Le pari du divertissement

par Voris : compte fermé
jeudi 7 septembre 2006

Chacun connaît les « Pensées » de Pascal ou, au moins, ses deux textes les plus étudiés : ceux qui évoquent le pari et le divertissement. Ce philosophe en avance sur son temps avait tout compris de l’évolution inévitable de la civilisation humaine qui repose sur... le pari du divertissement.

On se souvient que le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté dans son éditorial du Monde (1) titrait : « La France s’ennuie... ». Quelques semaines plus tard, Paris s’enflammait. Comme Pascal, Godard était un précurseur en mettant ces mots dans la bouche d’Anna Karina : « Je m’ennuie, qu’est-ce que je peux faire, je ne sais pas quoi faire. » (1965, Pierrot le fou), puis en 1967 avec cet autre film, La Chinoise, qui mettait en scène des révoltes étudiantes.

La société a retenu la leçon. Désormais, la guerre à l’ennui allait être déclarée ! L’ennui de l’enfant qui « ne sait pas quoi faire... » - comme Anna Karina - et qui fait peur à l’adulte, lequel craint on ne sait quel péril à laisser son enfant face à ce mal. L’ennui de la jeunesse désoeuvrée qui fait peur à la société, et contiendrait le germe de tous les vices. Bref, l’ennui est néfaste : le mot d’ailleurs n’est-il pas de la même étymologie que le verbe nuire ?

Tout doit être fait pour nous divertir de nos tracas, au sens où Blaise Pascal utilisait de mot. L’ennui n’a plus le sens fort que Baudelaire lui donnait dans Spleen. Il est aujourd’hui synonyme de désintérêt, tristesse, solitude, vide, routine et monotonie. Mais cet ennui n’est pas productif ; il fallait le rentabiliser. Ainsi est apparue la civilisation des loisirs. Les loisirs des uns faisant le travail des autres qui font le profit de quelques-uns, tout allait tourner pour le mieux dans le meilleur des mondes mercantiles.

Mais c’est que le mal allait exiger de plus en plus de soins. Alors, on y remédia par des programmes de télévision de plus en plus divertissants 24 heures sur 24 sur des centaines de chaînes, de la musique sur toutes les stations de radios (libérées dans les années 1980), du football partout et Internet avec ses chants de sirènes : « Venez voir mon blog : vous y trouverez des jeux, des blagues, du sexe, du fun ! ».

Les hommes et les femmes politiques, ne faisant pas exception, se livrent à un tintamarre de tous les diables, et rivalisent d’ingéniosité pour animer les revues people dans le seul but de nous donner quelque distraction. C’est la grande récréation démocratique, le Club Méd’ de la pensée, le « dadadirladada ! »

Après tout, quel mal y a-t-il ? Ayant fait le pari que la vie éternelle n’existe pas non plus que Dieu, ne faisons-nous pas une juste application du principe carpe diem : cueille la vie ? Nous gageons que seul compte le divertissement au jour le jour.

Le problème, c’est que le traitement appliqué ne suffit plus au mal désormais planétaire, et que les doses prescrites doivent augmenter, sans limite. Le zapping, né de la multiplication des chaînes de télé et de l’invention de la télécommande (chez toi, la-télé-commande !) va devenir la règle et s’étendre partout : le journal télévisé passe rapidement d’un sujet à un autre en mélangeant allègrement les genres (« sans transition »), les héros de séries changent d’univers ou de vie à chaque épisode (au besoin, ils se voient doter d’un pouvoir surnaturel, comme celui de remonter le temps, d’aller sur d’autres planètes, de se transposer dans la peau d’autres gens grâce à des talents de médium ou de substitution). On insère dans le scénario même une technique de zapping entre plusieurs intrigues se déroulant à plusieurs époques ou en des lieux différents. On multiplie à l’envi les plans rapides et successifs. Quel jeune supporterait de regarder sans bailler un épisode d’Au nom de la loi avec Steve Mac Queen ? Enfin s’est développé le « tout virtuel » des jeux vidéo, bien éloignés du très réel ennui...
L’ennui étant un filon économique inépuisable, la machine n’est pas près de se calmer. Mais ne voit-on pas le leurre de tout cela ? Qui peut encore faire la différence entre divertissement et diversion (du sport et des jeux pour escamoter une affaire de pot-de-vin, par exemple) ?

Attention ! L’activisme n’est pas la réponse à l’ennui.

Relisons Pascal, dont le texte sur le pari s’appelait à l’origine : Lettre pour ôter les obstacles, ou discours de la machine, et avait pour visée de susciter chez le lecteur une prise de conscience afin qu’il se libère de l’emprise de ses habitudes terrestres (les obstacles) et pour qu’il puisse s’adonner pleinement à la recherche de la vérité.

Revoyons aujourd’hui le sens du divertissement !

(1) Editorial du journal Le Monde du 15 mars 1968


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