« Thérèse, mon amour » de Julia Kristeva

par Armelle Barguillet Hauteloire
lundi 21 avril 2008

Qu’est-ce qui a bien pu conduire une psychanalyste d’aujourd’hui, athée de surcroît, à s’intéresser à la vie de Thérèse d’Avila ? Dans son dernier roman Thérèse mon amour, chez Fayard, Julia Kristeva raconte le chemin de l’intrépide mystique, née en 1515 en pays castillan, et nous propose une réflexion résolument moderne sur la grâce et la spiritualité.

Ecoutons-la :

Il y a des échos entre ce que Thérèse a vécu au XVIe siècle et le surgissement du continent religieux de nos jours, la place d’une femme sous le voile ou sans voile, cloîtrée et cependant ouverte au monde. La carmélite ne voile pas sa vie intime, mais explore les différents aspects du sentiment amoureux. Il y aurait chez cette religieuse une prémonition de Freud ? En effet, avant que le docteur viennois ne couche l’amour sur le divan, Thérèse découvre qu’il n’y a pas de vie psychique sans amour, il importe de le penser sans cesse et de l’écrire. Dans la crise actuelle des valeurs, entre sécularisation et intégrisme, chacun s’accorde à dire qu’il y en a au moins une à sauver, c’est l’amour. Mais quel amour ?

Le sexe que l’on consomme à tout-va ? La peur du désir qui nous verrouille dans la mélancolie ? Thérèse nous permet d’ouvrir l’espace intérieur du sentiment amoureux. A son arrivée au carmel, tiraillée entre désirs et interdits, elle a su trouver une thérapie à ce mal-être en parlant à ses confesseurs et en écrivant. Chose extraordinaire, elle devient une « femme d’affaires », influence la politique de l’Eglise et fonde dix-sept monastères en dix ans sans cesser d’être extatique ! Ses origines marranes, par son père, l’ont conduite à cultiver sa foi secrète. Mais ce qui est génial chez Thérèse, c’est que l’écriture ne conduit pas seulement à l’approfondissement de soi, mais à un changement du monde.

Oui, c’est une rebelle. Elle aurait d’ailleurs pu être inquiétée par l’Inquisition qui se méfiait des illuminés. Au monde des conquistadors avide d’or et de biens, elle montre qu’il existe un autre monde, celui de la vie intérieure comme amour infini.

Thérèse n’ignore ni la déception ni l’impuissance ni le néant. Elle ne s’épargne ni cruauté ni douleurs ni persécutions. Mais, contrairement à d’autres femmes mystiques qui s’abîment dans la souffrance ou l’infantilisme, elle rebondit en sensations, en rires, en fondations. Aujourd’hui, elle nous interpelle parce que nous sommes à un carrefour. Soit ce monde est englouti, et la religion est utilisée comme une valeur politique ou une arme ; soit, et c’est mon espoir d’athée à l’écoute, cette altérité absolue qu’on célèbre sous le nom de Dieu est en nous, ou, pour le dire autrement, l’Autre est en nous. Les héritiers des Lumières préfèrent cibler l’obscurantisme religieux, mais la sécularisation oublie que l’être parfait a besoin de croire et la société aussi. Plus que jamais, la transmutation des valeurs s’impose pour réinterpréter la tradition, notamment religieuse, jusqu’au cœur de la vie amoureuse, dans les rapports au langage, au plaisir, aux autres.

Le christianisme a fait de ce lien son Dieu qui est Amour du Père idéal. C’est ce lien, cet aimant qui nous manque aujourd’hui. Pourtant l’humanisme, qui est un enfant rebelle du monothéisme, constate que les êtres humains sont capables d’intérioriser l’amour de l’Autre : c’est l’aboutissement de l’alchimie amoureuse de la foi qui transforme la transcendance en immanence. Est-ce cette immanence du divin qui me fascine chez une mystique comme Thérèse ? L’infini est en elle et dans chaque chose.

L’alchimie du verbe qui se fait chair et de la chair qui se fait verbe opère constamment en elle. Car « Tout est rien », si l’amour existe. Et même le néant est formidable. Mais chez Thérèse pas d’amour sans humour, parce qu’elle était une excellente joueuse d’échecs, très drôle, et elle voulait que les sœurs soient joyeuses !

Maître Eckhart demandait déjà à Dieu de le laisser libre de Dieu. Thérèse exprime, de manière plus narrative et enjouée, la même liberté dans l’alliance : l’amour à la vie à la mort, certes, mais à condition de tempérer le lien par le jeu. On peut jouer avec Dieu, il n’est pas qu’un arbitre sévère. Et quelqu’un a précédé Thérèse dans cette voie de faire échec et mat à Dieu, c’est la Vierge Marie, "notre mère", qui lui a pris un enfant ! Mais qui est l’enfant de Thérèse ? Son œuvre. L’extase, qu’elle transmet par l’écriture, et les fondations, qu’elle appelle des « obras ». La maternité n’est pas forcément génétique, c’est aussi la possibilité de créer pour le monde et d’éveiller la créativité des autres, une véritable vocation. Aujourd’hui, un discours sur la maternité nous manque parce que nous ignorons cette dimension-là. Etre mère, ce n’est pas seulement conduire son enfant chez le pédiatre..., c’est aussi et surtout lui transmettre la capacité d’aimer et de créer. Sans doute faut-il en être capable soi-même. Thérèse ou comment aller de l’extase aux obras.


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