La déification du nombre en démocratie

par Jean-Michel Tengang-Bogogam
lundi 12 mars 2007

Le nombre démocratique déterminé en permanence sait encore nous offrir d’atroces aventures militaires, il sait encore canaliser le plus sombre de l’homme, mais il ne sait plus espérer, il ne sait plus rêver, il ne sait plus révolutionner. Il lui est impossible de regarder le véritable avenir que nous préparent la science et ses fabuleuses promesses, car il ne sait lire le passé et le futur qu’à travers la toute puissance de ses pulsions instantanées aveuglantes. Le monde démocratique n’aura plus jamais de dirigeant révolutionnaire ou même simplement visionnaire ; il n’en veut absolument pas, il prétend vouloir des changements profonds, mais il les veut sans la moindre expérimentation, sans le moindre risque. Il balance le pays d’un camp à l’autre, d’un dirigeant à l’autre, à la recherche du messie de l’impossible qui pourrait lui proposer une équation sans inconnue pour de merveilleux lendemains.

Face aux dictatures aveugles, la démocratie borgne s’est autoproclamée reine. Elle se targue d’être le meilleur système politique qui soit. Parce qu’elle offre aux différents intérêts du peuple de s’exprimer, parce qu’elle lui permet de choisir, quelles que soient les rasions tortueuses qui auront conduit au choix majoritaire, le résultat devra être sacralisé, car le nombre en démocratie est un absolu.

Mais, alors qu’auparavant il ne le devenait vraiment qu’à la sortie des urnes, aujourd’hui il commence son règne bien avant. Là où, variable indéterminée ou mal déterminée, il laissait libre cours aux imaginations les plus audacieuses de ceux qui sollicitaient les voix du peuple, la "science" de nouveaux sorciers modernes lui a fait perdre tous ses moments aléatoires, ôtant toute véritable liberté de pensée aux candidats qui voudraient avoir une chance de victoire. Ceux qui gardent encore une grande audace sont ceux dont le nombre a certifié qu’ils n’avaient rien à perdre.

Le nombre démocratique déterminé en permanence sait encore nous offrir d’atroces aventures militaires, il sait encore canaliser le plus sombre de l’homme, mais il ne sait plus espérer, il ne sait plus rêver, il ne sait plus révolutionner, il lui est impossible de regarder le véritable avenir que nous préparent la science et ses fabuleuses promesses, car il ne sait lire le passé et le futur qu’à travers la toute-puissance de ses pulsions instantanées aveuglantes. Le monde démocratique n’aura plus jamais de dirigeant révolutionnaire ou même simplement visionnaire, il n’en veut absolument pas, il prétend vouloir des changements profonds, mais il les veut sans la moindre expérimentation, sans le moindre risque. Il balance le pays d’un camp à l’autre, d’un dirigeant à l’autre, à la recherche du messie de l’impossible qui pourrait lui proposer une équation sans inconnue pour de merveilleux lendemains.

Mais, me direz-vous, sans dirigeants révolutionnaires, sans dirigeants visionnaires, le monde contemporain ne connaît-il pas une fulgurante évolution ? D’abord je vous répondrai qu’au milieu du bruit infernal des foules pleurnichant en permanence sur leur sort et accompagnées par les tambours des dirigeants politiques soumis à la loi du nombre du jeu démocratique, il faut être doté d’une concentration intellectuelle hors du commun pour entendre le son des merveilles de notre temps. Ensuite, ces merveilles sont bien l’œuvre de révolutionnaires, de visionnaires, mais ceux-ci ne sont pas politiques, ils sont scientifiques. Et enfin, bien qu’imprimant les véritables orientations de l’humanité parce qu’ils jouissent de grandes libertés à l’abri du dictat du nombre démocratique, le bouclier qui les en protége n’est pas totalement étanche, et ils courent parfois le risque de voir leurs élans brisés par les incursions apeurées et irréfléchies des partisans fainéants de l’équation des lendemains sans la moindre inconnue.

Le monde de la physique quantique, notre monde, est construit sur des principes fabuleux d’indétermination. Les physiciens recherchent aujourd’hui la loi initiale qui a permis à l’univers d’exister, et on a la certitude qu’elle s’appuie sur l’incertitude, parce que si elle était déterministe, rien n’existerait.

Je suis profondément perturbé par le discours qui attend des candidats à la présidence qu’ils aient une vision de l’avenir du pays, tout en exigeant qu’ils aient des certitudes sur cet idéal, notamment en chiffrant avec une stricte exactitude leur programme. On ne peut pas prévoir à l’avance les bouleversements sociaux et économiques que peut engendrer la recherche scientifique, parce qu’il est impossible de savoir exactement ce que l’on trouvera et quand cela arrivera. On demande aux candidats une chose et son contraire et ils n’ont d’autre choix que de tricher pour s’en sortir. Quand on s’en rend compte, on leur dit qu’ils usent de la langue de bois, mais ce n’est que le langage rigide de l’impossible qu’on attend d’eux.

Cette exigence irréalisable ne leur est pas directement exprimée par le peuple. Elle passe par des intermédiaires, des filtres dont l’importance est capitale : ce sont les commentateurs politiques. Ces derniers temps, ceux-ci s’appuient en priorité sur le fameux nombre, celui des sondages. S’ils le voulaient, ils pourraient lui redonner de l’incertitude, de la souplesse pour libérer les idées politiques les plus inédites, les plus révolutionnaires, les plus visionnaires. Pourquoi ne le font-ils pas ? Ils sont certainement l’une des clés essentielles des lacunes de la démocratie, mais ils semblent aujourd’hui incapables de résister à la pression du nombre. On les considère pourtant comme des observateurs capables de percevoir les nuances les plus subtiles qui permettent d’évaluer les véritables qualités des candidats, mais ils ne prennent le risque de les souligner que lorsque le nombre en impose un en haut de l’affiche. Pour expliquer leur comportement, je vais me déplacer sur un autre terrain.

Les filtres n’existent pas qu’en politique et j’ai déjà eu à en traiter dans une analyse que j’ai rédigée sur la production musicale. J’ai étudié le comportement des filtres entre le créateur et le public que sont les directeurs artistiques des maisons de disques. Ces filtres se font choisir pour la qualité de leur cœur, car le génie musical aurait une particularité : il donnerait des coups imperceptibles pour le commun des mortels et il faut alors disposer d’un cœur particulier pour en ressentir les effets et pouvoir ainsi détecter sa présence. C’est une arme supposée redoutable : Le coup de coeur. Le filtre doit pouvoir d’une première oreille découvrir n’importe quel talent ; est petit (expert) celui qui s’y essaye plus d’une fois ou trop longtemps. En effet un bon coup de cœur se doit d’être bref et sec. Le bon filtre doit être capable de vibrer avec justesse et rapidité à tout déplacement d’air par tout air musical de valeur. Mais le métier n’est pas sans risque, il arrive que d’excellents experts se fassent piéger et, quelques coups de cœur de côté, et c’est le coup de grâce. Alors, ils se sont établis une règle et une seule, une règle de protection, la loi de survie du filtre : « Un filtre qui aura laissé passer ce qui sera considéré par le public comme de la médiocrité finira dans la même poubelle que celle-ci ; un filtre qui aura retenu du génie

ne risquera rien, car on ne le saura jamais ». Ainsi protégé, le filtre, lorgnant honteusement comme il ne le devrait pas vers les clameurs du public au filtrat de ses rarissimes congénères courageux, se goinfre de l’assurant, servi par les assurés de son couloir de copinage artistique de survie les plus proches de l’air du temps. Et, du fond de son cœur salarial alors à l’abri des traîtrises éventuelles de son cœur raisonné, il ne manquera pas de s’offrir la "voix du maître" en poussant de la voix de traître la plus haute possible, le « Aïe ! », censé annoncer la rencontre de son cœur avec la géniale frappe. Et aux autres, les recalés de l’impitoyable cardio-censure, il lancera un "Ne correspond pas à nos recherches actuelles". Involontaire sincérité pour ce malheureux qui ne cherchait certainement rien (sinon il se serait laissé guider par plus de nuances) et, au mieux, du pire de ce qui ne serait de ma part qu’une ignorance médisante, il n’en resterait pas moins une trahison inconsciente de sa quête d’une si légère variante de l’établi qu’il n’a pas eu besoin de la décrire. Et s’il me fallait m’incliner parce qu’il serait lui-même un très brillant artiste, certain à l’avance de ce qui doit être mais ne cherchant pas à influencer ses homologues, je tiendrais encore debout en m’interrogeant sur les raisons profondes qui le poussent à ne pas se contenter d’une introspection. Altruisme excessif ? A moins qu’il n’en soit trop éloigné, au service d’une cause des plus ténébreuses : la déstabilisation des doués dont il ne peut assurer l’aventure, épuisé par trop de largesses nourricières.

Il m’est arrivé, d’un peu de rage, d’un peu d’humour et de quelque raison, de conseiller à un de mes amis artistes d’adresser la réponse suivante à l’un d’eux : "Vous êtes à notre disposition pour l’écoute d’autres œuvres. Que recherchez-vous ? Nous sommes hélas au regret de vous annoncer que votre proposition ne nous intéresse pas, sa raideur ne correspond pas à nos recherches actuelles du meilleur répondant artistique. Nous vous souhaitons peu de chance dans la suite de votre sommeil, et toutes les chances pour un réveil à la conscience musicale qui, nous en sommes certains, finirait par remplir substantiellement les caisses de votre employeur, et les vôtres d’un or bien plus pur, et éloignerait de vos nuits de notes, les cauchemars chantants que vous avez pourtant aidés à proliférer. Du courage, et vous finirez riche et... beau."

Dans de nombreux domaines, les filtres participent à la construction d’une jungle aux règles indéfinies où toute raison se perd. Dans le domaine politique, la facilité à s’imposer par la prolifération des mots sciemment embrouillés pour coller au nombre roi et la multiplication des lieux d’émission conduisent de plus en plus de rapaces dans l’arène, et la jungle s’épaissit plus que jamais. J’ai personnellement la conviction que tout le meilleur de l’avenir passe par l’éducation et la recherche. Cette dernière peut régler une grande partie, sinon la totalité des problèmes économiques, écologiques, sociaux, judiciaires, etc. Quelques candidats ont essayé de le dire, mais il a fallu que ces voix essentielles traversent la jungle des filtres et leurs brouhahas assourdissants au nom du nombre tout-puissant où elles se sont perdues. Et moi, ça me rend si triste.


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