Énigme médiatique

par Michel Monette
samedi 26 mars 2005

Sous-alimentation malgré des surplus alimentaires : où sont les médias ?

« La prévention des famines met en jeu des mesures si faciles que la véritable énigme tient à ce qu’elles continuent de sévir », s’étonnait l’économiste Indien Amartya Sen. Je comprend tout à fait votre étonnement, Monsieur Sen. Alors qu’on la croit disparue, la famine finit par faire un retour sur l’avant-scène. Mais ces retours épisodiques cachent l’indifférence des médias à la sous-alimentation de centaines de millions d’êtres humains.

Amartya Sen prétend

que la famine apparaît seulement là où il n’y a pas de démocratie. Prenons pour acquis que Sen a raison. Après tout, ne lui a-t-on pas décerné un Prix Nobel !

Je sens naître un sarcasme chez quelques-uns d’entre vous. Non, tout de même, vous n’allez pas me sortir la blague sur les économistes nobélisés ?

Economics is the only field in which two people can share a Nobel Prize for saying opposing things.

Jokes about economists and economics.

S’il-vous-plait, un peu de sérieux.

Indifférence des médias à la famine cachée

D’abord une mise en garde  : médiatiser ne veut pas dire comprendre. Cela étant dit, Sen fait l’hypothèse que la capacité des médias dans une démocratie à alerter l’opinion publique permet d’éviter que ne s’installe une famine.

Pourquoi ? Parce que même dans les pays pauvres, les gouvernements démocratiques doivent tenir compte de l’opinion publique. Leur survie en dépend. Point.

Alors, Monsieur Sen, expliquez-nous ceci :

L’agriculture indienne affronte des problèmes sans précédent depuis 20 ans. Pourtant pas un seul quotidien national n’a détaché un journaliste à plein temps sur cette affaire. Qu’importe si l’existence de centaines de millions d’Indiens en dépend !

La famine indésirable dans la presse indienne.
P. Sainath, journaliste et écrivain indien.

L’inde a à la fois un surplus alimentaire et une sous-alimentation. Ce n’est pas de nature à alerter l’opinion publique, cela ?

Pourquoi la démocratie n’empêche-t-elle pas la famine cachée de tuer des millions d’êtres humains chaque année, me demanderez-vous ?

Chacun pour soi...

Citant Rousseau qui décrivait la démocratie comme une association volontaire de citoyens libres et égaux qui veulent régler leur vie en commun de façon légitime et recourent pour ce faire au droit positif, Habernas se demandait, il y a quelques années, si la complexité des sociétés ne la tenait pas en échec.

Dans une telle complexité, entre individus privés et parternaires sociaux , « on n’aurait plus affaire, dans la vie commune, qu’à des options individuelles, et non aux libertés de citoyens soumis à une pratique commune », poursuivait le philosophe.

Fatalistes, les individus remettraient leur destin entre les mains des marchés. Ceux-ci proposeraient des possibilités et chacun pour soi nous déciderions en fonction de la logique de l’économie d’entreprise avec ses exigences d’adaptabilité.

...et l’opinion publique règne

La double nature des médias - informer le public et en donner pour leur argent aux actionnaires - ne leur laisse guère le choix. Dans un monde où domine la logique marchande, ils doivent rentabiliser l’opinion publique.

Les techniques permettant de connaître l’opinion publique sont à la frontière de l’information et de la manipulation. Le père du sondage d’opinion, George Gallup, l’appelait un référendum par échantillon. Échantillonner, ce n’est pas l’antithèse même de la démocratie ? Adaptabilité, disait-on ?

On s’émeut collectivement lors d’une famine, alors que la sous-alimentation n’a pas le même impact sur l’opinion publique.

Bref, mourir à petit feu, c’est triste, mais ce n’est pas médiatiquement rentable.

Des questions ?

En voici une : comment renverser la vapeur et provoquer des débats de fond sur les causes de l’une (la famine) et de l’autre (la sous-alimentation) qui permettraient à des décisions prises démocratiquement de remplacer les agrégats de choix individuels dictés par les marchés ?

Faudra-t-il, comme le développement durable, une opinion publique durable ?


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