage et l'abnégation de ces médiateurs investis qui organisent ces rencontres précieuses entre victimes et détenus, condamnés pour des faits comparables, des infractions similaires, mais pas directement ceux évidemment, excepté Benjamin avec sa sœur Chloé, qu'ont subis ces victimes.

Qui sont précisément les forces, et faiblesses, présentes en question ? Il y a tout d’abord les deux animateurs agissant ici comme des relais (le bâton de parole distribué est au fond le même que celui de la course de relais en athlétisme, sport d’équipe reposant sur la confiance accordée à ses partenaires de jeu), campés par Fanny et Michel (Suliane Brahim et Jean-Pierre Darroussin), puis les deux bénévoles bienveillants, Anne Benoît et Pascal Sangla, qui ne parlent pas beaucoup d’ailleurs : très doués pour l’écoute, leur générosité - écouter sans conditions et sans juger - passe par autre chose que le langage, l’une se soucie, avec délicatesse, de recoudre des boutons de chemise d’un prisonnier, en solo ou en duo, pendant que l’autre cuisine à domicile avec son fils pour apporter des mets faits maison appétissants lors de ces séances collectives. Puis, on l’a dit, pendant qu’une histoire parallèle réunit médiatrice (Elodie Bouchez, quel plaisir de revoir le visage de cette actrice délicate qu’on n’avait pas vue à l’écran depuis un bon moment, même si elle jouait dans le précédent Herry, Pupille (2018), et qu’on avait découverte bien plus jeune, cheveux courts, dans La Vie rêvée des anges en 1998, eh oui le temps passe !) et jeune femme (Chloé/Exarchopoulos) victime de viols en série commis par son grand frère, aux airs ahuris, tel un oiseau tombé du nid, il y a victimes et agresseurs : ils sont six, d’un côté Miou-Miou, Leïla Bekhti et Gilles Lellouche, et de l’autre, Fred Testot, Birane Ba et Dali Benssalah, le taiseux du groupe, dans sa carapace comme il dit. Pas insensible au charme de l’une des victimes (la caissière de supermarché violentée Nawelle/Leïla Bekhti), très remontée et qui lui rappelle sa sœur, Nassim finira par s’ouvrir, par retrouver, au-delà de sa froideur apparente et de sa maîtrise implacable à organiser ses coups, l’humanité en lui, c’est d’ailleurs lui qui prononce les mots qui donnent au film son titre : «  Je verrai toujours vos visages ». Autrement dit, les victimes sont désormais identifiées, elles ne sont plus anonymées, à savoir interchangeables et insignifiantes, elles sont victimes reconnues – enfin – ainsi que leur entourage (il y a les familles, les couples et les enfants derrière), elles existent, on met un visage dessus, fonctionnant tel un paysage racontant un parcours de vie singulier, donc on les respecte, comme un proche ou quelqu’un du cercle familial : l’humanité retrouvée, autre titre possible pour ce film, je trouve.

Film réparateur

Elodie Bouchez dans « Je verrai toujours vos visages »

Tous ensemble ils font cercle. Et ensemble c’est tout. Que de dialogues éclairants et de monologues intenses avec le jaillissement, via libérations parolières, tréfonds de l’âme humaine auscultés et non-dits, de beaux moments montrant l’humaine condition, entre grandeurs et misères. Mise en avant de la force du collectif, ce troisième et admirable film (du 5 sur 5 sans hésiter pour moi, ©photos V. D.) de Jeanne Herry, après Elle l'adore, 2014, et Pupille, ce thriller affectif se basait aussi sur un phénomène sociétal, l'adoption et l’accouchement sous X, emporte tout sur son passage, dont ma totale adhésion. Sans temps mort, très bien rythmé, bien monté, c’est le genre de film social touchant, à l’anglaise (Ken Loach), vu en salle obscure qui vous laisse au moins cinq minutes cloué à votre siège en salle obscure à la fin de la projection le temps d’essuyer une larme (ouf, on est dans le noir !) et de vous remettre de vos émotions, tant sa charge humaine est dense - les voisins inconnus de la salle, nos semblables, semblent eux-mêmes troublés, gagnés par la même émotion – et qu’il agit en tant que révélateur d’un vivre-ensemble possible, malgré le chaos d’une société actuelle individualiste de plus en plus éclatée et archipelisée (le terreau commun semble se diluer dans des divertissements de plus en plus nombreux et chronophages, fonctionnant comme autant de niches, ou de bulles, concourant à séparer les gens, rendus comme captifs et accros, donc à cran, bien plus qu’à les réunir). On en oublie même de regarder illico et machinalement son téléphone portable à la fin, en général pour se distraire ou croire que l’on a raté entre-temps une actu essentielle car, assurément, ce film précieux fait sens et fait du bien : il nourrit, il interpelle, en se faisant le miroir de notre réalité commune (la vie en société malgré tout, même si l’ennemi robotique le plus redoutable, froid comme la mort, peut jaillir au coin d’une rue pour soudain, de par sa violence inconséquente, voire gratuite, bête et méchante, nous la rendre douloureuse ou carrément insupportable).

C'est très écrit et pourtant la réalisatrice n'en oublie pas néanmoins de faire du cinéma. Et du bon cinoche, même. Il y a, bon sang, de ces joutes verbales et de ces échanges de regards, pas loin par moments de duels comme dans un bon vieux western mais justement sans les armes (matérielles), la seule arme pacifique, joli oxymore, étant ces îlots de discussions mais également réceptacles de moult silences (la parole étant souvent difficile), la réparation passant de toute évidence par la simple écoute, l'empathie et la tentative de se mettre à la place de l'autre : le comprendre sans l’écraser par le surplomb pédant de la bonne morale bien sous tous rapports et le jugement définitif. On se surprend même à se demander comment ce film, qui fonctionne si bien, du début à la fin, a été confectionné (en espérant d’ailleurs que ce long-métrage soit ce qu’on appelle un one shot et qu’ils n’en fassent pas, succès oblige, une série TV à la En thérapie car il y a matière à bien plus long), c’est très documenté et tourné à plusieurs caméras pour capter au plus près des interprètes chevronnés, inventifs et bouleversants, passant par tous les affects de l’existence (peur, joie, dégoût, tristesse, colère, pétrification, douleur…), pour nous embarquer avec eux, c’est l’effet montagnes russes question acting (palette large des sentiments), les émotions étant ici multiples, contradictoires et changeantes.

C’est vraiment très prenant, l’on ne s’ennuie pas une seconde, tendu et tranchant de bout en bout, sans pour autant être dénué d’humour voire de tendresse : il faut voir Yvette et Sabine, complices, désormais bonnes copines, être aux petits soins pour raccommoder la chemise fuchsia (ou Bordeaux ? Rose ? Lie de vin ?!) du lunaire Thomas, marqué par le trafic nébuleux chronique de stupéfiants (25 ans de taule), puis Grégoire proposer gentiment à ce dernier, atteint de phobie administrative paralysante, de l’aider à faire ses CV pour tenter de trouver du boulot à sa sortie de zonzon ou encore le jeune Issa s’étonner du mot rabibocher qu’il n’avait jamais entendu auparavant et qu’il aime avoir en bouche - il y a aussi un plaisir du langage dans ce film choral, oral et intergénérationnel - pour mieux s’en étonner voire s’en moquer. On sourit et on vibre avec eux. C’est aussi un possible retour sur soi, pour s’interroger sur sa place en société. Bref, ce film, entreprise collégiale de haute volée, sans faux-semblants (attention, on est dans l’humain, trop humain, la réparation que visent ces mesures restauratives orchestrées mises en place par l’État ne marchent pas toujours, loin de là), gagne à être vu, écouté et partagé, ici (AgoraVox) comme ailleurs, car c’est une œuvre humaniste. Aussi, je vous la conseille sans une once d’hésitation !

Ce film marche d’ailleurs bien en salles (déjà plus d’un million d’entrées dans l’Hexagone (1 101 587 précisément, en huitième semaine d’exploitation, malgré des concurrents de taille, comme les historiques et à gros budget Les Trois mousquetaires et Jeanne du Barry), ce qui est amplement mérité. Et, si j’ai évoqué le fait qu’il peut tout à fait prétendre au Meilleur film aux César prochains, je pense aussi que ce Je verrai toujours vos visages a le profil pour prétendre décrocher - croisons les doigts pour qu’il soit sélectionné, cocorico ! - en tant que film français de qualité, et film des plus réparateurs car donnant du baume au cœur, la timbale de l’Oscar du Meilleur film étranger. À coup sûr, ça le ferait ! C’est un film fédérateur à portée universelle, non seulement puissant mais également enthousiasmant. Je suis sûr qu’il plairait à un acteur engagé comme Sean Penn par exemple !

Je verrai toujours vos visages. Tous publics. Film dramatique français (2023, 1h58) de Jeanne Herry. Produit par Studiocanal/Chi-Fou-Mi productions. Avec Adèle Exarchopoulos, Dali Benssalah, Leïla Bekhti, Élodie Bouchez, Suliane Brahim, Gilles Lellouche, Miou-Miou, Jean-Pierre Darroussin, Fred Testot, Denis Podalydès. Birane Ba, Raphaël Quenard, Anne Benoît, Sébastien Houbani, Pascal Sangla (qui compose aussi la musique du film) et Catherine Arditi. Toujours à l’affiche et en salles depuis le 29 mars 2023.


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