Les réfugiés telluriques de Kathmandu

par Christophe Pelissier
vendredi 29 mai 2015

 

22 mai 2015, 20.45, Thamel, Kathmandu, Népal

Enfin arrivés à Kathmandu après un voyage de six heures depuis Pokhara. Ma compagne doit prendre un avion pour l'Italie dans trois jours, et seule la pression psychologique de manquer le vol a surpassé la paranoïa de subir des nouvelles secousses près des épicentres mortels.

Le voyage s'est surprenament bien passé, le trafic routier commercial depuis Kathmandu s'est fortement ralenti, une conséquence du tremblement de terre du 25 avril 2015. Ce qui laisse plus de place en largeur à l'étroite autoroute, semée de trous béant, épargne les croisements des énormes camions et diminue le temps de trajet. On peut apercevoir parfois, le long de la route, des stands UK Aid ainsi que des tentes de la croix rouge chinoise.

Premières impressions à l'arrivée de la périphérie de Kathmandu : quelques murs détruits, un poteau élèctrique tordu, mais rien de catastrophique pour l'instant. Puis un stade rempli de tentes-abris...et un autre, celui situé à proximité du palais royal, immense, couvert aussi de tentes, multicolores. Ce sont les réfugiés telluriques, des milliers, ceux dont les maisons, en brique non cimentées, n'ont pas resisté ; les plus pauvres. Nous arrivons à l'hotel, recommandé par un locataire de la guesthouse de Pokhara. Il n'y a plus qu'une chambre, au quatrième étage. J'hésite, l'activité sismique n'est pas terminée. Je tente notre chance. Thamel, la rue-plateforme touristique de Kathmandu est déserte, les rares étrangers sont des journalistes, des photographes, des volontaires internationaux. Trekkeurs et vacanciers sont repartis, 45,000 ont repris l'avion depuis le 25 avril.

Nous sortons faire une virée à Durbar square : partout des tentes sur la place ; bidons d'eau, sacs de riz, matelas, couvertures ont été fournies aux sans-abris.

Certains monuments historiques sont tombés en ruine, des pans entiers du palais royal écroulés ; des gravures en bois, millénaires, gisent sur le sol. Les militaires sont partout, empêchant l'accès aux ruines en arrière plan, trop dangeureuses sans doute (verifier plan K). Une mère et ses trois enfants sous tente s'est trouvé un métier : elle vend du thé et des samosas aux touristes népalais, abasourdis quant aux dégats d'un patrimoine national inestimable. Des appareils photo couteux, les yeux rivés sur le viseur, les photographes de presse cliquent parmi les décombres, parmi les réfugiés ; tel des pervers aux jumelles de chasseur qui hantent les plages. Je me sens comme dans un zoo...

Nous continuons vers Freak Street, la mythique rue des hippies venus célèbrer la révolution des moeurs européennes à grande brassées de drogues vendues sur le bitume – Charles Duchaussois, avec son ouvrage “Flash”, en a livré un témoignagne cru, intense et détaillé*. La rue est intacte, mise à part quelques batiments. Un temple tibétain a été détruit, dans un petite cour intérieure, sombre, lugubre ; seuls les drapeaux de prière multicolores restent, accrochés sur le mur, souvenir unique de l'endroit sacré ; un homme, debout, à l'extérieur, vend des bibelots bouddiques ; son négoce a été détruit. Il n'a pas l'air triste. Les enfants sous les tentes de Durbar square n'avaient pas l'air tristes non plus. Seulement en manque d'affection parentale. Des orphelains du tremblement ?

Dégats mineurs à premiere vue. Trois jeunes locaux contemple un bâtiment détruit. Nous lui demandons s'ils ont vécu le drame. A l'écoute du mot “earthquake”, ils se taisent, le visage sévère, impénetrable ; nous percevons sous le masque facial inexpressif asiatique, une peur sourde, réminiscente. Quelques secondes durant lesquelles un ange de mort passe au dessus de nos têtes, muet. Peut être ont-ils des victimes dans leur famille ? Peut être ont ils vu des amis disparaître ? Nous saluons, rentrons à Thamel et nous précipitons dans le premier restaurant japonais, affamés, les jambes lourdes. Une soupe miso revitalisante nous mène à la rencontre d'un jeune homme caucasien, assis, en bas ; il est en train de parler avec un local. Nous l'abordons, il nous avoue travailler pour le “Guardian” ; en principe, il est en voyage, mais pour l'occasion, il a écrit un article en free lance.

La vie continue ici à Kathmandu, les sifflements guturaux des conducteurs de rickshaw vélocyclés et leur sonnette stridente, les conversations hachées typiques de la vocale népalaise sanskrite, les gongs des puja hindous et tibétains, les klaxons stressants des taxis. Il est 8.00 du matin. L'activité a commencé tôt, 5.30, ce sont les heures les moins chaudes, les plus favorables aux douceurs de la joie de vivre népalaise. Un café italien corsé, une mangue presque trop fruitée, de l'avène arrosée d'eau chaude. Du travail nous attend aujourd'hui...

23-05-2015, 9.00, Thamel, Kathmandu

Aujourd'hui notre objectif est l'immense terrain couvert de tentes que nous avons aperçu dans le bus hier depuis Pokhara. Un quart d'heure à pied nous affirme-t-on. Il fait déjà chaud lorsque nous entamons la marche. Il ne nous faut pas longtemps pour rencontrer les premières tentes. Puis les secondes, plus nombreuses, situées sur le champ d'un trust religieux hindou. Premières questions, premières interviews. Les gens sont chaleureux, apparemment tranquilles. Ils répondent avec franchise : en réalité ils ont peur ; la peur viscérale de revivre la terreur du 25 avril. Nombreux ont vu leur maison détruite, et nombreux ont simplement peur de retourner vivre dans leur appartement, intact, mais situé en hauteur dans de vieux immeubles. Un autre attend l'expertise de l'ingénieur pour approuver la sécurité de son chez-soi. Ce garcon nous confie la rumeur actuelle : un autre tremblement de terre, puissant, se produira à 14.00 aujourd'hui ; nous nous regardons, A et moi, un accès soudain de paranoia. “Who said that ?”, “our holy man”, un shaman ou medium. A se reprend et suggère qu'ils seront en sécurité, ici, sur ce terrain en friche, aucun immeuble avoisinant. Puis à la question “What about the future of Nepal ?” reviennent régulièrement les sujets chauds du moment : le gouvernement qui ne fait rien, les vivres de l'aide international qui n'arrivent qu'en partie. Un mois après le drame, le début de la reconstruction se fait attendre. Inaction volontaire des autorités népalaises ? Et puis la mousson qui arrive, les pluies torrentielles sur les tentes provisoires de fortune ; bientôt également réfugiés climatiques ? Délusion, tristesse et incertitudes de l'avenir se lisent sur les visages. Non, décidément, ils ne semblent pas montrer beaucoup d'espoir pour le futur...

Une femme nous propose de déjeuner à la cantine du trust qui a prêté son terrain pour les victimes. Il y fait frais et le dalh baht tarcurry est délicieux, 100 Rps (1 Euro). Un homme aux chaussures hautes de cuir nous demande si nous sommes contractés par “the UN”. Nous répondons par la négative. Nous enregistrons les messages du futur des népalais. Il nous salue respectueusement et prend congé. Je soupçonne un représentant de la police. Lorsque nous sortons de la cantine, deux militaires sont assis dans le lobby du trust ; ils nous observent. Nous leur lançons un rapide coup d'oeil en souriant. Accablé par la chaleur, je lutte pour négocier le taxi, beaucoup trop cher pour la distance.

24-05-2015, 17.00, Restaurant, Thamel, Kathmandu

Aujourd'hui nous ne sommes pas sortis de la chambre ; la chaleur est devenue insupportable, et l'air conditionné de la chambre du dernier étage débite à fond. Déjeuner au cours duquel nous obtenons d'autres informations : un écossais, Rob, attend des tentes indiennes pour son association, installée au Népal depuis six ans. A notre surprise de n'apercevoir que de rares associations d'aide sur notre parcours du pays dans les transports, il nous explique que les fonds internationaux débloqués récemment sont distribués aux grandes OGN, qui prélèvent 25% pour leur frais administratifs, et doivent reverser 20% au gouvernement népalais – frais administratifs également. Beaucoup de frais administratifs donc. Depuis le don effectué en Occident par les français, souvent encouragé par un lourd battage médiatique, un faible pourcentage arrive à destination. Pourquoi ? L'excuse commode est “frais administratifs” ; ce qui, admettons le, veut tout et rien dire. “Frais administratifs” ne signifierait il pas plutôt “frais logistiques” ou bien “faux frais” ? Des faux frais bien réels, si l'on juge des SUV récents portant le sigle des grandes ONG. J'en ai aperçu les rouages au Kosovo, lors de mon voyage en bicyclette, en 2007 ; achetée à Belgrade ; j'avais ensuite descendu toute la Serbie jusqu'au Kosovo. J'ai été invité à dinner, puis étions monté dans le 4*4 de l'ONG, conduite par un français mobilisé au nord de Mitrovica. Je me souviens qu'on s'y sentait bien, à l'aise ; ou peut être était-ce l'inconfort prolongé de mon road trip en vélo ?

Concernant la catastrophe du Népal, la fermeture du pays pendant quinze jours n'a pas facilité le travail des observateurs mandatés pour contrôler la gestion des fonds humanitaires. En principe, les réfugiés doivent percevoir 15,000 Rps pour le dédommagement des dégats. Quand ? Nous n'en savons rien.

Quant à ceux, sous tente, qui ont fui leur domicile intact, l'ingénieur “safety” est une chimère ; le prêtre hindou, bien vivant, qui doit prévoir – ou non – un prochain tremblement de terre, fait patienter les népalais. L'attente pourrait donc être plus ou moins longue...

Une femme habillée d'une robe traditionnelle beige, rouge, jaune, nous montre la direction de la rue qui mène à une zone de dégats massifs causés par la secousse ravageuse. “Straight”, précise-t-elle. “Is it far ?”. “Yes”, donc j'irai demain après le départ de ma compagne pour l'Italie. La saison commence pour elle, et revoir sa famille la resourcera. Le tremblement de terre, qui m'a épargné cette fois ci, m'a fait prendre conscience de l'importance cruciale de réaliser ses rêves pendant qu'il est temps. Parce que demain tout peut s'arrêter, sans prévoir. On se croit invincible, éternel, et soudain tout bascule...

27-05-2015, 12.00, Hôtel, Thamel, Kathmandu

Deux jours depuis le départ de ma compagne. Rob s'est battu au télèphone pour savoir où ses tentes se trouvent. Le manager lui dit qu'elles sont bloquées à la frontière indienne. Il s'énerve, sa voix porte loin, jusque dans la rue. Son caractère explosif d'écossais des highlands pèse, à juste titre, sur l'atmosphère. Les donateurs résident à l'hotel et Rob doit montrer ses actions. Il réclame son argent. 24 heures après, les tentes ne sont toujours pas arrivées. Il menace le directeur de la fabrique de tentes à Gaziabad d'envoyer Interpol Inde, le frère de la manager de l'hôtel en poste à la branche népalaise. On s'affole, les employés du manager de la “travel agency” qui a organisé l'expédition, s'agitent. Michael et Sarah, des donateurs importants qui ont collecté des fonds sur leur réseau d'amis en Malaisie, décident de repartir à Kuala Lumpur ; ils en ont assez vu. Ils sont convaincus par le manager sur le chemin de l'aéroport de repousser le vol, de donner une chance au camion transporteur...Ils reviennent. Le lendemain, i.e. ce matin, j'entends depuis la terrasse située au cinquième étage la voix forte de Rob, ainsi que celle de Michael. Ils explosent : les tentes sont des simples baches en tarpolin, les piquets sont récupérés. Rob a payé 30,000 $, la marchandise vaut à peine 1400 $ ! Michael traite le manager de voleur, lui demande comment il peut faire ça à son propre peuple. Selon lui, tandis que nous nous rendons à Bakhtapur, la cité millénaire, le manager de la travel agency s'est fait backshisher par le directeur de la fabrique pour interchanger les tentes. Il semblerait que cette arnaque soit, malheureusement, à l'image du Népal. La Grande-Bretagne a versé 160 millions de livres au Nepal, via associations et gouvernement. Les villages détruis n'ont rien vu de cet argent, ni des 15,000 Rps de subvention promis par le gouvernement, déjà cinq semaines après le drame. Ma visite à Bakhtapur me permet de réaliser les non-dits des médias internationaux : des bâtiments sont détruits, mais nombre des édifices du patrimoine sont intacts. La mort, en revanche, a sévi dans les maisons des habitants de l'ancienne cité.

Je me rends au camp militaire qui abrite les réfugiés. Deux semaines plus tôt, l'immense champ comprenait 8,000 personnes. Il en reste aujourd'hui 3,000. Les tentes sont toutes chinoises, quelques associations népalaises locales. Unicef est absent, l'une des ONG qui a perçu une partie des fonds humanitaires. Le Népal a fermé l'aéroport pendant deux semaines après le tremblement. “Politics”, m'annonce Michael. L'”Empire du Milieu” a envoyé ses avions en premiers afin de récupérer les ressortissants. Ils ont procuré la majorité des tentes, organisé des meetings avec le gouvernement. Puis les autres nationalités ont été conviées, trois semaines après le tremblement.

Une femme est allongée dans une tente. Son frère, assis à côté, traduit. Sa chambre de bonne a été détruite, et elle attend que le gouvernement lui attribue une autre chambre. Plus loin, sous une grande tente qui délivre les produits de première nécessité, des jeunes m'interpellent. L'un d'entre eux me demande une contribution pour boire la rakhsi ce soir, ils sont fatigués. Je leur donne. Un autre répond à ma question sur l'avenir : “we are ready to rebuild ourselves, without the government, without anyone !”

Je continue et observe la longue file au bout d'un stand. C'est la cuisine tenue par des sikhs, dahl baht. Une jeune femme m'avoue que le thali n'a aucun goût.

Jordon m'avoue que ce camp est destiné pour les medias ; il n'est pas un jour sans qu'une télévision népalaise ne viennent y faire des images. Du show donc ce camp de réfugiés ? Pour masquer l'inaction dangeureuse du gouvernement quant à l'aide mobilisée pour alimenter les villages détruits dans les montagnes (Langtang, Sindapalchok, Gorkha) ? Les news locales télévisées n'ont montré dans ces regions que des images réalisées par hélicoptère ou des smart phones de locaux.


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