L’aventure est au creux de votre main
par C’est Nabum
jeudi 10 octobre 2024
Il advint qu'un vieil homme désormais impotent, prisonnier de son corps et de sa demeure, s'ennuyait fort chez lui. La vie l'avait laissé sur le bord de la route, à moins qu'il ne fût lassé de la vie elle-même. Il allait sans envie ni désir, regardant s'écouler les heures et les jours avec une monotonie sans espoir. Son corps avait suivi le chemin de son mal-être, se signalant à lui en maintes douleurs, en multiples signaux d'alerte. Quand on est ainsi, la vie s'étiole et ne tarde pas à vous devenir intolérable.
Pourtant, c'est au plus profond de son marasme que notre ami Ange trouva en lui les ressources pour retrouver joie et jeunesse, dynamisme et bonheur. Bien sûr, la chose va paraître improbable aux esprits cartésiens. Que ceux-là passent leur chemin et continuent de consommer des psychotropes et des consultations douteuses ! Le remède dont je vais vous livrer le secret n'est pas de nature à enrichir les mandarins et les thérapeutes à la petite semaine.
Ange n'était plus le bel hédoniste d'autrefois, si fier de son prénom. Il passait désormais pour un mauvais diable en fin de parcours. Il décida de mettre un terme à cette inexorable descente aux enfers d'une bien étrange manière que je lui avais soufflée à l'oreille. Sur mon conseil, Ange choisit un livre : un de ces livres d'aventures qui avaient bercé sa jeunesse. Il relut « les Trois Mousquetaires » et sélectionna une page après bien des hésitations.
Il se rêvait d'Artagnan et, en ce passage, son héros vivait des aventures exaltantes. Il se concentra longuement, fit le vide, pratiqua bien des exercices respiratoires pour enfin, après de nombreuses vaines tentatives, parvenir à se glisser dans cette page. C'est alors qu'il vécut en boucle le petit récit dans lequel il avait posé ses bagages de voyageur littéral !
Il était d'Artagnan, vigoureux, intrépide, ardent, jeune et beau. Il affrontait les périls et sortait vainqueur des méchants pour les beaux yeux d'une belle. Quel bonheur ! Hélas, Ange était à l'étroit dans sa page ; le récit manquait d'envergure, l'aventure ne s'achevait pas en si peu de lignes. Il revenait frustré de son expérience à chaque fois.
Je lui conseillais d'améliorer la technique afin de se concentrer plus encore, choisir un autre livre pour pénétrer plus avant dans l'exaltation de l'intrigue. Il se fit fort de conquérir une double page, un espace plus important où l'action prenait plus de place, où son héros avait plus joli rôle encore et, si possible, quelques doux baisers. Dumas se montra vite décevant de ce côté-là. Ange décida de chercher ailleurs, d'aller du côté des « Chevaliers de la table ronde » pour trouver rôle à sa convenance.
Il jeta son dévolu sur Accolon, simplement pour être aimé de la fée Morgane. Ange était ainsi ; il avait aimé les femmes au-delà du possible et c'est par elles qu'il voulait retrouver ses tendres années. Il plongea dans un nouvel univers. Il était enveloppé de mystère, de forces surnaturelles. Il revenait de ses voyages épuisé et fourbu. Le port de l'armure n'était plus de son âge …
Une fois encore, après bien des satisfactions, il se sentit à l'étroit dans cette double page. Il devait absolument travailler tout un chapitre pour vivre pleinement une aventure complète, aboutie, achevée. Le choix du livre s'avérait essentiel. Je lui recommandai de se retourner vers les feuilletonistes. Un joli récit concentré, haletant, exaltant, l'espace de quelques pages.
Il se rêva en Boro, le reporter photographe. L'homme était toujours entouré de jolies femmes, vivait dangereusement dans une Europe sous le joug du Nazisme. Ange allait pouvoir lutter contre les forces du mal, porter fièrement son prénom et séduire des belles. Il partit à nouveau au plus profond du bonheur livresque. Il se fondit, des heures durant, dans un chapitre qui lui permettait de voyager, courir des dangers et aimer à la folie.
Il sortait de sa lecture avec une vigueur incroyable. Ange se métamorphosait. Il oubliait ses douleurs, retrouvait la jambe alerte et l'humeur pétillante. Il s'autorisa à nouveau quelques joyeux excès. Il allait mieux, au grand dam de son médecin et de ses enfants qui du reste ne venaient jamais le voir. Ceux-là, ne pouvaient imaginer les raisons du miracle …
Hélas, Ange en eut assez d'être pourchassé par les nazis. La Gestapo n'est pas de nature à faire jouir pleinement des délices de la vie. Il lui fallait trouver un autre livre de chevet. Un livre merveilleux qui lui permettrait de passer d'étape en étape, de vivre une myriade d'aventures. Sous mon indication, il confia à Shéhérazade le privilège de le conduire par le cœur. Mille et une nuits, c'était déjà beaucoup ; il suffisait de vivre plusieurs fois chaque nuit pour disposer d'un temps infini en voluptés et plaisirs.
Ange se fit Persan, vieux matou ronronnant au retour de chaque voyage sur son tapis volant. Il allait de mieux en mieux, il rajeunissait. Il devinait bien qu'il se passait quelque chose d'étrange dans son corps comme dans son âme. Il profitait de sa transformation sans plus s'en inquiéter. Il était devenu la doublure des héros de son livre. Il vivait par procuration.
Puis tout bascula étrangement. Un autre livre, un roman que son auteur avait intitulé « Tendresse » avant que de devoir changer de titre. Dans ce grand roman fripon, Ange voulait essayer sa nouvelle vigueur. Cela le fit basculer totalement. S'en sans rendre compte, Ange, à force de s'immiscer dans le récit, en devint le garde-chasse plein de vigueur de la charmante Constance. Il ne s'en aperçut pas ; il vivait ses voyages littéraires sans crainte, pensant en revenir en fermant le livre.
Ce jour-là, Ange ne revint pas. Durant son séjour dans ce magnifique livre coquin, il avait pris la place du héros. Le texte même du livre s'était transformé lors de sa venue. L'intrigue avait subi une métamorphose. Ange n'était plus ce vieil homme qui voyageait dans les livres. Il s'était dissout dans son dernier livre, il était devenu l'amant de sa patronne, il s'était glissé pour toujours dans les pages de ce roman.
Quelque temps après, les enfants cherchèrent enfin ce vieux père qui était devenu si insupportable, excentrique, extravagant. Les adjectifs ne font jamais défaut quand on veut qualifier ce qu'on ne comprend pas. Ils manquèrent finalement de mots pour expliquer la disparition de leur père. Les recherches ne donnèrent jamais rien : Ange avait disparu corps et biens.
Il laissa seulement sa bibliothèque à ses rejetons indignes. Ils ne surent qu'en faire. Ces individus résolument modernes faisaient partie de l'immense cohorte des gens qui ne lisent pas. Ils vendirent ce fardeau et oublièrent ce père disparu à jamais. C'est en fouillant chez un bouquiniste que je fis cette incroyable découverte. Je tombai sur deux livres identiques : le même titre, le même récit.
Sur le premier, le héros masculin s'appelait Olivier Mellors . Sur le second, en tous points identique, Ange avait pris la place d'Olivier. Nulle rature, nulle faute de typographie. Sur la couverture, Ange avait écrit une part de son histoire, son désir de voyager dans le monde des livres. Il avait en quelques lignes retracé son expérience. Je n'avais pas besoin de plus pour comprendre ce qu'il avait fini par se passer. Ange avait fait son entrée dans le paradis des lecteurs, il était devenu l'amant de la belle Constance, la pulpeuse Lady de Chatterley.
Puissiez-vous, vous aussi, trouver le livre dans lequel vous aimeriez vous dissoudre. Le Monde est si vilain que voilà un joli refuge pour vivre l'éternité.