La Juve gagne, le Calcio sombre

par LM
lundi 15 mai 2006

Arbitres achetés, joueurs menacés, matchs truqués, c’est le grand déballage en Italie. Le Juventus de Turin, sacrée dimanche, le Milan AC, son dauphin, mais aussi la Lazio de Rome et la Fiorentina pourraient bien payer cher leurs dérives mafieuses.

C’est une photo parue dans Libération, samedi. Trois hommes qui devisent, sur une pelouse, on devine en arrière-plan un banc de touche. Deux d’entre eux portent des lunettes noires, tous les trois ont l’air de parrains s’entretenant des affaires en cours. Ils s’appellent Antonio Giraudo, Luciano Moggi et Roberto Bettega. Ils étaient la Juventus de Turin, jusqu’à ce week-end, la Juve, comme on l’appelle partout dans le monde, ce club immense au palmarès incomparable.

Ces trois hommes étaient la Juve, le trident directeur, les têtes pensantes qui avaient rempli l’armoire à trophées, jusqu’à hier encore, avec un 29e scudetto remporté par la bande à Trézéguet et Vieira. Aujourd’hui ces trois hommes ne dirigent plus le club. L’état-major de la Juventus, dans son ensemble, a préféré démissionner pour les forcer à quitter le club. Pourquoi ? Parce que ces trois-là sont mêlés à une sale affaire digne de l’Italie des magouilles, l’Italie de Berlusconi et de Toto Riina. Au menu du scandale ? Comme d’habitude dans le football moderne, la corruption. Corruption d’arbitres, de joueurs, pressions, menaces en tout genre, y compris physiques, le tout pour influer sur le sort de certains matchs, et permettre à la Juve, au moins pour la saison 2004/2005, d’être sacrée championne d’Italie.

Au moins dix huit matchs de ce championnat-là auraient été viciés, selon les juges. C’est le parquet de Naples qui instruit l’affaire, et les premières conclusions sont terribles : « Selon la description du parquet, le système Moggi est une pourriture infecte qui inonde et submerge avec son venin les instances du Calcio et les sanctuaires de la justice », écrit La Stampa, quotidien de Turin. « L’effet est celui de la boue placée dans un ventilateur, personne n’en réchappe », ajoute La Repubblica, qui parle de la « plus terrible crise » du Calcio, depuis l’affaire des paris clandestins de 1980. En épluchant des heures d’écoutes téléphoniques, les magistrats ont mis à jour un système noir visant à choisir les arbitres, à leur indiquer la marche à suivre pendant les matchs, et si besoin était à leur passer un petit coup de fil à la mi-temps pour les « recadrer ». Luciano Moggi est de tous ces coups-là.

Quand la Fiorentina s’élève contre ces pratiques, il s’arrange, par l’intermédiaire d’un complice au sein même du club florentin, pour que cette équipe « perde quelques matchs » au risque à l’époque de frôler la relégation. Mais Luciano Moggi a également un fiston, Alessandro, qui dirige le GEA, une organisation regroupant quelque 200 agents de joueurs, qui fait la pluie et le beau temps sur les transferts dans le Calcio, autrement dit la pluie et le beau temps sur les transferts en Europe. Et le fiston est accusé de fausser la donne, en surévaluant des joueurs, ou en multipliant les commissions, et rétro-commissions. Maussimo De Santis, désigné arbitre italien pour la prochaine Coupe du monde, est également cité dans l’affaire.

Le gardien Gigi Buffon, gardien de la Squadra azzura, est, lui, cité dans une affaire de paris clandestins. Au total, 272 pages de transcriptions de conversations téléphoniques ont été transmises à la Fédération italienne. Son président, Franco Cacarro, a d’ailleurs démissionné lundi dernier... A quelques semaines du début de la Coupe du monde, le scandale est énorme, en Italie, bien sûr, mais dans l’Europe toute entière aussi. Mais la Juventus de Turin n’en est pas à son coup d’essai : il n’y a pas si longtemps, en 1998, l’ouverture de ses armoires à pharmacie bien garnies avait donné lieu à un procès pour dopage qui aurait dû faire trembler la planète foot, mais n’a accouché que d’une souris. L’omerta, en Italie, on connaît. Dans le football aussi. Pourtant, dans cette nouvelle affaire qui éclate aujourd’hui, on pourrait se laisser aller à penser qu’un gros coup de balai pourrait être donné. Des têtes sont déjà tombées, et certains disent que les clubs incriminés, dont la Juventus de Turin, mais aussi le Milan AC, son dauphin, la Fiorentina et la Lazio de Rome, pourraient être relégués en série B. Si certains feignent l’étonnement, les tifosi des équipes adverses, eux, ne sont pas surpris, ça fait des années qu’ils disent que le Calcio est truqué, que la Juventus est favorisée.

Un soupçon n’est pas une preuve. Les juges qui ont mené l’enquête se sont du coup efforcés d’amasser beaucoup de pièces à charge avant d’entendre les protagonistes de cette affaire, une quarantaine de personnes, joueurs, dirigeants, arbitres, qui vont défiler et donner leur version de la vérité. Les juges parlent de « vaste association de malfaiteurs destinée à la fraude sportive ». Les mots sont crus, sans ambiguïté, sans fard. Boue, pourriture, malfaiteurs, les mots d’ailleurs sonnent particulièrement fort dans les journaux italiens, les premiers à dresser des lauriers à leurs clubs immensément célèbres et riches, mais aujourd’hui désireux de nettoyer leur championnat, qu’on dit le « meilleur du monde ». Le meilleur, peut-être, mais comme on le dirait d’une arnaque parfaitement réussie. Pour le reste, on aurait plutôt à faire à une vaste entreprise mafieuse, où quelques parrains décident du sort des matchs, sans scrupules, sans morale, se servent des joueurs comme monnaie d’échange, et n’hésitent pas à faire pression sur les journalistes eux-mêmes pour qu’ils racontent autre chose que la réalité du terrain.

On est loin du foot, on dirait, pourtant c’est bien du Calcio qu’on parle, de la Juventus de Turin, du Milan AC, deux clubs énormes, mythiques, cités en exemple par certains présidents de clubs chez nous (demandez à Aulas ce qu’il pense du Milan) pour leur prétendue rigueur, leur politique sportive, leur constance au plus haut niveau. Et si les dés étaient pipés depuis le début, et si en fait tout cela n’était rien d’autre, encore une fois, qu’une affaire d’argent, de pouvoir et de grand banditisme ? Le Calcio n’en est pas à son premier scandale, mais cette fois ci il semblerait que les preuves soient solides, que le « tremblement de terre » annoncé par la presse aura bien lieu. Le cas échéant, tant mieux.


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