La modernité devient question

par Argoul
jeudi 3 novembre 2005

Alain Finkielkraut, philosophe, producteur à France-Culture pour son émission « Répliques », professeur à l’Ecole Polytechnique, publie chez Ellipse les quatre leçons qu’il a données aux élèves de cette grande Ecole sous le titre « Nous autres, modernes ». Qu’est-ce que cette modernité, où la rationalité règne, mais où « les processus que la raison déchaîne n’ont rien de raisonnable » ?

Cet étonnement philosophique lui est venu de cette phrase de Roland Barthes dans son Journal, le 13 août 1977 : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne. » Barthes, devenu dissident clandestin de sa propre doctrine de libération ? Finkielkraut explique : sa mère vient de mourir, « parce qu’il y a dans le simple fait de survivre à ceux qu’on aime un démenti à la représentation du temps que véhicule l’idée même de moderne. » p.30 La modernité exige la séparation d’avec l’ancien, le progrès, le dépassement, le mouvement actif et volontaire - le contraire du survivant qui regarde vers le passé et qui regrette. « Moderne » ne s’oppose pas à « classique », mais à « tragique ». Car, lorsque la Raison guide les pas des progressistes, la violence naît. Vassili Grossmann, dans « Vie & Destin », parle de « la force implacable de l’idée de bien social » p.48.

« 1977 est un tournant. A partir de cette date, la mise en ordre marxiste (...) est surtout frappée d’obsolescence » p.53, par les dissidents de la Charte 77. Le moteur de l’histoire n’est plus la lutte des classes, mais ce que Tocqueville appelle le « développement graduel de l’égalité des conditions ». Les hiérarchies qui relevaient de la nature relèvent maintenant de la convention, la « cravache de l’imagination démocratique » exerce une pression continue sur la réalité. La consommation est comme l’histoire, éphémère, mais d’un appétit tout aussi impérieux. L’avenir aspire - comme si l’essentiel ne pouvait pas mourir. Or, un jour prochain, au rythme du zapping actuel, la langue qu’écrivait Racine « sera aussi morte que le latin de l’Eglise conciliaire » p.71. Peut-être Racine n’est-il plus l’essentiel ? Mais alors quoi ? Les Guignols de l’info ?

Depuis Galilée, la culture n’est plus ascèse, mais méthode, plus contemplation de la nature, mais action sur elle. Le cosmos ordonné disparaît au profit d’un terrain de jeu infini, aux lois expérimentables. « Il y a la puissance de distinguer le vrai du faux, que Descartes appelle le ‘bon sens’, et il y a le discernement en situation d’incertitude qui relève du ‘sens commun’. L’oubli ou le mépris de cette différence par la méthode triomphante conduit à former des ‘savants imprudents’. » p.126. La Révolution française en a été la caricature car, au contraire de l’anglaise, qui a fait valoir des droits comme un patrimoine historique, les sans-culottes ont voulu faire table rase, selon un esprit de système orgueilleux. Ils « n’ont aucun respect pour la sagesse des autres mais, en compensation, ils font à la leur une confiance sans borne » p.128. L’homme prend pour l’Être vrai ce qui n’est que méthode, la raison ne répond plus à la question « qu’est-ce que ? » mais à la question « comment ? » De l’interrogatif à l’impératif, l’objectivable et le calculable constituent la seule métaphysique. Après Goethe et Nietzsche, Heidegger voit l’homme n’ayant plus qu’un rapport purement technique au monde, « la pensée qui calcule ne nous laisse aucun répit, et nous pousse à aller d’une chose à la suivante » p. 143. Au contraire, prône Heidegger, longuement cité par Finkielkraut qui trouve sa pensée puissante, il faut accueillir la présence énigmatique du monde sans y plaquer de suite le préjugé du calculable. Il faut demeurer ouvert à une possible simplicité intacte des choses. Heidegger s’est politiquement trompé, mais il a philosophiquement raison dans son questionnement, et Finkielkraut cite Hannah Arendt qui déclare qu’habiter la terre et partager le monde, c’est faire son deuil de toute conception exhaustive, et accepter qu’il y ait de l’immaîtrisable et de l’imprévisible du fait de la présence d’autres hommes. Le vraisemblable n’est pas le certain, et il est bien présomptueux de prétendre appliquer les ‘lois de l’Histoire’. Le réel n’est pas seulement le rationnel...

Lénine a introduit la brutalité, la radicalité et l’illimité, propres à la guerre totale dans la politique, au prix que l’on connaît. Or, quelles armes avons-nous contre un tel retour, aujourd’hui ? La rupture de la littérature avec le discours, du mot avec le monde, la rupture de l’art moderne avec les formes, sont une reddition. Car l’être exige des poètes, pour que nous en ayons l’expérience. L’incalculable, la nuance, la part de vérité de l’être ‘littéraire’ est écrasée par la certitude triomphante de l’équation. Ce qui n’est pas calculable n’existe pas. Le phénomène humain n’est pas réductible aux équations et aux modèles, si sophistiqués soient-ils. Aux idées claires et distinctes de Descartes, le roman ne cesse d’opposer le contrepoids du scrupule et des enchevêtrements de l’existence. La littérature comme l’art disparaissent aujourd’hui dans le narcissisme des mots qui n’ont plus rien à dire qu’eux-mêmes, ou dans le formaté industriel, « la mobilisation comptable de tous les secteurs de la réalité comme richesse économique potentielle » p.163. « Il n’y a maintenant rien de plus prisé que le scandale, rien de plus bourgeois que la bohème, rien de plus recherché que la transgression. » p.274. Est-ce que cela crée une conception du Monde ? Le progrès - non plus maîtrisé mais compulsif - est-il un exemple pour l’humanité ? Double impasse : intello ou commerciale.

« La justice à laquelle aspirent les hommes n’est pas une puissance qui existe en dehors d’eux : c’est à eux-mêmes qu’il appartient de la faire naître, par un lent apprentissage des limites, de la mesure » p.289. Maintenant que l’incertitude (climatique, biotechnologique, sanitaire, catastrophique) est logée au cœur de nos savoirs et de nos pouvoirs, nous allons peut-être sortir de cet enchantement purement technique. La peur, pour Finkielkraut, incite à la prudence, elle est bonne conseillère, car on ne vit qu’une seule fois. Un livre qui fait penser.


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