Chirac : du jeune loup au vieux lion...
par Daniel RIOT
mardi 24 octobre 2006
Une vraie première dans les médias : jamais une chaîne de télévision n’avait diffusé un long documentaire sur un président de la République en exercice. Patrick Rotman, dans un excellent montage, avec des interviews intéressantes, brosse un portrait qui est aussi l’histoire de plusieurs générations. Chirac était déjà au pouvoir quand Kennedy était à la Maison Blanche. Quelle longévité ! Réflexions libres autour d’un personnage dont la personnalité dépasse ou masque la personne. Mystérieux Chirac...
C’était l’après-68 : l’Union des jeunes pour le progrès avait quelque 30 000 adhérents, et l’actuel président de la communauté urbaine de Strasbourg avait réussi à faire venir la plupart des ministres, à commencer par Chaban-Delmas (qui avait glissé sur la neige, en réussissant un de ces rétablissements sportifs dont il avait le secret). Le « jeune loup » Chirac était là, mince, presque transparent. L’Express venait de publier un excellent dessin sur lui inspiré par une publicité d’Yves Saint-Laurent, nu dans une baignoire... Il n’en souriait pas : il en riait. La gloire commence par et dans les caricatures. Il sera servi, pas seulement dans les Guignols et leur super-menteur...
Il fut avec les journalistes comme il sait être avec toutes les corporations, y compris et surtout dans les salons de l’agriculture : sympathique, chaleureux, convivial. On voyait ses dents longues, mais elles ne rayaient aucun parquet. Prestance imposante et prestations séduisantes. Nul besoin d’avoir une longue expérience ou d’avoir recours à Madame Soleil pour savoir que cet homme-là allait avoir un destin hors du commun. Un Rastignac de la politique, « prêt à tout » comme le dira Giscard, battu sur son propre terrain. Un rad-soc, comme on n’en fait plus depuis Edgar Faure. Un personnage dont la personnalité dépasse (ou finit par masquer) la personne.
Depuis, j’ai suivi Chirac, comme tous les citoyens, mais aussi avec la chance de le voir, journalistiquement, à plusieurs reprises, en des périodes différentes, dans des fonctions et des situations diverses... En campagne électorale (quelle énergie !), à table (quel appétit !), en conférence de presse (quel artiste de la langue de bois bien sculptée !), en aparté (quelle chaleur !).
Je me souviens aussi d’une interview obtenue difficilement lorsqu’il était à la mairie de Paris. « Pas plus de dix minutes », me prévient-on... Il me reçoit froidement, comme si j’étais un emmerdeur de journaliste qui lui impose une corvée... Coup de génie (intuitif) de ma part : je lui parle du franc CFA et de l’Afrique. « Vous êtes le premier qui m’interroge sur ces dossiers essentiels »... L’entretien a duré plus d’une heure. Il a décalé des rendez-vous et envoyé sur les roses. Et j’ai pu faire ce que je voulais : une interview d’une page entière dans les DNA, dans cette rubrique « L’invité de la semaine » dont je reste fier. Et nous n’avons évidemment pas parlé que du franc CFA... Chirac se libère quand on le prend par les sentiments et par ses centres d’intérêts (y compris cachés). « Je ne suis pas un exhibitionniste », dit-il. Il est timide et pudique, en fait. Et plus profond, par le cœur et l’esprit, que les apparences ne peuvent le laisser croire.
Je ne narre pas cela par nostalgie ou par nombrilisme. Ces anecdotes sont révélatrices de ce Chirac qui reste mystérieux malgré des décennies d’exposition publique..."Plus il se montre, plus il se cache", note Patrick Rotman dans son excellent documentaire diffusé lundi et mardi sur France 2. La télévision sait faire preuve d’intelligence, parfois. J’ai aimé la première partie et j’attends avec impatience la seconde, pour la qualité du documentaire et pour ce que ce montage traduit : la vie de plusieurs générations. Eh ! Oui. Chirac était déjà dans les salons du pouvoir « à l’époque de Kennedy et de Khrouchtchev ». Ce qui ne rajeunit personne...
Au-delà des sympathies et des antipathies qu’il peut susciter, en dépit des procès qu’on peut lui faire (et de ceux auxquels il échappe par fonction, hélas), en dépit des désaccords politiques et autres qu’on peut avoir avec lui, en dépit des ambiguïtés (pour ne par dire plus) qu’il porte en lui et (qu’il fait porter à la France) ce politicien devenu homme d’Etat, ce « jeune loup » devenu « vieux lion », est humainement fascinant. Hors normes.
Patrick Rotman, malgré son talent et la qualité de son travail, ne nous dira sans doute pas l’essentiel : les regrets de Chirac. Car il doit en avoir... Cochin et ses diatribes anti-européennes ? « Je crois que j’ai fait une connerie », a-t-il dit. La dissolution stupide d’une assemblée à sa « botte » ? Son manque de rigueur dans certaines affaires ? Ses promesses, sociales notamment, non tenues ? Quand il est nommé secrétaire d’Etat aux Affaires sociales, la France ne compte que 300 000 chômeurs et c’est lui qui crée les ANPE... En 1974, c’est lui, premier ministre, qui annonce que « le bout du tunnel est en vue » en parlant de cette « crise » qui reste plus que jamais d’actualité... La liste pourrait être longue.
Mais, sa grande faute (non reconnue) remonte à 2002. Elu président contre Le Pen avec le soutien de tous les républicains, Chirac s’est comporté comme s’il avait été élu par son camp. Plus qu’une erreur : une faute.
Que diable n’a-t-il pas proposé, par exemple, à son ami et condisciple Rocard de s’installer à Matignon ? Cela n’aurait pas été une nouvelle cohabitation, mais une vraie recomposition du paysage politique français. Le « jeune loup » l’aurait fait, peut-être ; le « vieux lion » n’en a eu ni la lucidité ni le courage... Mais on ne refait pas l’histoire. Dommage, pour lui, et surtout pour la France...
Son quinquennat aurait pu être ce qu’il n’est pas : une réussite. Et il aurait été gaulliste dans le plus beau sens du terme : « au-dessus des partis ». De ces partis qui aujourd’hui confisquent les présidentielles et sont plus des rampes de lancement pour ambitions politiques que des centres de réflexion et d’action.
Mais peut-être, les « deux bouts de l’omelette » mis, toute la France est-elle devenue « rad-soc »... avec des partis radicaux dissous dans l’eau tiède des « consensus politiquement corrects » et « sociétalement » dangereux. Chirac méritait sans doute un chiraquisme plus consistant. Mais Rotman ne fait pas un bilan : il retrace une chronologie... C’est déjà assez courageux et talentueux ainsi !