Pourquoi la mairie de Sarreguemines s’acharne-t-elle sur les derniers agriculteurs de la ville ?

par Jordi Grau
lundi 25 juillet 2011

Dans cette interview datant du 14 juillet dernier, mademoiselle Z. explique le drame que ses parents et elle-même vivent depuis trois ans. Contrairement à ce que la loi prévoit, la municipalité de Sarreguemines (Moselle) ne dispose pas encore d’un terrain d’accueil pour les gens du voyage. Elle préfère réquisitionner arbitrairement des terrains sur l’exploitation de la famille Z., avec pour résultat une dégradation durable des terres et une grave pénurie de fourrage. La mairie voudrait-elle pousser la famille Z. à quitter ses terres ? À vous d’en juger…

La famille Z. élève des vaches laitières en bordure de ville, dans le quartier de Neunkirch. Cet ancien village, rattaché à Sarreguemines dans les années 60, a gardé un charmant caractère rural. Pourtant, on serait bien en peine d’y trouver des paysans. Les terres agricoles ont été peu à peu grignotées par l’urbanisation et Neunkirch est devenu un quartier résidentiel. Seule la famille Z. résiste encore. Bien qu’elle soit la dernière famille paysanne de Sarreguemines, elle n’a aucune envie de laisser la place à des promoteurs immobiliers. Pourtant, on va le voir, elle subit de redoutables pressions dans ce sens...

Eglise de Neunkirch

L'église du "village de Neunkirch"

Un mot encore sur l’interviewer, en l’occurrence moi-même. Je connais L. Z. parce qu’elle est partenaire de l’association Paniers solidaires, dont je suis membre. Paniers Solidaires regroupe différentes AMAP[1] dans l’est de la Moselle. Son but : mettre directement en contact des consommateurs avec des agriculteurs locaux qui s’engagent à respecter l’environnement, selon la charte de l’agriculture paysanne[2].

Et puisque notre association se dit solidaire, la moindre des choses était d’apporter notre soutien à la famille Z.. C’est dans ce but qu’a été réalisée l’interview qui va suivre. Elle s’est déroulée chez L. Z., en présence de son compagnon H. E. – agriculteur comme elle mais dans une autre exploitation.

Paniers solidaires : Avant de parler des difficultés auxquelles vous êtes confrontée, est-ce que vous pourriez vous présenter en quelques mots ?

L. Z. : J’ai 30 ans, je suis agricultrice à Sarreguemines et je fais des produits laitiers (yaourts…) qui sont essentiellement destinés à la vente directe au consommateur. En ce qui concerne ma situation actuelle, je suis aide familiale sur l’exploitation de mon père. On a une ferme en polyculture-élevage, avec pour l’essentiel un troupeau laitier. La ferme compte 120 têtes en partant du petit veau jusqu’à la vache laitière. Nous travaillons sur une surface d’environ 110 hectares : prairies, maïs et céréales confondus.

Quelques vaches de la ferme Z.

La ferme de la famille Z.

Paniers solidaires : Venons-en maintenant à votre problème.

L. Z. : Notre problème, c’est que la sous-préfecture de Sarreguemines oblige la commune à mettre des terrains (essentiellement en herbe) à disposition des gens du voyage. Cela entraîne une pollution des terrains, et en particulier des déjections humaines, sur une surface de 9 hectares. Ça fait maintenant la troisième année que nous devons mettre ces terres à la disposition de la ville parce qu’elle n’a pas de terrain d’accueil pour les gens du voyage.

La première année – ça remonte à 2009 – ce sont des ouvriers employés par la ville de Sarreguemines qui ont directement donné aux gens du voyage l’accès à notre exploitation. L’année dernière, c’est encore une fois la ville qui a pris ce terrain-là pour y mettre des gens du voyage. Cette année, en 2011, c’est la sous-préfecture qui a décidé de l’emplacement.

Paniers solidaires : En somme, il y a au départ une réquisition d’une partie de vos terrains par la municipalité, et c’est récemment, en 2011, que la sous-préfecture a donné son aval. Est-ce que vous pourriez maintenant préciser quels problèmes entraîne cette réquisition ?

L. Z. : On va d’abord parler des problèmes de 2011, ceux qui sont à l’ordre du jour. Sur un terrain qui se trouve sur la route de Sarreinsming, les gens du voyage sont installés depuis maintenant presque deux mois. Ils sont dans des prés, sur une parcelle qui est réquisitionnée pour la deuxième année consécutive. Si ces gens devaient partir demain, le terrain ne serait pas exploitable pendant trois ans, parce qu’il est transformé en autoroute !

Pour en revenir aux déjections humaines, un animal en a malencontreusement avalé une au printemps 2010. Or, la déjection était contaminée par un parasite. L’animal avait ça en lui sans présenter de signe de maladie, mais sa viande était inconsommable par l’homme.

Paniers solidaires : Pour préciser encore un peu les choses, j’aimerais savoir si ce sont toujours les mêmes gens du voyage qui sont sur vos terres.

L. Z. : Sur Sarreguemines, il y a essentiellement deux groupes. Il y a ceux qui restent occasionnellement avant de partir pour leur rassemblement annuel autour de leur Vierge aux Saintes-Maries-de-la-mer. Eux, ils restent en général trois semaines, le temps que tout le monde se regroupe. Ceux qui sont près de la route de Sarreinsming, ce sont des semi-sédentarisés. Ils restent depuis la mi-mai jusqu’au mois de septembre avant de repartir dans leurs quartiers d’hiver en Ardèche et un peu partout en France.

H. E. (compagnon de L. Z.) : Ces gens viennent ici pour travailler durant la saison estivale parce que chez eux il n’y a pas de boulot. Ce sont des peintres, entre autres…

Sinon, je voudrais apporter une petite précision. La semaine dernière, je me suis arrêté là-bas [sur le terrain où se trouvent les gens du voyage – NDLR] pour voir la situation. Un jeune m’a accosté et on a discuté un petit peu. Ce qu’il m’a dit, c’est que la ville ne met pas de toilettes à la disposition des gens du voyage. S’il y en avait, c’est là qu’ils iraient pour faire leurs besoins, mais sur les terres de la famille Z., ils vont un peu partout : ils n’ont pas le choix.

Encore une autre précision que m’a donnée le jeune : l’année dernière, ils étaient à côté de l’Intermarché, à l’ancien abattoir. Pour la ville, ce n’était pas judicieux. Donc, tous les deux jours, des agents de la ville leur coupaient l’eau pour les faire partir. Et c’est ce qu’ont fait les gens du voyage : ils sont allés sur l’exploitation des Z. Alors que là où ils étaient avant, c’est un terrain stabilisé, remblayé. C’est aussi un terrain privé, certes (il appartient à l’Intermarché), mais ça ne gênait personne qu’il soit occupé. Donc c’est vraiment voulu : la ville veut occuper les terrains de l’exploitation Z.

Paniers solidaires : On va revenir sur le rôle de la ville, qui est effectivement central dans cette affaire. Mais auparavant, pourriez-vous parler encore des conséquences de cette réquisition ? Je crois savoir qu’il y aussi un problème de fourrage.

L. Z. : Oui. Cette année, toute la France souffre quasiment d’une disette au niveau du fourrage. Pour nous, le problème, c’est que les terrains réquisitionnés par la mairie et la sous-préfecture, c’est essentiellement des terrains en herbe. Il va donc nous manquer une centaine de bottes de foin. Et ce sont des terrains qui ne pourront plus être fauchés pendant les trois ans à venir au moins parce qu’il n’y a plus d’herbe. À cause des voitures et des caravanes, sans parler des mobylettes, des quads, et d’un ferrailleur qui vidangeait l’an dernier des vieilles voitures, on ne peut pas réutiliser les terrains comme ça. On sera certainement obligé de les labourer pour pouvoir les réensemencer avec de la nouvelle herbe. Autrement, il n’y aura plus rien qui poussera. Tout a été brûlé par les effluents des voitures.

Paniers solidaires : Pour que les choses soient bien claires, rappelons qu’on est dans une année particulièrement dure à cause de la sécheresse. On l’oublie un peu parce qu’il a plu pas mal ces derniers temps, mais il y a partout un manque de fourrage. J’imagine que vous avez du mal à en trouver auprès d’autres agriculteurs.

L. Z. : Oui. Surtout par ici, où il y a beaucoup d’élevage. Du fourrage, personne n’en vend dans le secteur pour le moment. La seule chose qu’on peut faire c’est commander du fourrage par l’intermédiaire de la FDSEA (Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) – mais même eux ne sont pas sûr de pouvoir en fournir à tout le monde. En plus de ça, le prix de la tonne de foin a presque triplé cette année… Et les prix ne sont pas fixés. Certains en profitent pour les augmenter parce qu’ils savent très bien qu’ils vont se faire une bonne marge dessus cette année-ci. Si ça continue comme ça, on devra se débarrasser de la moitié du troupeau

Paniers solidaires : On va parler maintenant du rôle de la mairie. Si j’en crois H., votre ami, il y aurait une volonté délibérée de la mairie de pousser les gens du voyage à occuper vos terrains. Est-ce que vous pouvez confirmer cela ?

L. Z. : On est quasi persuadé que c’est ça qui se passe. À Sarreguemines, il y a un tas de friches, notamment à côté de l’Intermarché. Ce terrain-là serait facile d’accès pour les gens du voyage parce qu’il y a tout ce qu’il faut : du schiste sur le sol, de l’eau pas loin, la proximité du centre-ville. Ils ne seraient pas coupés du monde, tandis que maintenant ils vivent dans la « brousse ». Sinon, dans la zone industrielle, il y a plein de terrains qui sont vides également. Donc pourquoi cet acharnement sur nos terres ? En plus, il y a des agriculteurs de la vallée de la Blies qui ont des terrains dans le secteur. Mais il faut que ce soit les nôtres qui soient réquisitionnés ! Voilà ce qu’on n’arrive pas à comprendre : pourquoi absolument nous ?

Paniers solidaires : J’imagine que vous et votre famille avez dû plusieurs fois vous plaindre à la mairie. Quelle a été sa réaction ?

L. Z. : On a fait un courrier notifiant tous les désagréments que nous avons subis. Environ deux semaines après, Paniers solidaires a déposé un courrier chez tous les conseillers municipaux et chez M. le député-maire. M. le député-maire, au bout de trois semaines, n’avait toujours pas répondu. Par contre les personnes de l’opposition nous ont renvoyé des courriers en disant qu’elles trouvaient cette situation inadmissible. Mais bon, tout ça c’est plus politique qu’autre chose – surtout avec les élections qui approchent !

Après, il y a eu une réunion du conseil municipal le 27 juin. Le jour même, le député-maire s’est donné la peine de nous appeler pour savoir s’il pouvait passer en début d’après-midi. Les lettres envoyées par Paniers solidaires y sont sans doute pour quelque chose. En fait, le député-maire s’est étonné que la ferme Z. ne vive pas toute seule dans une grotte au milieu de nulle part et ça lui a fait un petit peu peur par rapport aux électeurs potentiels. Donc il s’est déplacé. Tout ce qu’il a dit c’était que d’ici un an la situation devrait s’améliorer. Il devrait trouver un terrain... À voir… Est-ce que c’était juste des paroles ou est-ce que c’était véridique ? Ça, on ne le sait pas encore.

Paniers solidaires : Un an ! J’imagine que votre famille et vous ne pouvez pas vous payer le luxe d’attendre si longtemps.

L. Z. : Ce qu’on espère surtout, c’est qu’ils ne vont pas encore réquisitionner et saccager d’autres terrains. Maintenant, s’ils nous demandent poliment – et contre dédommagements ! – de prêter une nouvelle fois les terrains déjà abîmés…. on n’est pas là pour être désagréable avec les gens de la mairie… Mais ce qu’on aimerait, nous, c’est qu’on nous dise que tout sera réglé au bout d’un an. Le problème, c’est que personne ne peut nous dire ça.

Pour

ce qui est des dédommagements, il faut noter que la commune nous a dédommagé en 2009 et en 2010, mais nullement à la hauteur des pertes subies.

 

Hôtel de ville de Sarreguemines

Paniers solidaires : Sur le plan juridique, où est-ce que ça en est ? Et d’abord, quels sont les droits des gens du voyage ? Il me semble que la municipalité devrait leur fournir depuis longtemps un terrain. C’est une obligation légale pour les communes de plus de….

L. Z. : Cinq mille habitants. [D’après la loi du 5 juillet 2000 – NDLR]

Paniers solidaires : Ce qui est le cas de Sarreguemines. Et puisqu’on parle d’illégalité, j’ai cru comprendre qu’il y a un groupe de gens du voyage qui est là sans avoir reçu l’autorisation de la sous-préfecture.

L. Z. : Oui, tout à fait. Mon père a été contacté à la mi-mai par la mairie à propos du terrain situé route de Bitche, que la municipalité voulait réquisitionner avec l’aval de la sous-préfecture. Donc mon père devait aller sur place pour voir comment il allait faire pour bien délimiter le terrain en herbe de manière à ce que les gens du voyage n’aillent pas sur nos céréales. Quand mon père est arrivé, on lui a dit : « Ne vous en faites pas, vous pouvez encore couper l’herbe : ils ne viendront pas avant le 15 juin. » Dans l’après-midi même, le deuxième groupe de gens de voyage arrive et va directement s’installer près de la route de Sarreinsming – donc sur des terrains à nous qui n’étaient pas réquisitionnés par ordre de la sous-préfecture ! Et ça, personne n’en avait sifflé un mot. Pourtant, la mairie était au courant, parce que ce sont des agents de la ville qui ont montré le chemin aux gens du voyage et leur ont ouvert la route. Par ailleurs, l’eau et l’électricité ont été installées ce jour-là. Donc, tout le monde savait qu’ils allaient venir cet après-midi – sauf nous !

Paniers solidaires : J’ai cru comprendre que la mairie pourrait engager une procédure pour vous exproprier. Où est-ce que ça en est ?

L. Z. : En fait, ils ne nomment pas cela une expropriation, mais une « mise à disposition gracieuse du terrain pour cause d’utilité publique ». Il faut savoir qu’ils nous ont déjà exproprié il y a des années. Or, les expropriations ne doivent pas dépasser plus de 25 % de la surface d’une exploitation agricole, sinon ils sont obligés de nous trouver des terrains ailleurs en dédommagement. Mais comme ils n’en ont pas, ils tournent ça autrement. Comme ça, juridiquement, ils ne sont pas obligés de nous offrir une compensation pour les terrains qu’ils ont pris.

Paniers solidaires : Donc, il y avait déjà eu des expropriations avant l’affaire actuelle ?

L. Z. : Ça date du temps de mon grand-père, il y a une quinzaine d’années. C’était pour la zone industrielle : là où certaines entreprises ont fermé depuis, comme Delphi ou Fuji. Ce sont 25 ha que mon grand-père a perdus en une seule fois. Là, c’était déjà un gros manque à gagner pour la ferme. On a récupéré une bonne partie mais on n’a jamais retrouvé la totalité, car les terrains expropriés ont été payés à un prix dérisoire.

Paniers solidaires : Quitte à exproprier quelqu’un pour faire un terrain d’accueil pour les gens du voyage, on pourrait imaginer que ce soit le propriétaire d’une de ces friches industrielles …

L. Z. : Ça pourrait être possible. Mais je pense que la ville aurait trop d’argent à perdre. Parce que même si ces terrains sont vides, leurs propriétaires payent certainement la taxe foncière… Et comme à chaque fois ça représente des hectares et des hectares, je pense que la ville préfère exproprier un petit agriculteur sur différentes parcelles qui à chaque fois ne représentent rien. Une entreprise comme la Delphi [aujourd’hui, le terrain appartient à Johnson Controls – NDLR], ça représente à peu près douze hectares clôturés – ce qui fait beaucoup plus de taxes foncières, etc.

Paniers solidaires : Votre famille est en contact avec un conseiller juridique. D’après lui, est-ce qu’il y a moyen de débloquer la situation ?

L. Z. : Au niveau juridique, non. La ville est en tort, mais si la sous-préfecture donne des ordres, on doit y obéir parce qu’elle a plus de pouvoir que la ville. Ce que le conseiller juridique nous a proposé, c’est d’essayer de trouver un arrangement à l’amiable avec la ville pour que ça nous coûte le moins d’argent possible. Mais pour le moment, la ville nous a simplement proposé trois terrains à faucher.

Paniers solidaires : Quel est le sentiment de la famille Z. sur tout ça ?

L. Z. : Là, on s’est un peu calmé. Avec tout le travail qu’on a à faire, on n’a plus trop le temps de penser à cette histoire. Mais au printemps, quand tout ça nous est tombé sur le bout du nez, on avait le moral dans les chaussettes. On est les derniers agriculteurs à Sarreguemines, on se donne un maximum de peine pour faire des accueils à la ferme (groupes scolaires…). Quand des gros poids lourds se sont embourbés près de chez nous, on les a sortis de leur misère avec nos tracteurs. Bref : on nous a demandé des services, et on les a rendus. Le problème, c’est qu’on ne reçoit rien en contrepartie, maintenant.

En fait, on est gênant pour la ville. À cause de nous, plein de projets de lotissement et de routes ont été bloqués. On dirait que la municipalité essaie de nous pousser à la dépression pour qu’on s’en aille de nous-mêmes. Est-ce que c’est vraiment leur but, ou est-ce qu’ils essaient simplement de nous faire peur pour qu’on évite de racheter des terrains à droite ou à gauche ? On ne le sait pas exactement : le maire dit qu’il n’en a pas contre nous… Lorsqu’ils font leur réunion de bureau, est-ce qu’ils se disent : « le paysan, là, il n’a qu’à dégager ! » ou est-ce que le maire pense vraiment qu’il n’a pas de solution pour le moment ? On ne sait pas sur quel pied danser, on ne sait pas qui croire…

Paniers solidaires : Pour finir, est-ce que vous avez reçu du soutien des gens autour de vous (en mettant à part Paniers solidaires[3] et – encore que ça reste à prouver – les opposants politiques au maire) ?

L. Z. : Non, pas pour le moment. Les gens avec qui on discute disent que c’est inadmissible, mais je ne pense pas qu’ils iraient mouiller leur chemise pour nous. Nous, à Neunkirch, on est encore un village, même si on n’est plus qu’un quartier de Sarreguemines. Or, le député-maire est de notre petit quartier…



[1] Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne

[2] Pour en savoir plus sur cette charte et sur les AMAP, cf. www.reseau-amap.org

[3] On pourrait y ajouter l’association Terre de liens.


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