Barry Lyndon est mort ! (Trois souvenirs, en autant de films, de Ryan O’Neal)

par Vincent Delaury
mardi 12 décembre 2023

Tristesse, l’acteur américain Ryan O’Neal (1941-2023) n’est plus, il s’est éteint le 8 décembre dernier à l’âge de 82 ans, à Santa Monica (Californie), souffrant depuis plusieurs années de cancers, leucémie chronique, diagnostiquée en 2001, et cancer de la prostate, en 2012. Beau gosse d’Hollywood révélé par l'énorme succès du mélo tire-larmes Love Story (1970) d’Arthur Hiller, qui lui avait valu une nomination aux Oscars, ce « blond de service » du cinéma hollywoodien (©photos V. D.), véritable sex-symbol des années 1970 aux côtés de Steve McQueen et de Robert Redford, s’était davantage fait remarquer, ces derniers temps, dans le registre des potins mondains (cf. sa vie personnelle instable et ses relations compliquées aux femmes, sur fond d’adultères et de divorces, il fut un temps marié à cette drôle de dame qu’était Farah Fawcett (1947-2009), sans oublier ses rapports tendus avec son fils aîné Griffin O’Neal) qu’avec ses prestations, hélas, au cinéma. Sa carrière, avouons-le, en demi-teinte avec le temps, n’ayant jamais vraiment décollé après ses débuts pourtant prometteurs, à l’écran, dans Love Story et Paper Moon (La Barbe à papa, 1973, Peter Bogdanovich) et surtout après son coup d’éclat via Barry Lyndon (1975), signé par le légendaire Stanley Kubrick (1928-1999). 

Ryan O’Neal est « Barry Lyndon » (1975, Stanley Kubrick)

Après cet acmé cinématographique que fut Barry Lyndon (qui pour ne pas se souvenir de ses scènes intimistes filmées à la lueur des bougies et du trucage final troublant, avant l’ère numérique, de sa jambe amputée) : plus rien ? Tout de même pas. En regardant toujours dans le rétroviseur, il demeure un film-ovni planant et elliptique, assez improbable, qui résiste bien au temps : un certain Driver (1978), par Walter Hill ; O’Neal y tient le rôle principal aux côtés d’Isabelle Adjani, long métrage qui fut un bide à sa sortie parce qu’en avance sur son temps - il fut longtemps diffusé en boucle sur feu La Cinq de Berlusconi au cours des années 80 ! Toutefois, au fil des ans, cet accrocheur Driver est revu à la hausse, notamment depuis qu’il a servi de matrice reconnue, par le réalisateur lui-même (Nicolas Winding Refn), au pétaradant Drive, avec d’ailleurs un autre Ryan aux commandes, Gosling, ayant connu en 2011 lors de sa sortie en salles, contrairement à son aîné, un succès mondial retentissant. Comme quoi, quantité n’est pas qualité. Malgré une filmographie assez resserrée (qui comporte « seulement » environ une trentaine de longs-métrages de fiction pour le cinéma, sans omettre pour autant, à son actif, un certain nombre de séries télévisées et de téléfilms), on se souvient encore de Ryan O’Neal. Aussi, après avoir évoqué succinctement la trajectoire de cet « enfant de la balle » (Patrick Ryan O’Neal, dit Ryan, né à Los Angeles en 1941, fils d’un scénariste et d’une comédienne), je reviendrai sur trois films, selon moi, marquants le concernant, à savoir la romance Love Story, le monolithe kubrickien Barry Lyndon et le thriller melvillien fonctionnant telle une relecture radicale du film policier d’action Driver, échec commercial et critique à sa sortie : « C’est un film que les Français aiment beaucoup », dixit Walter Hill au sujet de sa deuxième réalisation, après Le Bagarreur (1975).

Ryan O’Neal (Getty Images)

Une carrière en dents de scie

« Love Story », 1970, Oliver et Jennifer dans un New York enneigé

Avec une production pour le moins inégale (dont on peut retenir tout de même sa collaboration avec William Holden dans le beau western de Blake Edwards Deux hommes dans l’Ouest, 1971, avec la volcanique Barbra Streisand dans le rafraîchissant On s'fait la valise, doc ? (1972, P. Bogdanovich), ou encore avec sa propre fille, alors âgée seulement de 11 ans mais déjà forte en gueule, Tatum O’Neal, dans La Barbe à papa), oublions au passage un certain nombre de comédies plutôt inconséquentes, voire des bluettes à l’intérêt des plus limités, comme Les Fesses à l’air (So Fine, 1981, Andrew Bergman), et malgré quelques réussites notables ou retours acceptables (Love Story, Barry Lyndon, Un pont trop loin, 1977, Driver, Knight of Cups, 2015), Ryan O’Neal n’a jamais fait vraiment l’unanimité, passant, avec sa blondeur lymphatique et sa bonne bouille de doux gentil, aux cheveux bouclés angéliques et au look d’éternel étudiant américain, comme étant trop falot, voire désincarné, sachant qu’on peut facilement le réduire, et ce trop paresseusement, à ses débuts où il plaisait tant aux teenagers de son époque, que ce soit par le filtre de la télévision (il débuta dans le sérial en jouant dans plus de 500 épisodes de Peyton Place, soap opéra (1964-1969) où, au côté de Mia Farrow, il arbore une veste en toile fine doublée en tissu écossais qui finira par porter le nom de son naïf personnage, le Harrington, reflet de la haute bourgeoisie) ou du cinéma, avec l’incontournable Love Story, carton au box-office ; avec ce mélo qui parla tant à la jeunesse du moment (Ryan devient alors l’idole des jeunes), et qui fit verser tant de larmes à toute une génération de spectateurs, il accéda directement à la notoriété planétaire. Il faut dire que cette romance, ayant trouvé sa place dans toutes les anthologies du cinéma romantique, reste toujours efficace parce qu’intemporelle.

Isabelle Adjani et Ryan O’Neal dans « Driver » (1978, Walter Hill)

Love Story

Une musique culte signée par le Français Francis Lai (1932-2018), le compositeur fétiche de Claude Lelouch

Dans le rôle-titre d’Oliver (refusé par moult vedettes à l’époque, dont, excusez du peu, Jeff Bridges, Michael Douglas, John Voight et Peter Fonda, c’est in fine le producteur caractériel Robert Evans qui l’imposera au réalisateur Arthur Hiller), Ryan O’Neal y excelle, en jouant un fils à papa aux yeux joliment embués et rougis par la mort de sa tendre épouse : avouons-le, difficile de ne pas craquer pour cet étudiant en droit à Harvard épris d’une jeune femme de la classe ouvrière condamnée par la maladie (leucémie). Sont réunis ici, comme si toutes les étoiles de la carte du Tendre étaient alignées, le charme ineffable des seventies, le côté in the mood for love dans un New York romantique en hiver, sous la neige, avec deux tourtereaux emmitouflés craquants (James Gray s'en souviendra pour son poignant Two Lovers, 2008), la musique remarquable, connue dans le monde entier, du Frenchy Francis Lai, ambassadeur d'un certain romantisme « à la française » avec une inspiration tournée vers la simplicité des sentiments (un homme et une femme sur du piano mélancolique, que d’aucuns diront sirupeux, Oscar tout de même de la meilleure musique de film en 1970), une phrase culte (« L'amour, c'est n'avoir jamais à dire qu'on est désolé »), ainsi que sa parodie deux ans après par l'intéressé lui-même (« C'est la chose la plus bête que j'ai jamais entendue », rétorque O'Neal, non sans humour, à Barbra Streisand dans On s'fait la valise, doc ?) et l'amour impossible, sur fond d'Eros/Thanatos, entre Oliver & Jennifer, prénoms associés qui sonnent comme le titre d'une chanson populaire, entre le doux Ryan O'Neal et la magnifique Ali MacGraw, incarnant la beauté au féminin, à la fois forte et fragile (plus elle tombe malade, plus elle devient belle : c’est la magie du cinéma !) - s’il y a bien une actrice qui a du chien, c’est elle ! Steve McQueen, qui avait du flair, ne s’était pas trompé en en faisant sa compagne, et partenaire (revoir le puissant et sexy Guet-apens, 1972, de Sam Peckinpah). Mais, il faut bien le dire, c’est également avec ce film résolument romantique, cependant un brin alourdi par le pathos, que Ryan O’Neal, le Brad Pitt de son époque, a été longtemps (pour toujours ?) largement sous-estimé, voire ouvertement moqué si ce n’est détesté, car passant pour trop lisse et fade (parce que très beau, mais la beauté n’empêche point la profondeur, cf. l’acteur-réalisateur Robert Redford). O’Neal ? « Acteur compétent mais limité », peut-on lire, à son sujet, assez souvent. Acteur, a contrario, subtil. Et pourquoi pas « superficiel par profondeur », comme disait le philosophe Nietzsche à l’égard des Grecs de l’Antiquité. Mais le mal, ou plutôt mâle (en tant que cliché à la vie dure), est fait : « Vous êtes trop beau pour être bon à quoi que ce soit », lui lancera bientôt Jacqueline Bisset dans Le Voleur qui vient dîner (1973), poursuivant, songeuse mais charmée, par cette interrogation - « Qu’est-ce qu’il y a d’autre en vous ? »

Ryan O’Neal et Marisa Berenson dans « Barry Lyndon », 1975

Signé Kubrick

Lyndon éclairé aux bougies, comme un retour dans le temps...

C’est alors que le génial Kubrick entre en piste avec son faussement romantique Barry Lyndon (1975), aux « tableaux vivants », tant picturaux que théâtraux (l’on ne cesse d’y croiser des personnages se mettant en scène, se donnant en perpétuelle représentation), offrant le rôle-titre éponyme - son plus grand rôle, assurément - à l’étiqueté romantique à vie Ryan O’Neal, ravi de pouvoir ainsi, mis entre de bonnes mains, varier (enfin) sa palette de jeu, pouvant ainsi faire appel à son charme gredin et à sa colère rentrée mal canalisée (cet anxieux s’était fait dès l’adolescence boxeur amateur avant d’opter pour des rôles à la télé) afin d'interpréter comme il se doit, dans cette célèbre adaptation du roman de l’écrivain britannique William Tackeray, également auteur de La Foire aux vanités, un personnage picaresque au sein du monde corrompu du XVIIIe siècle anglais, une sorte de brave garçon, pauvre, basique et tendre, devenant, les années passant, bien plus sombre en se faisant crapule redoutable. Satire sociale, reflet de la tumultueuse comédie humaine, où l’on suit, en étant paradoxalement bercé par l’éclatante beauté de Marisa Berenson, jeune femme fort riche et titrée éprise de celui qui peut lui faire le plus de mal, par le frémissement des lumières changeantes ainsi que par la magnificence d’images picturales, comme sorties tout droit de chez Gainsborough, Hogarth ou Chardin, le tout étant porté par un inoubliable accompagnement musical (de Bach à Vivaldi en passant par Haendel et Mozart), la destinée humaine, hésitant entre liberté de l’individu et déterminisme de sa condition mortelle, d’un homme peu recommandable. Focus, à coups de zooms lents et de travellings arrières, sur un jeune Irlandais (Redmond Barry) sans le sou obsédé par l’argent, veule, violent et velléitaire : de son ascension sociale, via l’engagement dans l’armée, la gloire, l’amour avec un mariage d’argent et la richesse, à sa chute inexorable (le film s’arrêtant, comme par hasard, en... 1789). C’est peu dire que Ryan O’Neal, oscillant ici entre présence vigoureuse et personnalité étrangement pathétique, voire spectrale, y est convaincant. Comme vidé par ce personnage ô combien complexe, il n’atteindra, par la suite, il faut bien le dire, jamais la même intensité de je(u).

« Barry Lyndon » : plus dure sera la chute...
Portrait polaroid de Marisa Berenson, Cinémathèque française, Paris (le 31 janvier 2011), ©photo V. D.

Pourquoi O’Neal pour ce rôle ardu ? Dans le Kubrick de feu Michel Ciment (1938-2023), édition définitive chez Calmann-Lévy (2001, p.175), le cinéaste-démiurge américain répond sans hésiter – « À vrai dire, je ne pouvais penser à personne d’autre. Il convenait au personnage : le rôle ne pouvait donc être tenu par Al Pacino, Jack Nicholson, Dustin Hoffman ou Steve McQueen. Il fallait aussi qu’il soit jeune au début et moins jeune à la fin.  » Quant à Marisa Berenson, alias la superbe comtesse Lady Lyndon, la partenaire de jeu de O’Neal, elle déclare ceci, à propos de sa collaboration avec le perfectionniste Stanley Kubrick, toujours dans le même ouvrage (p. 287, entretien avec la comédienne) : « Il m’approchait effectivement avec beaucoup de timidité et, pendant le tournage, il m’écrivait souvent des lettres plutôt que de venir me parler. Avec Ryan O’Neal, il s’entretenait beaucoup plus volontiers, discutant de sport ou de choses de ce genre, comme les hommes le font entre eux. Ses lettres étaient très personnelles et venaient à des moments où il estimait nécessaire de parler avec moi. Sur le plateau, il ne s’exprimait pas beaucoup, même pour diriger ses acteurs. En tout cas, il était plus à l’aise avec Ryan.  »

L’ultime plan de « Barry Lyndon », avec sa jambe coupée

The Driver : croisière sur le Neal 

Enfin, last but not least, après l’inégalable Barry Lyndon, dans la filmo de Ryan O’Neal, submerge tout de même, trois ans plus tard, Driver (1978), fleuron du Nouvel Hollywood finissant. The Driver, son titre original, est, à n’en pas douter, un film d’action désormais considéré comme culte signé Walter Hill (ressorti en version 4K en 2022), auteur également des Guerriers de la nuit et du Gang des frères James, son dernier film en date étant le western Dead for a Dollar (2022, avec Christoph Waltz et Willem Dafoe), tout en ayant produit la saga Alien. Cinéaste de genre expert en cascades, en plans nocturnes oniriques et en courses-poursuites vertigineuses, ce n’est pas pour rien qu’il avait assisté, en 1968, Peter Yates sur Bullitt. Avec Driver, à la trame minimaliste, pour ne pas dire squelettique (Ryan O’Neal y est un chauffeur aux lunettes solaires opaques, dénommé The Driver, dieu du volant mutique comme Delon, le loup solitaire du Samouraï de Melville, vendant ses services aux braqueurs en cavale, et qui croise bientôt sur sa route, notamment dans un parking sous-terrain, un brillant et survolté détective (The Sherif), campé par le teigneux Bruce Dern (le papa de Laura), ainsi qu’une femme fatale impavide, The Player (La Joueuse), à savoir Isabelle Adjani, tout juste alors âgée de 22 ans, au blanc visage mystérieux surgissant dans la nuit urbaine), le cinéaste Walter Hill, pleinement confiant dans sa mise en scène stylisée et ses images très travaillées donnant la part belle à un Los Angeles nocturne multipliant les voitures de flics interchangeables comme surgies de nulle part, signe un long-métrage postmoderne attractif, parce que mélancolique et contemplatif, néanmoins mal compris par les critiques à l’époque ; jugez-en plutôt : « poubelle ultraviolente qui efface Ryan O’Neal, Bruce Dern  » (Kevin Thomas, du Los Angeles Times), ajoutant qu’Adjani y « joue comme une mauvaise imitation d’un film de gangster français qui, à son tour, est une mauvaise imitation d’un film de gangster américain » ; de son côté, Vincent Canby, plume du New York Times, écrit : « C’est un film horrible. C’est un film prétentieux. C’est un film stupide. »

« Drive » (2011, Nicolas Winding Refn) directement inspiré par « Driver » (1978, Hill)
Isabelle Adjani dans « Driver », 1978

Long-métrage allusif, contemplatif et poseur décrié à sa sortie mais qui se bonifie singulièrement avec le temps, grâce notamment à ses plages suspendues hypnotiques nimbées de mystère, rappelant tant les compositions architectoniques du peintre Edward Hopper, au réalisme poétique pénétrant, que la structure d’un jeu vidéo, façon « gigantesque écran de Playstation à ciel ouvert » (Nathalie Dray, in Libé #12 897, p. 23, déc. 2022, papier intitulé Driver repasse à la caisse). Cet objet filmique étrange, novateur parce qu’avançant de plain-pied dans les années 1980, est largement réévalué, de nos jours, car annonçant, via ses béances narratives propices à la rêverie (Ryan y incarne un conducteur taiseux, lorgnant vers un vide existentiel l’aspirant tel un gouffre insondable), tant le cinéma topographique crépusculaire de Michael Mann, virtuose en lignes abstraites, en tôle froissée et en effets de surface (la ville comme personnage : Los Angeles pour Collatéral, 2004, avec Tom Cruise et Jamie Foxx), que le bolide filmique terriblement séduisant qu’est Drive (2011, une sorte de remake à peine masqué ou de déclinaison pop du film estampillé Hill par le Danois retors Nicolas Winding Refn, avec le sexy, poster man en diable dedans (cf. son blouson blanc avec un scorpion jaune brodé dans le dos !), Ryan Gosling, aka The Driver (Chauffeur), dont le goût inextinguible de la vitesse est habilement contrebalancé par la douceur bienveillante de Carey Mulligan (Irene).

Inoubliable « Barry Lyndon » (Ryan O’Neal) : un chef-d’œuvre (1975) de Kubrick

Alors oui, dans une autre vie, telle une voie parallèle genre parenthèse enchantée, celle que l’on se fait accessoirement, et ad libitum, dans une salle obscure-refuge à l'ombre des regards et de la crudité du réel, j’aurais bien aimé, ma foi, en croisant une poignée de beautés incarnant l’éternel féminin (Marisa Berenson, Ali MacGraw, Isabelle Adjani, Jacqueline Bisset, Candice Bergen, Isabella Rossellini, Farrah Fawcett, Katharine Hepburn, Cybil Shepherd) et en collaborant avec de solides réalisateurs (le génial Kubrick et le talentueux Hill, sans oublier Michael Winner, Blake Edwards, Peter Bogdanovich, et autres Terrence Malick), être Ryan « Beau Neal » !


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