OMC : l’Europe joue-t-elle vraiment le jeu ?

par Euros du Village
vendredi 20 octobre 2006

Cinq années de négociations mises au frigo. C’est en substance ce à quoi ont abouti les discussions « de la dernière chance » orchestrées à Genève en juillet dernier, sous la baguette de Pascal Lamy, le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. Mais le blaming game auquel se sont livrés l’UE et les USA, se rejetant mutuellement la responsabilité de l’échec du cycle de Doha, n’a pu faire oublier que les négociations multilatérales menées dans le cadre de l’OMC avaient pour objectif, au-delà d’un règlement des différends entre les deux grandes puissances commerciales, de contribuer au développement des pays les plus pauvres. C’est à l’aune de cet objectif que se mesure le coût de l’occasion manquée. L’UE et les USA n’ont donc pu que faire part de leurs regrets... en se montrant du doigt.

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Sans pour autant chercher à attribuer à l’une ou à l’autre des parties la responsabilité de l’échec du cycle de négociations - les déclarations de Peter Mandelson et de Susan C. Schwab sont suffisamment contradictoires pour nous éviter de tomber dans ce piège - il semble intéressant de revenir sur la position de l’Union européenne, afin de comprendre si, face au défi lancé à Doha, elle a joué le jeu.


De Doha à Genève : un chemin pavé de bonnes intentions, mais...


Le Cycle de Doha, lancé en 2001 dans la capitale du Qatar, avait pour ambition d’œuvrer en faveur de la libéralisation des échanges mondiaux tout en veillant à garantir aux pays en voie de développement des bénéfices substantiels. Il s’agissait de réparer le tort provoqué par le Cycle d’Uruguay, conçu pour servir les intérêts des grandes puissances commerciales. Le fiasco de Seattle en 1999 avait joué à cet égard un rôle de détonateur, et avait amené les pays riches à reconnaître qu’un développement des échanges mondiaux ne pouvait plus se faire sans que les pays en voie de développement aient la garantie de bénéfices réels. C’est ainsi que l’Agenda du développement de Doha a été mis sur la table.
Depuis le lancement du cycle de négociations, des résultats substantiels ont été obtenus, le plus significatif d’entre eux étant la décision prise à Genève, en 2004, d’éliminer les subventions agricoles à l’export, laquelle s’accompagnait d’un engagement à limiter les autres subventions et à baisser les tarifs douaniers sur les produits agricoles. Les résultats atteints l’année suivante à Hong-Kong s’avéraient plus maigres, mais les pays riches s’accordaient tout de même sur une date pour l’élimination des subventions agricoles (2013, soit l’année d’entrée en vigueur de la prochaine programmation budgétaire de l’UE) et sur le principe d’un accès à leurs marchés sans droit de douane ni contingent des produits en provenance des pays les moins avancés. Les négociations de Genève ont finalement achoppé sur la question des subventions agricoles et des tarifs douaniers, au sujet desquels les positions américaines et européennes sont apparues inconciliables.


L’UE et la PAC sur la sellette

Si le cycle avait pour ambition d’aboutir à un accord global incluant les produits de l’industrie et les services, les négociations se sont très vite focalisées sur l’agriculture, et l’UE, réputée pour son protectionnisme agricole, a été mise sur la sellette. Les discussions ne pouvaient alors avancer que si l’UE acceptait de faire d’importantes concessions sur ces tarifs douaniers, jugés excessifs par ses partenaires. Celle-ci, par l’intermédiaire du commissaire européen en charge du commerce, Peter Mandelson, a donc finalement proposé une baisse moyenne de ses droits de douanes de 51,5% (contre une proposition initiale de 39%), une offre certes contrebalancée par des exceptions sur les produits considérés comme sensibles, mais qui se rapprochait considérablement de la baisse de 54% demandée par les pays en voie de développement du G20 (incluant l’Inde et le Brésil). Côté subventions, le principe d’une suppression des aides à l’exportation étant acquis, la pression pesait sur les Etats-Unis à qui il a été reproché de proposer un arrangement qui devait leur permettre, par un tour de passe-passe entre les différentes catégories de subventions autorisées par l’OMC (voir encadré), d’obtenir un montant maximal de subventions supérieur aux aides actuellement versées aux agriculteurs américains : 22,7 milliards de dollars autorisés contre 19,7 milliards de paiement en 2005. Ces chiffres sont certes nettement inférieurs à ceux de l’UE (88 milliards de dollars de subventions), mais ils recouvrent des réalités bien différentes. D’une part, l’UE compte 10 millions d’agriculteurs contre 2 millions aux Etats-Unis et, d’autre part, les subventions accordées par l’UE à ses exploitants agricoles ont, en proportion, bien moins d’effets de distorsion sur le marché depuis les réformes successives de la PAC entreprises dans le cadre du processus de libéralisation des échanges : substitution des aides directes aux prix garantis (réformes de 1992 et 1999) et découplage des aides par rapport au niveau de production (réforme de 2003). L’UE bénéficiait donc d’une marge de manœuvre réelle et concrète, qui lui a permis de proposer une baisse des subventions agricoles trade distorting de 70% - soit l’équivalent de la part des aides découplées de la production à l’issue de la réforme 2003 de la PAC - et de détourner un peu de l’attention des membres de l’OMC sur les Etats-Unis en exigeant de leur part des efforts engageant une réforme de leur politique agricole.


Les catégories de subventions de l’OMC

Les subventions (soutien interne) sont classées par catégories (ou ‘boîtes’) à l’OMC. Le contenu exact de ces catégories et le montant maximal de subventions autorisé pour chacune d’entre elles a fait l’objet d’âpres discussions lors des dernières négociations multilatérales. Ces catégories sont désignées par une couleur chacune.

Dans le domaine de l’agriculture, on dénombre trois catégories :

Catégorie orange : Ce sont les mesures de soutien interne réputées avoir des effets de distorsion sur la production et les échanges. Selon les termes de l’Accord sur l’agriculture, cette catégorie regroupe toutes les mesures de soutien interne à l’exception de celles relevant des catégories bleue et verte. Les mécanismes de prix garantis et les mesures de soutien couplées au volume de production figurent dans la catégorie orange.

Catégorie bleue : Ce sont les mesures de soutien interne relevant normalement de la catégorie orange mais incitant les agriculteurs à limiter leur production.

Catégorie verte : Il s’agit de subventions dont les effets de distorsion sur les échanges sont nuls. Ce sont généralement des aides directes financées par les fonds publics et découplées des niveaux de production et des prix.

Le refus de la position maximaliste américaine

Les Etats-Unis, pourtant, ont rejeté toute concession substantielle en matière de subventions tant que la proposition de l’Union européenne ne s’étalonnait pas sur leur demande, soit une baisse moyenne de 66% des tarifs douaniers, et jusqu’à 90% sur certains produits. Les Etats-Unis demandaient donc beaucoup à leurs partenaires pour, de leur côté, pouvoir engager des réformes. Cette position est révélatrice de l’approche maximaliste adoptée par les Etats-Unis qui, au travers d’une quasi-disparition des tarifs douaniers, recherchaient une libéralisation intensive des marchés mondiaux. Susan C. Schwab n’a-t-elle pas déclaré le lendemain de l’échec des négociations à Genève que « Doha Lite has never been an option for the United States »  ? L’Europe a refusé, et ceci pour deux raisons.
La première est assez évidente. L’histoire de l’intégration européenne épouse celle de la PAC qui, aujourd’hui encore, représente 43% du budget communautaire. De nombreux Etats, en premier lieu la France, y sont très attachés et le débat interne dans l’UE est suffisamment houleux pour savoir qu’un accord commercial - fût-il multilatéral - enterrant la PAC n’a aucune chance d’être paraphé par le Conseil. L’Europe reste une grande puissance agricole, où l’agriculture ne représente certes que 2% du PIB de l’UE 25, mais emploie régulièrement plus de 20 millions de personnes (10 millions équivalents temps plein) et où l’importance de l’agriculture est reconnue bien au-delà de sa fonction économique et alimentaire. Les coûts socio-économiques et politiques d’une libéralisation totale du marché agricole seraient donc très élevés, alors même que les conséquences de la réforme 2003 de la PAC ne sont pas encore bien appréciées. Une approche par paliers, celle adoptée au début des années 1990, est donc la seule qui soit réaliste pour l’UE. Ses partenaires commerciaux ne l’ignorent pas et, s’ils ont la volonté d’aboutir à un accord, se doivent d’intégrer ce paramètre.


Ouverture des marchés ne signifie pas nécessairement développement

La seconde explication au refus de la logique maximaliste américaine vient de ce qu’une libéralisation accrue des marchés agricoles ne profiterait qu’inégalement aux pays en voie de développement, et serait préjudiciable aux pays les moins développés. Un certain nombre d’études ont en effet montré que la libéralisation dans l’agriculture bénéficierait aux pays exportateurs les plus compétitifs (Australie, Nouvelle-Zélande, Brésil, Argentine, Thaïlande, etc.) et à quelques pays importateurs (EFTA, Corée du Sud, Taïwan et, dans une moindre mesure, l’Union européenne). Elles montrent également que la libéralisation des marché pourrait être préjudiciable aux pays les moins développés, par effet combiné de la disparition des accès préférentiels aux marchés obtenus dans le cadre d’accords multilatéraux et de la perte de revenus provenant des droits de douane. Enfin, ces études montrent que les gains les plus importants sont à attendre d’une libéralisation des produits de l’industrie et des services. Par conséquent, dans le contexte d’un cycle négociations sous le signe du développement, l’UE s’est saisie de l’argument pour appuyer son refus de céder aux demandes américaines, et accuser les Etats-Unis et certains membres du groupe de Cairns d’oublier les objectifs initiaux en demandant aux pays les moins avancés d’ouvrir leurs marchés dans des proportions équivalentes à celles exigées des pays riches ou des pays en voie de développement, et en focalisant les débats sur la question de l’agriculture. Les études en question, réalisée par différents organismes, font l’objet d’un mémo publié sur le site de la DG Commerce  : la Commission fait preuve d’un bel opportunisme en reprenant leurs conclusions comme argument, invoquant l’intérêt des pays en voie de développement pour appuyer son refus de la proposition américaine. Mais elle a vu juste : rappelons que, d’une part, l’UE a accédé à la demande des pays du G 20 de réduire ses tarifs agricoles de 54% et que, d’autre part, ce sont les grandes puissances exportatrices, en premier lieu les USA et l’Australie, qui ont le plus violemment critiqué la position européenne.


L’UE doit encore faire la preuve de sa bonne foi

La position de l’UE face à la proposition des Etats-Unis s’explique donc en partie par une différence de vue quant à la manière d’aborder la libéralisation des échanges. Les pays anglo-saxons, acquis au consensus de Washington, ne jurent que par l’ouverture des marchés mondiaux. l’UE estime pour sa part qu’une libéralisation au pas de course n’est pas la réponse immédiate aux défis du développement. La position de l’UE n’est donc pas intenable au regard des objectifs du cycle de Doha. Si l’UE ne se sent pas vocation à sacrifier ses intérêts au nom du multilatéralisme, pour reprendre les termes du ministre français de l’agriculture, Dominique Bussereau, elle n’a aucun intérêt à faire des concession trop lourdes à ses concurrents pour un accord ne garantissant pas l’intérêt des pays en voie de développement, mais ouvrant simplement les portes de son marché aux nouveaux compétiteurs que sont le Brésil, la Chine ou l’Inde. En cela, l’UE semble bien avoir joué le jeu.
Les pays les moins avancés ont beaucoup à perdre de l’absence d’accord. Celui qui se dessinait permettait de nombreuses avancées. Celles-ci ne sont peut-être pas définitivement perdues, et pourraient être remises sur la table à la faveur d’une reprise des négociations, que les pays émergents du G20 appellent de leur voeux. Mais l’UE semble à présent décidée à emprunter la voie du bilatéralisme. Ce peut être une bonne solution, à condition de ne pas forcer la main de ses partenaires lors de la négociation de ces accords. Ce sera là une nouvelle occasion de tester l’attachement de l’UE aux objectifs annoncés lors de l’ouverture du cycle de Doha.

Auteur : Xavier Le DEN, Euros du Village


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