Des larmes de crocodile

par C’est Nabum
jeudi 11 août 2022

 

De la Loire au Nil.

 

Il était une fois deux petits garçons qui eurent le chagrin de devoir se séparer de leurs parents si tôt dans leur existence qu'ils se trouvèrent placés dans une position dominante, cherchant à tirer profit de chaque occasion pour imposer leur volonté. Comme ils étaient aimés de part et d'autre, ils héritèrent rapidement du rôle d'enfant tyran qui est si commode pour n'accepter aucune contrainte.

Ils se plaisaient à faire tourner en bourrique à tour de rôle celui de leurs parents qui en avait la garde, évoquant adroitement et malicieusement qu'avec l'autre, ça ne se passerait pas comme ça. Ils tiraient ainsi profit de chaque occasion pour faire ce qu'ils voulaient quand ils voulaient au péril de la tranquillité de leurs géniteurs.

Les colères se multiplièrent quand, à bout de force et de patience, l'adulte disait non, tapait du poing sur la table et les envoyait se calmer dans leur chambre. Hurlements et larmes se mettaient immédiatement en branle sans oublier des piétinements et des gestes désordonnés afin de souligner le tableau. L'enfer dans la maison pour un vacarme assourdissant qui mettait en péril la réputation de l'adulte…

Céder ou supporter l'insupportable, que cette alternative un jour vous échoie et vous seriez bien en peine de savoir comment vous y prendre devant ces adorables bambins se grimant en petits monstres diaboliques. Pour l'entourage, supporter les enfants, en dépit de leurs airs trognons, de leurs mimiques avantageuses quand tout allait bien, devenait délicat voire impossible dès que la crise pointait son museau. L'incapacité d'apporter une réponse satisfaisante laisse totalement désemparés ceux qui en ont la charge.

C'est justement un soir de grande turbulence que l'histoire changea totalement de cap. Un grand-père tentait de calmer les larmes qui coulaient à flot en lisant une belle histoire malgré les reniflements qui couvraient parfois sa voix. Il était question d'un mauvais génie qui prenait au pied de la lettre les propos des héros, mettant son grain de sel dans le cours des événements.

L'ancien, exaspéré, interrompit son récit en disant à ces deux petits-fils : « Arrêtez donc un peu ces larmes de crocodile qui ne servent à rien. Vous savez bien pourtant qu'on vous aime et qu'il n'est pas besoin de jouer la comédie pour en être convaincus ! ». Sitôt ces innocentes paroles tenues, le génie des « belles histoires » sortit de la page pour surgir dans la pièce. Le gnome effraya les deux chérubins qui se mirent à pleurer de plus belle.

C'était sans nul doute ce qu'espérait l'immonde visiteur qui d'un geste magistral transforma dans l'instant les deux enfants en crocodiles plus terrifiants encore que les petits monstres qui faisaient la comédie. Cette fois c'est le grand-père qui fut pris de panique, non seulement ses deux petits-fils avaient disparus mais qui plus est, ce sont d'affreux sauriens qu'il devra rendre à leur mère, d'autant plus que le gnome s'était enfoui prestement dans le livre.

Le lit soudain transformé en rivage du Nil, le pauvre homme qui n'avait jamais quitté sa chère Loire, ne savait absolument pas comment se sortir de ce guêpier. Les terrifiantes gueules béantes de ces immondes bestioles le terrorisaient plus encore que ces chers petits dont il regrettait soudain les hurlements passés. Que faire ? Le mauvais génie refusait de sortir à nouveau de son histoire, prétendant qu'il n'avait aucun pouvoir pour défaire ce qu'il avait fait.

Les deux reptiles mettaient tout à sac dans la chambre. Une forme de juste vengeance pour une espèce souvent vouée à la maroquinerie, un comportement qui du reste n'était pas s'en rappeler les deux enfants. Que faire pour rompre le charme ? Le recours à une fée semblait la plus judicieuse façon de déjouer le rôle de l'affreux korrigan velu.

Le grand-père n'était pas sans ressource. Il avait un ami, Bonimenteur de Loire, qui avait justement écrit des histoires à dormir debout, des sornettes sans queue ni tête ce qui pouvait parfaitement convenir pour réduire la lourde menace des deux crocodiles. Il plongea dans une histoire, réclamant le secours de la fée Houlippe pour redonner allure humaine à ces deux petits-fils.

La bonne fée accepta de descendre un temps de son char volant tiré par deux cygnes noirs afin d'examiner la requête du pauvre homme. La dame, en dépit de tous ses pouvoirs, avoua son incompétence face à des animaux qui n'étaient nullement des hôtes habituels de la Loire. Elle savait que faire face à des dragons, mais ces sauriens ne lui disaient rien qui vaille. Elle laissa en plan ce quémandeur qui l'avait inutilement dérangée.

Se retrouver ainsi le bec dans l'eau quand justement deux crocodiles vous y menacent, il y avait de quoi perdre pied. Le grand-père sentait le sol se dérober sous lui, il allait disparaître dans une bîme, sauvant ainsi la face sans plus jamais devoir rendre compte de la disparition de ces deux descendants. La fuite est souvent une réponse quand nulle solution se présente à vous, ne l'en blâmons pas.

Il se sentait prêt à abandonner cette existence, n'ayant plus de raison de vivre sans ces deux petits-fils chéris, soudain débarrassés de tous les défauts qu'il n'avait de cesse de déplorer jusque-là. Dans un dernier sursaut d'orgueil, il se dit qu'il devait bien avoir d'autres cordes à son arc pour trouver une parade à l'effroyable épreuve qu'il fallait surmonter.

Sa réflexion entraîna alors une étrange association d'idées. Il songea qu'il disposait non loin de là d'une raquette de tennis, souvenir du temps lointain où il était sportif. De marque Lacoste, elle était tendue en boyaux naturels, une fantaisie tout autant qu'une folie qui ne lui avait fait que bien peu d'usage. Il alla quérir cet objet tout en gardant un œil sur les deux monstres aquatiques.

À la vue de la raquette, les crocodiles s'adoucirent soudainement. Ils semblaient vouloir jouer, transformant le lit en filet dans lequel ils finirent par se prendre à leur propre jeu. Ils étaient entravés de si belle manière dans ce piège qu'ils perdirent toute velléité. La raquette avait donc un pouvoir magique. Il suffisait d’en exploiter les propriétés pour retrouver les chers petits.

 

Après bien des tergiversations, le vieil homme se résolut, en dépit de ses doutes et d'une éducation cartésienne qui persiste malgré l'évidente absurdité de ce monde, à user du manche de la raquette comme d'une baguette magique. Assurant une prise de revers, justement pour revenir en arrière, il déclara avec gravité :

« Par le pouvoir mirifique de cette baguette, que Merlin et toutes les bonnes fées de notre histoire me viennent en aide pour que ces deux crocodiles retrouvent leur apparence humaine ! »

 

Le miracle se produisit dans l'instant. Les deux enfants se retrouvèrent à nouveau tout contre leur grand-père qui lisait la belle histoire à l'instant même où le mauvais génie tombait à l'eau pour être croqué par deux crocodiles. Les deux petits chéris de dire alors en même temps :

« Jamais plus nous ne verserons des larmes de crocodile pour jouer la comédie ! »

 

Ainsi donc, le grand-père n'avait pas rêvé. L'histoire s'était bien déroulée comme dans son souvenir sinon comment expliquer, au pied du lit, la présence de cette raquette de tennis qui dormait dans un placard depuis des années ? De ce jour, les deux garçons changèrent totalement de comportement, preuve supplémentaire que la perspective de dévorer leur grand-père leur était resté sur l'estomac. Dire qu'ils devinrent sages comme des images, c'était beaucoup trop demander mais enfin, ils avaient reçu une bonne leçon qui leur fut salutaire.


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