Charles Ardant du Picq, observateur de l’homme en guerre

par FD
mardi 25 mars 2008

Etudes sur le combat, le seul ouvrage du colonel Charles Ardant du Picq, publié à titre posthume en 1880, a conservé une pertinence qui explique son intemporalité et le fait qu’il garde une place de choix dans toute bonne bibliothèque stratégique. Certes, une lecture trop superficielle peut se focaliser sur les inévitables anachronismes et passer à côté de la quintessence du propos qui concerne, en fait, le caractère particulier et immuable de l’homme en guerre, de l’homme dans la guerre.

En insistant sur la dimension psychologique, sur la peur et les tourments qui frappent le combattant et le font quitter cette image dématérialisée de « pions » qu’on peut agiter à sa guise, en rappelant l’importance du ressenti et la prééminence de la passion sur la raison lorsque la bataille fait rage, il pointe du doigt des éléments qui orientent encore aujourd’hui les réflexions. Le fait que nous ne soyons plus dans les configurations militaires anciennes, voire antiques, du corps à corps et des fusillades en colonnes, immobiles et à vue de l’ennemi n’ont pas diminué ces horribles craintes qui étreignent le cœur du combattant et dont la gestion correcte décide, en fait, le plus souvent l’issue des combats.

Car les armes modernes frappent l’esprit aussi violemment que la chair et il faut autant, si ce n’est plus qu’autrefois, ces caractéristiques indispensables à tous bons chefs, à tous soldats valeureux : le courage étayé par de solides bases morales, une discipline ferme et acceptée par tous, la solidarité, la fraternité d’arme qui oblige l’homme qui se sent ployer sous l’horreur à « tenir » pour ses camarades qui sont les garants de sa survie autant qu’il l’est de la leur ; toutes qualités, innées et acquises, en fait seules à même de transformer un citoyen en guerrier efficace et victorieux, quel que soit son grade et sa position dans la bataille.

Je ne vais pas présenter ici une fiche de lecture en bonne et due forme, mais plutôt rendre la parole au colonel Ardant du Picq en reproduisant quelques extraits de son avant-propos qui, mieux que moi, sauront reproduire la profondeur de sa pensée, la beauté et la puissance de son verbe. Mais avant de goûter ensemble à ces lignes lumineuses, sans doute est-il nécessaire de dire quelques mots sur le grand soldat que fut l’auteur dont je reproduis le texte ci-dessous.

- Ardant du Picq, homme de guerre :

Car, en plus de ses études et d’une correspondance entretenue avec des officiers ayant fait la guerre, Charles Ardant du Picq fut un combattant au cœur de ces conflits auxquels la France participa depuis le milieu du XIXe siècle. Durant la campagne d’Orient, il est fait prisonnier à Sébastopol, libéré trois mois plus tard. Puis il y a les campagnes de Syrie (1860-1861) et d’Afrique (1864-1866) au cours desquelles il reçoit de nombreuses décorations (chevalier de l’ordre impérial de la Légion d’Honneur, puis élevé au grade d’officier en 1868, entres autres). Il faut noter à ce sujet qu’il relativise lui-même l’importance de ces récompenses à l’aune de sa connaissance des exigences du combat antique (« Nous avons de tels motifs de décorations, de médailles, qui auraient fait passer par les verges un soldat romain »).

Enfin, celle qui l’emporta, la désastreuse guerre franco-prussienne où le courage de quelques-uns ne put suffire à pallier les insuffisances d’un commandement politique et militaire surclassé par une école prussienne alors au faîte de sa cohérence doctrinale.

C’est en marchant vers Gravelotte, le 15 août 1870, au sud de Longeville-les-Metz, que son régiment, le 10e d’infanterie, est soudain pris à partie, tandis qu’il prépare le café du matin, par deux pièces ennemies situées sur une hauteur qu’il venait juste de quitter et vers lequel une reconnaissance de cavalerie allemande s’était audacieusement portée. La surprise, l’effroi gagne les troupes qui venaient de former les faisceaux et se trouvaient soudain en position désavantageuse. Le colonel fait prendre les armes et dispose ses hommes derrière une chaussée suffisamment haute pour les défiler aux coups de l’ennemi. Tandis qu’il se tient debout sur la route et raffermit les troupes par son attitude et ses ordres, un obus éclate soudain à ses côtés et lui mutile les deux jambes. Transporté parmi les soldats, tandis qu’on cherche un médecin, il transmet au lieutenant-colonel Dorléac les documents importants, lui donne ses jumelles et lui dit « Mon grand regret, c’est d’être frappé ainsi, sans avoir pu conduire mon régiment à l’ennemi ». Il refuse l’eau-de-vie que lui proposent des soldats. Lorsqu’enfin le médecin arrive, il lui indique sa blessure à la jambe droite et place le tranchant de sa main en haut de la cuisse en lui disant : « Docteur, il faut me couper cette jambe ici ». Mais, au même moment, on amène à ses côtés un soldat blessé à l’épaule et qui geint. Ardant du Picq interrompt le chirurgien et lui dit : « Voyez d’abord, docteur, ce qu’a ce brave homme, moi j’ai le temps ». Enfin, ne pouvant être opéré sur le terrain faute d’instruments, il est transporté à Metz où il décède quatre jours plus tard (le 19 août 1870). Dans son agonie, les témoins s’accordent à dire qu’il ne proféra pas d’autres plaintes que ces paroles, plusieurs fois entendues : « Ma femme, mes enfants, mon régiment, adieu ! ».

C’est donc à titre posthume que ses Etudes sur le combat sont publiées après guerre, à partir d’une brochure imprimée en 1868, mais non destinée à la vente, Le Combat antique, de notes manuscrites et d’études réalisées entre 1865 et 1869 qui devaient donner naissance à la suite de son premier opus, Le Combat moderne. Les extraits de l’avant-propos rapportés ci-après sont tirés de sa brochure, Le Combat antique.

- Extraits de l’avant-propos des Etudes sur le combat :

« Le combat est le but final des armées et l’homme est l’instrument premier du combat ; il ne peut être rien de sagement ordonné dans une armée - constitution, organisation, discipline, tactique, toutes choses qui se tiennent comme les doigts d’une main - sans la connaissance exacte de l’instrument premier, de l’homme, et de son état moral en cet instant définitif du combat.

Il arrive souvent que ceux qui traitent des choses de la guerre, prenant l’arme pour point de départ, supposent sans hésiter que l’homme appelé à s’en servir en fera toujours l’usage prévu et commandé par leurs règles et préceptes. Mais le combattant envisagé comme être de raison, abdiquant sa nature mobile et variable pour se transformer en pion impassible et faire fonction d’unité abstraite dans les combinaisons du champ de bataille, c’est l’homme des spéculations de cabinet, ce n’est point l’homme de la réalité. Celui-ci est de chair et d’os, il est corps et âme ; et, si forte souvent que soit l’âme, elle ne peut dompter le corps à ce point qu’il n’y ait révolte de la chair et trouble de l’esprit en face de la destruction.

Le cœur humain (...) est donc point de départ en toutes choses de la guerre ; pour connaître de celles-ci il le faut étudier.

(...) Les siècles n’ont point changé la nature humaine ; ses passions, ses instincts, et, entre tous, le plus puissant, l’instinct de conservation, peuvent se manifester de manières diverses suivant les temps, les lieux, suivant le caractère et le tempérament des races. (...) Mais, au fond, on retrouve toujours le même homme ; et c’est de cet homme, au fond toujours le même, que nous voyons partir les habiles, les maîtres, quand ils organisent et disciplinent, quand ils ordonnent en son détail une manière de combattre (...). Les plus forts, parmi eux, sont ceux qui savent le mieux leur combattant, et celui du jour, et celui de tous les temps.

(...) Nous apprendrons (...) à nous méfier de la mathématique et de la dynamique matérielle appliquées aux choses du combat ; à nous garer des illusions des champs de tir et de manœuvre où les expériences se font avec le soldat calme, rassis, reposé, repu, attentif, obéissant, avec l’homme instrument intelligent et docile en un mot, et non avec cet être nerveux, impressionnable, ému, troublé, distrait, surexcité, mobile, s’échappant à lui-même qui, du chef au soldat, est le combattant (exception pour les forts, mais ils sont rares).

Illusions, cependant, persistantes et tenaces, qui toujours reparaissent au lendemain même des plus absolus démentis à elles infligés par la réalité, et dont le moindre inconvénient serait de conduire à ordonner l’impraticable, si l’impraticable ordonné n’était une atteinte formelle à la discipline, et n’avait pour effet de déconcerter chefs et soldats par l’imprévu et par la surprise du contraste entre la bataille et l’éducation de la paix.

Certainement, la bataille a toujours des surprises, mais elle en a d’autant moins que le sens et la connaissance du réel ont présidé davantage à l’éducation du combattant, ou sont plus répandus dans ses rangs. Etudions donc l’homme dans le combat, car c’est lui qui fait le réel. »

NOTE : pour compléter ces réflexions par des études contemporaines, le lecteur consultera avec profit l’excellent cahier, déjà cité ici, du lieutenant-colonel Goya intitulé Sous le feu - Réflexions sur le comportement au combat ainsi que l’ouvrage de Philippe Masson, L’Homme en guerre.


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