Ivresse
par C’est Nabum
lundi 10 mars 2025
Jusqu'à la lie
Plutôt que le tirer d'affaire, de lui tendre la main, de le remettre à flot, on le pousse au fond du trou, lui enfonce la tête dans son terrible penchant, lui propose encore et toujours de replonger la gueule grande ouverte dans ce puits sans fond dont il ne peut remonter.
L'ivrogne n'a plus l'ivresse plaisante et grisante. Il se perd à lui-même dans ce dialogue qu'il mène avec ses démons intérieurs. Plus il s'enfonce, plus il abolit les paliers de décompression pour accélérer le plus possible cet effondrement de son jugement. Il plaide coupable en levant le coude par une pratique qui jure avec celle des braves gens.
Qui n'a jamais fauté lui jette la première pierre, celle qu'on s'empressera de lui nouer autour du cou pour le pousser dans ses ultimes retranchements. En apnée, il va se remplir comme une outre qui a mauvais air, et se prend ainsi pour une fontaine dont nulle fable ne sortirait. Il est le dindon de la farce qui se joue à ses dépens, celui dont on trinquera à sa santé durant tout l'été avant de le balancer dès que la bise sera venue.
Si l'ivrogne amuse aux beaux jours, se baugeant dans sa souille, se vautrant dans ses débordements à l'écart de la buvette, il exaspère quand il importune ceux qui riaient alors de lui quand ceci se déroulait en plein air. Sa proximité cuitée est de celle qui ne se quitte qu'avec dégoût et colère. L'ivresse d'intérieur est à ce titre une plaie aux relents exécrables.
Tandis qu'il tire au cœur, le chœur des bonnes consciences se gausse de l'épave et fait alors étalage de son manque de cœur. L'ivrogne devient le bouc émissaire, l'outrecuidant de la face noire de ces dérives possibles que les bien buvants s'épargnent en société. On vomit sur lui les pires insanités sans même faire preuve de la plus petite compassion.
Il est vrai que l'imbibé peut se montrer déplaisant, avoir le vin mauvais, l'insulte au bout des lèvres ou le coup de poing qui le démange. Celui-là est le pire des repoussoirs, l'épave dont il n'est plus rien à tirer. Son contraire, dans son délire joyeux sera un temps l'objet de toutes les railleries jusqu'à ce que la mesure dépassée, il finisse par n'être plus drôle du tout.
Curieusement pourtant, en dépit de toutes ces préventions contre lui, les vins d'honneur, les apéros et les pots ne cessent d'agrémenter toutes nos réunions, célébrations, rencontres ; à croire que l'on tend la perche ou la flûte pour que dans le lot des convives quelqu'un succombe pour se démarquer de la majorité de ceux qui savent se tenir, boire en société en gardant le cap.
L'ivrogne serait ainsi une sorte de ligne rouge, un repère pour ne pas franchir le verre de trop de ce vin rubis qu'on vous offre. Tant qu'il ne se manifeste pas, chacun peut poursuivre son alcoolisation convenable jusqu'à ce qu'il déclenche le signal d'alarme. La dose a été dépassée par l'un de nous, il est temps de faire preuve de modération sans la moindre parcimonie pour les acrimonies à son encontre.
C'est une forme de jeu du chat et de la souris dans lequel un seul trinque pour tous les autres. On lui cloue le bec après son ultime canard. Il fut ce chêne qui rompit tandis que tous les autres buvaient à la paille le petit lait de leur médisance. Puis le loup sort de la gueule de bois et le pic vert s'en donne à cœur joie pour anéantir celui à qui tous ont tourné la dose prescrite…
L'incohérence de mon propos me pousse à croire que c'est peut-être moi qui ai poussé le bouchon trop loin. Je vais tenter d'en savoir plus dans le regard que me jetteront ce matin les survivants.