Sur le corps et l’esprit

par razoumikhine
jeudi 1er juin 2023

 

L’un et l’autre sont liés et on les oppose pourtant systématiquement. Le corps est lié à la matière et l’esprit à ce qui ressemble à de l’immatériel, à ce qui serait au-delà de la matière, une émanation issue d’une autre dimension. Le corps c’est la nature et l’esprit la métaphysique, ce qui est au-dessus ou en dehors. Si vous vous brûlez, l’esprit ressent pourtant directement le corps et donc la matière. De même, si vous décidez de lever le bras, le corps agit sous la volonté de l’esprit. Il y a donc une interaction entre les deux et si leur nature peut apparaître comme différente, il existe pourtant une connexion évidente entre l’un et l’autre. Toute la recherche scientifique démontre que l’esprit est issu de l’activité neuronale du cerveau. On a jamais vu un esprit en dehors d’un cerveau. L’esprit se base sur la matière, sur des échanges biochimiques pour exister. L’esprit humain dans la conception que nous en avons est basé sur les mots. Il est une activité de formulation interne de mots. Sans les mots, l’esprit n’existe pas. L’esprit est donc une émanation du langage. C’est un langage muet qui s’exprime en interne. 

 

Il ne faut pas en effet confondre la conscience et l’esprit. Les animaux ont une conscience. Ils peuvent exprimer de la joie et ressentir de la douleur. Ce ne sont pas du tout des machines comme l’avait si malencontreusement exposé Descartes. Mais ils n’ont pas d’esprit car le langage leur est inconnu, en tout cas pas sous la forme que nous connaissons et c’est peut-être pour cette raison que nous ne parvenons pas à communiquer avec eux. Le fait de donner un nom aux choses est une caractéristique humaine. Mettre un mot, un son en fait, sur une chose pour la désigner est la base de l’esprit. Sans les mots, l’esprit n’existe pas. Le monde humain n’existerait d’ailleurs pas. Le monde des hommes est un monde de mots, une réinvention, une re-création. Chaque objet est nommé. Une chose qui n’a pas été nommée n’existe pas dans le monde humain ou bien l’on parle de l’inconnu, de l’innommable. Le monde des hommes est un monde de langage. Par la pensée, qui ne s’exprime que par des mots ou des signes tels que des signes mathématiques, les hommes ont créé leur esprit. Le monde des animaux est basé sur les sensations, sur des ressentis, sur une vision directe de l’environnement. A cette couche, nous avons ajouté celle du langage. Il est étonnant d’ailleurs de voir que les enfants sauvages n’arrivent plus, à partir d’un certain âge, à acquérir le langage, le monde des hommes leur est étranger à jamais. Une expérience terrible menée par l’empereur Frédéric II au 13ème siècle consista à s’occuper de bébés mais sans les cajoler et sans leur parler. La légende dit que tous les bébés dépérirent et moururent. La communication est en soi un élément indispensable à la vie humaine.

 

Le langage en lui-même est une forme de code. Passé un certain âge, nous le créons sans nous en rendre compte. Il devient comme une seconde nature. Cela explique peut-être la spontanéité verbale des jeunes enfants qui nous enchantent souvent. Le problème n’est donc pas le dualisme entre le corps et l’esprit mais plutôt l’existence d’un langage intérieur, cette fabrication de la pensée par les mots. Notre pensée n’est faite que de mots. Quelque part, nous nous sommes déconnectés du monde réel pour créer de toutes pièces un monde de sons, un monde de mots. Finalement, l’esprit est de manière évidente basé sur du matériel. Le cerveau, à la base, est un organe de commande qui permet d’intégrer et de traiter l’ensemble des sens physiques : le toucher, le goût, l’odorat, l’ouie et la vue. Sont-ils apparus dans cet ordre ? Car il y a eu une apparition progressive des sens, liée au développement du cerveau. On pourrait d’ailleurs imaginer le développement d’un sixième sens, qui serait par l’exemple l’intuition, qui parfois nous fait ressentir des pressentiments, des perceptions et des compréhensions directes que nous ne pouvons expliquer. Nous évoluons, à la base, comme les animaux, dans un monde de sens. Puis s’est ajouté une sorte de nouveau sens qui est celui du langage. Un sens qui nous permet de communiquer, d’échanger, de nous organiser, de créer des liens, des groupes, des sociétés. Un sens qui nous permet de formuler des idées, des sensations, de l’imaginaire, des concepts, qui nous permet de nous réinventer, de nous projeter dans le futur, … C’est un sens qui ne vient plus de l’extérieur mais de l’intérieur. C’est quelque chose qui au lieu d’être absorbé est projeté vers l’extérieur. C’est de l’agir plutôt que du réagir. Nous sommes, nous humains, devenus des acteurs plutôt que de rester des figurants. Nous sommes sortis du rôle que nous avait attribué la nature. Il ne faut pas voir le langage comme un petit plus, les mots comme un supplément mais comme la base même de notre humanité. Chaque objet est un mot, nous vivons dans un monde de mots. 

 

Au-delà de la dissociation du corps et de l’esprit, on pourrait voir l’esprit comme une forme de complexification supplémentaire de la nature dans l’évolution du vivant, un ajout d’une forme particulière. De manière plus globale, notre monde basé sur la matière et donc sur l’énergie pourrait n’être au final que la “peau” d’un monde sous-jacent. Tout comme la main dans un gant, notre monde ne serait que la partie émergée et visible d’une forme d’organisation sous-jacente. C’est en quelque sorte la thèse du parallélisme développé par Spinoza. A ceci près que le monde sous-jacent aurait des effets directs sur le monde apparent. “L’esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée,tantôt sous l’attribut de l’étendue.” (Spinoza) Le monde apparent serait donc la partie visible d’un monde plus global qui inclut l’immatériel, le spirituel, l’imaginaire. Tout comme la main fait bouger la marionnette, ce monde sous-jacent utiliserait l’énergie comme élément vecteur. La conscience, de par son apparence fugitive et inexpliquée, serait l’élément le plus apparent de ce monde. On retrouve, dans cette conception, et sous une autre forme, l’idée du mythe de la caverne de Platon. De ces hommes enchaînés au fond d’une caverne, qui prennent pour la réalité les ombres au fond de la caverne qui proviennent du dehors. Dans ces conditions, l’esprit serait une autre manière pour le monde, l’univers de s’exprimer, d’apparaître. Il n’y aurait donc plus opposition avec le corps / matière mais complémentarité. Ainsi, selon John Searle, philosophe américain, la pensée est une qualité qui émerge d’un assemblage sophistiqué de neurones.

 

Le principe du placebo, médicament sans principe actif, qui a pour autant un effet réel sur le corps par le simple fait de la croyance en son action, montre bien l’incidence de l’esprit sur la matière. De même, les états d’inconscience apparents tels que le somnambulisme ou l’hypnose, permettent de constater que l’esprit peut être en quelque sorte court-circuité. La réalisation de certains mouvements de Tai chi, de même que la pratique du Yoga ont un effet direct sur l’esprit. La matière vivante et la matière inerte sont deux états de la matière qui se différencient principalement par le fait que la matière vivante est capable de créer des connexions, des interactions. Celles-ci lui permettent de créer des systèmes à la fois structurés et souples, des systèmes ouverts mais délimités, capables d’interagir entre eux, de créer des liens, d’avoir des échanges. C’est la structure biochimique et les capacités physiques de cette structure qui permettent de créer cette activité.C’est donc une capacité physique existante. C’est ensuite le hasard et la nécessité, comme l’a si bien défini Jacques Monod, qui permettent la création de systèmes structurés interactifs. Le temps permet ensuite par des essais, des ajouts, des erreurs, de complexifier les structures vivantes Car ce sont quelques erreurs génétiques ou plutôt quelques déviations qui permettent de faire apparaître des systèmes nouveaux, qui s’ajoutent à ceux existants, qui les complètent aussi, créant de plus en plus de complexité. Les systèmes vivants sont donc un peu comme des lego qui s’assemblent, se transforment, se modifient, se modélisent peu à peu. Le problème de l’esprit, de la conscience est qu’elle est d’un autre niveau car elle intègre un code, le langage, à la base constitué de sons, avant d’être constitué de signes, au sein de sa structure. Le système cérébral est un système ouvert qui permet d’incorporer des éléments extra-naturels. Les systèmes vivants dans ce cas ne vont plus seulement réagir et agir dans un système donné mais créer leur propre système interne. Car le langage, et l’esprit qui en résulte, est un système créé par le vivant et qui a pour particularité d’interagir sur le système vivant lui-même et de le modifier. Les hommes s’extraient ainsi de la nature pour créer leur propre système qu’ils ont appelé culture. 

 

Il est cependant difficile de comprendre comment le langage a pu être intégré au sein du système cérébral au point que se développe un néocortex frontal par-dessus le système reptilien. Le système cérébral a d’ailleurs une succession de couches allant des fonctions réflexes les plus basiques aux fonctions cérébrales les plus complexes basées à la périphérie du cerveau. Le cerveau a donc grossi par apports successifs de couches. Il serait cependant faux de penser que la conscience se situe dans les couches les plus externes des milliards de neurones que constituent notre cerveau. Cette quantité astronomique de neurones (estimée à 86 milliards de neurones pour un cerveau humain) n’est d’ailleurs rien à côté du nombre de connexions possibles entre ces neurones, évalué à 7000 par neurones. La plasticité des connexions formées par les synapses (estimées elles à 10.000 milliards) permet des configurations quasi illimitées, presque infinies. Le cerveau est donc une fabrique à connexion, un réseau qui se recompose et se redéfinit en permanence . La mémoire elle-même n’est pas stable. Quand on redécouvre certains endroits 20 ans après y être allé, on est étonné qu’il ne cadre plus vraiment avec l’image qu’on en avait gardé. Sous une apparente stabilité, tout se modifie et se redéfinit. C’est un chaos perpétuel. Mais le système donne l’impression d’une grande stabilité.

 

Et la conscience apparaît dans cet étrange labyrinthe. Tel le Minotaure, elle ne se perd pas mais ne trouve jamais la sortie. Pour que la conscience puisse apparaître, il faut que la matière cérébrale, au travers de toutes ces connexions, puisse apprendre, mémoriser, réutiliser, amalgamer, synthétiser, … Mais même avec toutes ces capacités, il est difficile de comprendre comment la conscience se développe et puisse exister, présenter une étendue presque spatiale. Dans un article particulièrement intéressant paru en 1999 dans la revue Intellectica (n° 29 pages 101-130) (cf lien internet en fin d’article) et intitulé “Le langage est-il dans le cerveau ?”, le philosophe Jean-Luc Petit faisait référence à un texte de Wittgenstein dans lequel celui-ci réfutait l’idée selon laquelle la pensée est coordonnée par un processus spécifique dans le cerveau. De sorte qu’il serait impossible de lire dans des processus cérébraux des processus de pensée : “Je veux dire que lorsque je parle ou écris, j’admets qu’il sort de mon cerveau un système d’impulsions coordonnées à mes pensées parlées ou écrites. Mais pourquoi ce système se constituerait-il en direction cérébrale ? Pourquoi cet ordre ne devrait-il pas surgir, pour ainsi dire, du chaos ?” (Wittgenstein). D’autres études menées par Walter J Freeman sur le système olfactif des lapins a permis de démontrer le caractère neuro-dynamique du cerveau et ses correspondances avec les concepts de la physique du chaos et les mathématiques non linéaires. Des fluctuations chaotiques sont apparues lors de ces études avec une capacité de changements rapides et étendus. Le système olfactif du lapin, en l’absence d’une odeur familière, se comporte comme un attracteur chaotique ou “attracteur étrange”. Si l’on présente une odeur familière à l’animal, la “phase portrait” (la figure décrite par l’évolution cyclique d’un pendule selon sa position et sa vélocité) devient soudainement plus ordonnée. Les systèmes chaotiques sont en effet à la fois aléatoires et déterministes. Un étude publiée dans la revue “Frontiers in Psychology” soutient que les contenus de la conscience sont générés par des systèmes rapides, efficaces et non conscients de notre cerveau. Nous ne choisirions pas nos pensées ou nos sentiments, nous en prendrions conscience. Cet état se réfère à la reprise de conscience que nous effectuons chaque matin, au fait que nos pensées et nos émotions arrivent déjà formées dans notre esprit. Tous les processus neuropsychologiques liés au déplacement de notre corps ou l’utilisation des mots pour former des phrases se déroulent sans impliquer la conscience personnelle. Les chercheurs à la base de cette étude soutiennent que le contenu de la conscience est un sous-ensemble des expériences, des émotions, des pensées et des croyances qui sont générés par des processus non conscients dans le cerveau. L’inconscient serait donc la base structurelle de notre conscience. Ce sous-ensemble apparaissant comme conscience prendrait la forme d’un récit personnel. C’est la capacité de communiquer son récit personnel qui donnerait aux humains leur avantage évolutif.

 

Le principal point de séparation entre le corps et l’esprit se situe dans l’intentionnalité. De même que le monde physique, le corps, dans son fonctionnement, obéit à des principes définis. Tel événement engendre tel événement selon un processus déterminé par des lois existantes. Il n’y a pas d’intentionnalité dans le monde ou si il y en a une elle nous échappe. Une éclipse de soleil est prévisible car les astres se meuvent selon des lois physiques qui ne peuvent se modifier. Le corps de même que l’univers réagissent et évoluent selon une matrice de règles. L’esprit lui n’a pas de matrice. Il est en quelque sorte sa propre matrice. Et c’est le langage, ce code sans limite qui en est la base. D’où l’imaginaire, la création, l’invention, la découverte. La règle de l’esprit c’est de n’avoir pas de règles. Et d’inventer sa propre existence. Il n’y a pas de dualisme en terme physique entre le corps et l’esprit mais au niveau du fonctionnement. L’un s’appuie sur des règles inaliénables et limitées, l’autre se base sur un code automodifiable, ouvert et évolutif. C’est une forme de chaos organisé. Karl Popper a bien décrit cette séparation. Pour lui, la distinction entre les états mentaux et les états physiques est bien réelle, mais elle correspond à une différence entre des propriétés plutôt qu’entre des substances, les propriétés mentales ‘émergeant’ à partir des propriétés physiques avec lesquelles elles finissent par interagir. Le corps, le monde n’ont pas d’intentionnalité. Ils évoluent selon un processus défini. L’esprit lui est intentionnel. Il a une volonté. Nietzsche parlait d’une volonté de puissance pour exprimer cette intentionnalité, ce débordement de l’esprit dans la physique. Ainsi, pour le psychologue, Franz Brentano, l’intentionnalité est ce qui distingue la conscience des entités purement physiques. Le propre de la conscience est d’être dirigée vers autre chose qu’elle-même. Selon Edmund Husserl, toute conscience est conscience de quelque chose c’est à dire qu’elle vise toujours un objet de pensée et qu’elle porte cet objet en elle-même. Ce concept permet de redéfinir la conscience comme n’étant pas une substance mais un vécu dont le propre est de donner une signification aux objets vers lesquels elle se projette.
 

Article cité :

Le langage est-il dans le cerveau ? Jean-Luc Petit

https://intellectica.org/SiteArchives/archives/n29/29_04_Petit.pdf


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