Les diseux et les faiseux
par Jacques-Robert SIMON
jeudi 12 décembre 2024
Les Hommes de culture, qui ont toujours dirigé le Monde, sont maintenant rejetés dans la plupart des démocraties lors des élections. Les "sachants" étaient possesseurs d'un savoir qui les rendaient indispensables pour donner des repères à la multitude. S'agit-il d'une inadéquation avec une certaine modernité à moins que le problème soit plus grave ?
Comment définir la Culture ? Il est peut-être plus facile de cerner ce qu'est un Homme cultivé. Leur monde définit clairement une caste sachant disserter sur toutes les sortes d'Arts, la plupart des oeuvres musicales même contemporaines, commenter toute littérature ancienne ou moderne, connaître les tenants et les aboutissants de tous les combats politiques, humanistes, religieux. Toutes ces connaissances réunies aident-elles à voir le monde tel qu'il est, cela suffit-il pour éclairer un avenir ?
Si le Christ était fils de charpentier, la quasi-totalité des autres révolutionnaires étaient issus de familles aisées : Jean-Jacques Rousseau était fils d'horloger (métier prestigieux à l'époque), Robespierre était d'origine bourgeoise et exerçait le métier d'avocat, Danton provenait de la bourgeoisie de la finance et était aussi avocat, Engels était le fils d'un grand industriel ayant fait fortune dans le textile, Marx avait un père avocat...Pour ne mentionner que les personnalités "de gauche". Les recommandations les plus radicales pour améliorer les conditions de vie des plus humbles provenaient en général de gens issus d'un milieu qui n'avait des humbles qu'une vision lointaine. Les militaires ayant conduit les destinées de la Nation ne sont pas en reste : Bonaparte était fils d'avocat lui aussi, C. de Gaulle était issu d'une famille de juriste... Si tous contribuèrent à établir des régimes politiques nouveaux, contribuèrent-ils concrètement au bien-être matériel du peuple plus que la machine à vapeur, l'extraction de la houille et les multiples inventions qui jalonnèrent les siècles qui suivirent.
Les responsables politiques (disons de gauche) sont donc pour l'essentiel des diseux et des fils ou des filles de diseux mais ils participèrent activement à l'émancipation du peuple grâce à des principes humanistes illustrés par la devise "Liberté, Egalité, Fraternité" qui servit de nouveau Sacré.
D'autres personnalités sortirent totalement du champ humaniste et ont des origines sociales bien différentes. Mussolini était le fils d'un forgeron et d'une institutrice. Par des méthodes qui lui sont propres il apporta la paix sociale en Italie, un ordre sans failles et un certain prestige pour le pays. Hitler naquit lui dans un milieu rural pauvre. Il mit en oeuvre une politique sociale très généreuse qui emporta l'adhésion d'une grande majorité des Allemands : "Le garçon le plus pauvre devait pouvoir accéder à toutes les positions". Ainsi, il institua l'accès gratuit à l'enseignement supérieur. Sa politique économique imposa l'autarcie qui fut déclarée priorité nationale. Pour éviter les importations, le pétrole fut remplacé par de l'essence synthétique, les textiles naturels par des tissus fabriqués par les usines chimiques. Il y avait 6 millions de chômeurs en 1932 (et en plus 8 millions de chômeurs partiels), il n'y aura plus de chômage en 1939. Par contre les dettes de l'Etat avaient décuplé. Tout ceci ne justicie en rien les dizaines de millions de morts qui accompagnèrent ces politiques, mais Duce et Führer proposèrent un sacré incarné par leur personne qu'ils imposèrent à tous. L'actualité est ravivée quand une fille de marin-pêcheur tente de suivre les traces de ses aînés.
Il est temps de se préoccuper du phénomène par lequel des millions d'électeurs, des ploucs incultes selon l'élite, incapables donc de comprendre le monde qui s'annonce, font revenir à la surface des régimes que l'on croyait perdus à jamais... Pour ce faire, il faut définir ce qu'est la Culture en dehors de sa définition la plus évidente : "c'est ce qui permet de mépriser ceux qui n'en ont pas".
Un système organisé stable, qu'il soit politique, religieux ou économique, doit impérativement proposer à tous et à toutes, un au-delà qui lui sert de but indépassable, auquel on se réfère finalement pour toute décision. Un Dieu-Amour, un Sage antique ont rempli cet office avant que les valeurs républicaines et humanistes se substituent à eux, mais elles ont disparu elles aussi. Les faiseux, scientifiques comme poètes, travaillent dans à peu près n'importe quel cadre sans trop se préoccuper des péripéties politiques et sans vouloir le changer. Les diseux proposent eux de nouveaux merveilleux mais ceux-ci semblent inadaptés.
Le cadre national semble évidemment le plus propice à l'établissement d'un nouvel Eden mais il se heurte vite à des obstacles insurpassables : les pays environnants se révèlent hostiles en n'adoptant pas les mêmes us et coutumes, il faut donc les réduire. Reste le cadre planétaire possible selon les humanistes puisque tous les hommes sont égaux, ce qui est, à n'en pas douter, la moindre des choses, mais aussi identiques, ce qui est stérile. Le négoce, le commerce, les activités financières, les placements, les investissements concernent tous les peuples, toutes les peuplades, toutes les ethnies... tous les diseux, mais presque aucun des faiseux et moins encore les citoyens. Le Dieu-Amour fut remplacé par le dieu-argent mais ce dernier ne pouvait pas remplir le principal office qu'il était nécessaire de procurer : donner une espérance même aux plus miséreux, donner l'espoir à chacun sujet à tous les tourments du réel. Les nouveaux diseux affirment sans honte : "On est pauvre car on n'est pas assez talentueux pour devenir riche". On pouvait autrefois rêver d'un amour infini même si rien ne le laissait entrevoir, il n'est pas possible de distribuer de nos jours des subsides à profusion même à crédit. L'amour de l'argent n'ait pas de l'Amour.
Les faiseux s'obstinent à penser qu'ils n'ont rien de moins que les diseux gonflés de péroraisons creuses qui ne leur offrent rien d'autre que du mépris. Les faiseux ne peuvent pas explorer les pays lointains pour trouver de nouveaux eldorados, de nouvelles opportunités, de nouvelles conquêtes amoureuses : l'intelligence de la main est ancrée dans un sol, dans un terroir et leurs savoirs ne peuvent s'obtenir que grâce à l'apprentissage avec des aînés.
Le délabrement des démocraties reflète le fait qu'elles n'ont plus de démocratie que le nom, accaparées qu'elles sont par des diseux dont la principale occupation est de s'écouter parler et qui se sont révélés incapables de bâtir un Sacré pour tous. Pourtant, il en existe un : l'Ecologie pour laquelle seuls les faiseux ont une utilité, les diseux presque toujours nuisibles devenant simplement inutiles.