Jacques Brel antisémite : la bancale enquête de Jean-Michel Aphatie

par Taïké Eilée
lundi 17 avril 2023

Jean-Michel Aphatie est cet éditocrate qui, jadis, nous faisait part de son fantasme de raser le château de Versailles. C'était avoir les yeux plus gros que le ventre. Il s'attaque aujourd'hui à un autre monument, davantage à sa mesure, qu'il pourrait enfin abattre : le Grand Jacques. Adepte de la cancel culture, Aphatie a, pour déboulonner la statue, sorti le taser idéologique ultime, celui de l'antisémitisme. Heureusement, un taser n'a aucun effet sur un mort. Brel aurait donc flirté avec le Diable. Pour le savoir, JMA a enquêté. A sa manière...

1/ L'article de Jean-Michel Aphatie

Le 12 avril, JMA nous propose un thread sur Twitter. Le voici sous forme d'article :

« La politique nous raconte. Racontons la politique. »

Aujourd’hui : Jacques Brel a-t-il flirté avec l’antisémitisme ?

Je sais, la question surprend, elle peut choquer. Pourquoi la poser ? Parce qu’il existe une similitude troublante entre une chanson antisémite de la fin du XIXe et une chanson culte de Jacques Brel. Voici les faits. Affaire Dreyfus, février 1898. Émile Zola est jugé à Paris. Il a publié « J’accuse » dans l’Aurore, le journal de G. Clemenceau. Il met en doute la version de l‘armée. Dreyfus ? Un traitre qui aurait vendu des secrets à l’Allemagne ? Zola n’y croit pas. Il l’écrit. Mais le gouvernement porte plainte contre l’écrivain, et donc, il est jugé. Nous sommes donc au début de 1898. Et voilà ce que chantent à l’époque les antisémites - ils sont très nombreux en France - qui ne doutent pas de la culpabilité de Dreyfus - un Juif n’a pas de patrie, il est un traitre par nature -. Ils ne supportent pas que Zola le défende :

« Zola, c’est un gros cochon
Plus il devient vieux, plus il devient bête
Zola est un gros cochon
Quand on l’attrap’ra, on le flambera »
(in « Le Roman vrai de la Troisième République », Bouquins, Robert Laffont)

Quel choc à la lecture ! Vous connaissez les paroles de la chanson de Brel : « Les Bourgeois » :

« Les bourgeois, c’est comme les cochons
Plus ça devient vieux, plus ça devient bête
Les bourgeois, c’est comme les cochons
Plus ça devient vieux, plus ça devient c… »

La similitude est troublante. Peut-on croire que l’imagination de l’artiste l’ait conduite à reproduire malgré lui ces paroles antisémites du siècle précédent ? Ce serait énorme, un tour de cochon de l’esprit en quelque sorte.

Ou bien Brel, l’immense Brel, a-t-il voulu adresser un clin d’œil aux antisémites du XXème ? Et pour quelles raisons l’aurait-il fait ? Peut-être pour ce qui suit. En octobre 1959, Jacques Brel fait la connaissance de Paul Touvier.

Entre les deux hommes, selon des témoins, la sympathie est immédiate. Pour ceux qui ne connaissent pas Touvier, un bref résumé. L’homme a dirigé la Milice, à Lyon, pendant la seconde guerre mondiale. Il a tué et fait tuer des résistants et des otages juifs. Il a été condamné à mort à la Libération. Mais il s’est échappé. Des complicités. Depuis, il est en cavale, protégé par des réseaux de catholiques d’extrême droite. C’est dans cette période qu’il rencontre Brel.

Toujours d’après les témoins de l’époque, il lui confie ses problèmes et lui dit que, ayant été condamné, il est en cavale. Brel sait donc à qui il a à faire. Il l’aidera même dans cette période à trouver du travail. Leur rencontre, je le répète, se produit à l’automne 1959.

Brel va chanter pour la première fois « Les Bourgeois » sur la scène de l’Olympia en 1961. Les dates, qui ne sont qu’un indice, sont troublantes.

Paul Touvier était antisémite. Il l’a été toute sa vie.

Et c’est deux ans après le début de leur relation que l’on trouve sous la plume de Jacques Brel (1929-1978) les mots, les mêmes mots, qui servaient aux antisémites pour stigmatiser Emile Zola. Le chanteur a-t-il voulu faire un signe à son ami en écrivant cette chanson ?

Ce serait une immense perversité, et aussi une immense déception. Nous avons donné, nous qui sommes vivants aujourd’hui, des noms de rues, de places, d’avenues à Jacques Brel. Des médiathèques sont baptisées ainsi, et aussi des écoles, beaucoup d’écoles.

Et si le génie Brel nous avait trompé ? Mériterait-il, s’il avait joué avec l’horreur antisémite, l’honneur que nous lui faisons d’inscrire son nom dans l’espace public ?

Je sais pour avoir mené ce combat à propos d’assassins militaires (Bugeaud, Lamoricière) combien la frilosité collective est grande devant ce genre de questions. Nous préférons mettre la poussière sous le tapis. L’Histoire vraie nous effraie. Mais quand même, il faut insister, Zola a mené le combat pour Dreyfus au péril de sa vie.

Il l’a fait pour défendre des valeurs universelles et des principes républicains. Et si vraiment un artiste, aussi doué ait-il été, s’est ensuite moqué de lui et a pactisé aussi peu que ce soit avec l’antisémitisme d’antan alors, qu’il le paye et que notre mémoire s’allège de cette souillure. En tout cas, les faits sont là. Zola était un « cochon », « plus il devient vieux, plus il devient bête », et la ritournelle de Brel, ami de Touvier, étrenne l’horrible phrase...

Entre le hasard et le calcul, chacun se fera son opinion. Pour ma part, j’en suis convaincu, nous devons beaucoup à Zola, et c’est lui que nous devons défendre.

Et j’entends d’ici la clameur des exaspérés professionnels :

Étonnant, non ?

2/ Les deux piliers de l'argumentation de Jean-Michel Aphatie

L'argumentation de JMA repose sur deux points clés :

Si l'on présente les choses ainsi, elles ont de quoi emporter l'adhésion. Mais sont-elles ainsi correctement présentées ?

3/ Les faiblesses du pilier n°1

a) Un possible détournement

Jean-Michel Aphatie a raison : il est très peu probable que le hasard explique les ressemblances entre la chanson de Brel et la chanson antidreyfusarde, entonnée le 7 février 1898 par quelques voyous, sur la route qui mène Émile Zola jusqu'au Palais de Justice, où doit se tenir son procès suite à la parution de J'accuse.

Extrait de l’article d’Henri Troyat, « Zola et l’Affaire Dreyfus », in « Droit et Liberté », n°200, mai 1961.

On pourrait néanmoins rétorquer à JMA que, si Brel s'était inspiré de cette chanson haineuse contre Zola et Dreyfus, il s'agirait précisément d'un détournement, joyeusement antibourgeois, où toute trace d'antisémitisme a été évacuée. Y a-t-il un mal à détourner une vieille chanson de son sens initial ?

b) Une autre source d'inspiration possible

Mais, surtout, si JMA avait réellement enquêté, il aurait rapidement découvert que la même chanson était dirigée contre l'antidreyfusard et antisémite Henri Rochefort en mai 1898. Comme nous l'apprend Le Maitron, c'est l'évolution de ce dernier, du révolutionnaire socialiste favorable à la Commune au boulangiste, dont l'antisémitisme se manifestera pleinement lors de l'Affaire Dreyfus, qui lui sera reprochée et lui vaudra d'être traité - par d'autres acteurs et dans un sens contraire - dans les mêmes termes qu'Émile Zola, lors de sa montée au Mur des Fédérés :

L’amnistie acquise, son arrivée à Paris, le 14 juillet 1880, déchaîna une manifestation quasi révolutionnaire. Il fut, en 1881, l’un des fondateurs de la « Ligue de l’intérêt public - Société protectrice des citoyens contre les abus » créée à l’initiative de son ami le docteur Edmond Goupil. Il fonda l’Intransigeant ; il fut élu député de Paris en 1885 ; il devint boulangiste, antidreyfusard. Sans doute avait-il toujours été différent des chefs socialistes : « Il a une tactique, j’ai un tempérament » dit Vallès ; « il déteste la foule, je l’adore ». Mais ce « prince de l’Ironie, duc de l’Insolence » (Drumont, la France juive, t. I) ne perdait pas le contact avec la classe ouvrière : « Il est pour la République que les Montagnards et les socialistes de 1848 appelaient « démocratique et sociale »... « Ce socialisme n’est-il point — dit Zévaès — celui des trois quarts des socialistes français ? » Son évolution était pourtant très contestée. En 1898, lors de la montée au Mur des Fédérés, on entendit le chant : « Rochefort est un vieux cochon / Plus il devient vieux, plus il devient con. »

Dans son Dictionnaire amoureux du journalisme, Serge July nous suggère même que c'est de cette chanson-là, dirigée contre Henri Rochefort, et non contre Émile Zola, que Jacques Brel aurait tiré "Les Bourgeois".

Serge July, « Dictionnaire amoureux du journalisme », Plon, 2015.

Dans une telle hypothèse, Jean-Michel Aphatie aurait commis un grave contre-sens, en faisant passer Brel pour un antisémite alors que ce dernier aurait au contraire puisé son inspiration dans un chant dénonçant précisément l'antisémitisme (entre autres choses).

Notons que le même chant sera utilisé contre Georges Clemenceau, comme nous l'apprend un article du Télégramme du 21 janvier 1913.

« Le Télégramme », 21 janvier 1913.

c) L'origine possible de la ritournelle

Mais si un tel chant peut être utilisé dans des contextes si différents, cela ne suggère-t-il pas qu'il existe un chant encore plus ancien dont les différents protagonistes s'inspirent ?

Dans La Langue verte du troupier. Dictionnaire d'argot militaire, paru en 1886, et réédité en 1888, on trouve un chant très approchant, qui semble être "fameux" à l'époque : "Un soldat, c'est comm' son pompon, Plus ça devient vieux, plus ça devient bête, etc."

« La Langue verte du troupier », 1886.
« La Langue verte du troupier », 1888.

Dans le Dictionnaire d'argot fin-de-siècle, paru en 1894, même référence :

Charles Virmaître, « Dictionnaire d’argot », 1894.

Dans le roman historique d'Émile Gaboriau Le 13e Hussards, paru en 1861, on apprend que le refrain était initialement un "proverbe" :

Émile Gaboriau, « Le 13e Hussards », 1861.

L'hypothèse de l'origine antisémite de la chanson de Jacques Brel pâlit de plus en plus...

d) La source d'inspiration la plus plausible

La perversité de Jacques Brel, selon Aphatie, aurait consisté à masquer son antisémitisme en remplaçant, dans sa chanson, "Zola" par "les bourgeois" et à faire ainsi un clin d'oeil discret aux seuls initiés. Mais une question se pose d'évidence et aurait dû se poser à JMA : existe-t-il une chanson dont Brel aurait pu s'inspirer et qui parlerait sans fard des bourgeois ?

Ne faisons pas durer le suspense. La réponse est oui. Dès 1913, dans l'Almanach des étudiants liberaux de l'Université de Gand, sous les auspices de la Société Générale des Etudiants Liberaux, le refrain de Brel apparaît presque distinctement : "Les bourgeois, c'est comme les cochons, Plus ça devient vieux, plus ça devient bête..."

« Almanach des étudiants libéraux de l’Université de Gand, sous les auspices de la Société Générale des Étudiants Libéraux », 1913.

Dans V, le magazine illustré du Mouvement de libération nationale, en date du 15 décembre 1946, on trouve très précisément le refrain de Brel (non une simple similitude), dans le même genre de contexte, puisqu'il est question, dans l'article, d'un "bourgeois" malmené par des étudiants du Quartier Latin, choqués de le voir commander dans un restaurant une bouteille de vin hors de prix. Ces mêmes étudiants indignés qui, quelques années plus tard, seront devenus à leur tour, pour certains du moins, des cochons de bourgeois... Ce qui est très exactement ce que nous dit ironiquement Jacques Brel dans sa chanson.

« V : magazine illustré du MLN », n°115, 15 décembre 1946.
André Giran, « Au Quartier Latin 46 ».

Si l'on devait faire un pari sur ce qui aurait pu être la source d'inspiration principale de Brel, cet article de V Magazine occuperait la première place parmi toutes les candidates. Ajoutons que Brel, dans "Les Bourgeois", interprète un personnage qui chantait ce refrain à 20 ans, pour se moquer de notaires sortant d'un hôtel, et l'on retrouve ce même refrain (au mot près) en 1946, alors que Brel avait 17 ans. Troublant, non, monsieur Aphatie ?

4/ Les faiblesses du pilier n°2

a) Le point clé

Mais que faire de l'amitié de Brel avec Paul Touvier, qui semble être l'argument-massue pour attester de l'origine antisémite de sa chanson ?

JMA nous dit ceci :

"Entre les deux hommes, selon des témoins, la sympathie est immédiate. (...) Toujours d’après les témoins de l’époque, il lui confie ses problèmes et lui dit que, ayant été condamné, il est en cavale. Brel sait donc à qui il a à faire (sic)."

Le noeud du problème est cette dernière assertion. Brel savait-il à qui il avait affaire ? Ou s'est-il fait berner ?

b) Les sources de Jean-Michel Aphatie

Il est intéressant de noter les deux sources auxquelles nous renvoie JMA : la page Wikipédia de Paul Touvier et un article de blog.

Commençons par Wikipédia, qui nous narre la cavale de Paul Touvier après-guerre :

On apprend que, lors de leur rencontre, Touvier n'a pas révélé sa véritable identité à Brel. La source, c'est l'historien René Rémond dans son livre Paul Touvier et l'Église.

L'ancien milicien se fait appeler "Paul Berthet". Brel, nous dit-on, "apprendra seulement cinq ans plus tard à qui il avait fait confiance" et avec qui il avait tissé, au fil du temps, de réels liens d'amitié. C'est ce qu'on peut lire dans un article de Jacques Cordy au titre explicite : "Jacques Brel berné par Monsieur Paul", paru dans Le Soir, le 25 mars 1994 :

... Brel s'est laissé circonvenir par l'habile personnage. En 1959, présenté par l'abbé Widemann au chanteur en tournée dans la région lyonnaise, Paul Touvier embobine le bon Jacques. Dix ans plus tôt, il avait réussi à émouvoir, de la même manière, l'acteur Pierre Fresnay (...). Les artistes sont gens de coeur. Un condamné à mort, « victime » d'une répression aveugle, cela fait toujours pitié. Touvier raconte bien. Il dit juste ce qu'il faut pour apparaître pitoyable. Ses « bonnes actions » dans la Milice, mal récompensées par la haine des vainqueurs ; sa famille, ses enfants pourchassés comme lui-même. (...) Brel se laisse attendrir, lui aussi. (...) Il apprendra seulement cinq ans plus tard à qui il avait fait confiance. (...) Entre-temps, l'ex-milicien avait ajouté d'autres dupes à son palmarès : le ministre Edmond Michelet, grand résistant et ancien déporté, le philosophe Gabriel Marcel (qui en fit, par la suite, un véritable coup de sang), etc.

La page Wikipédia de Jacques Brel dit la même chose : "En 1967, il est berné par Paul Touvier, qu'il « autorise à utiliser un de ses thèmes musicaux » pour les besoins d'un disque éducatif, L'Amour et la vie, produit par Touvier et distribué par Philips".

La première source de JMA le dément donc formellement.

Que dit sa seconde source ? Il s'agit d'un extrait du livre de Jean-Claude Valla, Affaire Touvier. La contre-enquête, paru en 1996 aux Éditions du Camelot. Notons que Jean-Claude Valla était une figure importante de la Nouvelle Droite, cofondateur du GRECE, directeur de la rédaction de Minute et partisan des thèses négationnistes. JMA n'a pas froid aux yeux.

Lors de leur rencontre en 1959, nous dit-on, "Il n'est, bien sûr, pas question de politique, le poète ne s'intéressant qu'à l'homme, à la nature humaine, et non pas à l'idéologie". Lorsque, en 1967, paraît le disque de Touvier, avec l'aide de Brel, "Personne, évidemment, ne se doute que le sous le pseudonyme de Paul Berthet se cache un ancien milicien".

Difficile de savoir avec certitude, sur ces bases, ce que Brel savait exactement de son ami. Connaissait-il son nom ? Avait-il connaissance de son idéologie ? Et de ses crimes ? Si l'on croise les diverses sources, la réponse la plus probable est négative.

c) Une source complémentaire

Ajoutons que, dans Faites entrer l'accusé, l'ancien journaliste Claude Moniquet prétend que Touvier se serait présenté sous son vrai nom à Brel (contredisant ainsi René Rémond), mais n'aurait évidemment pas révélé ses crimes de guerre, n'évoquant que des "bêtises" et réussissant, avec grand talent, à se faire plaindre, dixit le journaliste au Canard enchaîné Louis-Marie Horeau.

5/ Une accusation branlante

Les deux piliers de l'argumentation de Jean-Michel Aphatie s'avèrent ainsi extrêmement fragiles, tout prêts à se briser et à faire s'écrouler tout son édifice.

Rien ne prouve que Brel se soit inspiré d'un chant antidreyfusard et antisémite. Rien ne prouve qu'il ait su qui était le milicien Paul Touvier. Tout semble indiquer le contraire.

L'enquête du prétendu journaliste Aphatie souffre de terribles carences. Un oubli total du contexte lorsqu'il s'est agi de trouver la source d'inspiration de la chanson "Les Bourgeois". Les sources possibles étaient fort nombreuses, mais JMA n'en a retenu qu'une seule et une peu probante, puisque le refrain litigieux ne s'y retrouvait qu'imparfaitement, alors qu'il se présentait à l'identique dans V Magazine, et presque à l'identique dans d'autres sources.

Quant à sa tentative de lier Brel au Milicien, elle apparaît presque incompréhensible dans la mesure où certaines des sources vers lesquelles il nous renvoyait le contredisaient.

6/ Une rhétorique complotiste

Last but not least, l'argumentation aphatique revêt une dimension complotiste inattendue.

a) La culture du soupçon

D'abord, JMA use et abuse du terme "troublant", qui instille le doute. Il n'affirme jamais rien, mais pose des questions tendancieuses (ce que l'on reproche ordinairement aux complotistes) ; par exemple : "Et si le génie Brel nous avait trompé ? Mériterait-il, s’il avait joué avec l’horreur antisémite, l’honneur que nous lui faisons d’inscrire son nom dans l’espace public ? (...) Et si vraiment un artiste, aussi doué ait-il été, s’est ensuite moqué de lui et a pactisé aussi peu que ce soit avec l’antisémitisme d’antan alors..." Rien n'est dit, et tout est dit pourtant.

Aphatie cultive le soupçon, il insinue, il diffame sans en avoir l'air, il n'affirme rien, on l'a dit, il ne fait que poser des questions, mais finit par nous dire que "les faits sont là" et qu'il a une conviction. On imagine laquelle.

b) Le biais de confirmation

Nous avons vu que JMA, alors qu'une multitude de sources aux "Bourgeois" étaient envisageables, n'en avait retenu qu'une. La première qu'il trouva. Et après laquelle il s'arrêta. Cela s'appelle le biais de confirmation : JMA avait découvert une vérité cachée, qui lui convenait, qui le séduisait, qui l'excitait, et il n'allait pas en démordre ; il n'a donc pas jugé utile de poursuivre sa recherche, au risque d'être démenti et de voir s'évanouir son "scoop". Négligeant les faits, il a préféré faire valoir son opinion.

c) Corrélation n'est pas causalité

Jean-Michel Aphatie soupçonne Brel parce qu'il a connu Touvier en 1959 et qu'il a chanté pour la première fois "Les Bourgeois" en 1961. L'un des deux événements précédant de peu l'autre, il est forcément sa cause. C'est une erreur de raisonnement fréquente. Et d'autant plus tentante que l'on "oublie" de rechercher d'autres causes possibles, qui peuvent s'avérer plus plausibles.

d) L'histoire officielle vs l'histoire vraie

JMA croit à une histoire "officielle", qui nous cache une "Histoire vraie" effrayante (c'est son expression), il dénonce "la frilosité collective" lorsqu'il s'agit de regarder derrière le voile des apparences et fustige notre lâcheté, nous qui préférons mettre la poussière sous le tapis. Il n'en faudrait pas beaucoup pour qu'il nous enjoigne à sortir de la Matrice et à devenir, à sa suite, des Éveillés.

e) La volonté mauvaise vs le hasard

Autre trait du complotisme présent dans le discours d'Aphatie : le refus du hasard, auquel on préfère systématiquement l'option de la volonté mauvaise, et même "perverse", dans le cas de Brel.

f) La démonisation de l'adversaire

JMA va jusqu'à imaginer que le chanteur ferait des signes cabalistiques à son ami antisémite dans sa chanson, jouissant de dire des horreurs face à un public qui n'y verrait que du feu. Démoniaque, non ?

g) La liquidation du bouc émissaire

Et si Brel est coupable, nous dit JMA, "qu’il le paye et que notre mémoire s’allège de cette souillure". Les mots sont forts et le désir de "canceller" le chanteur patent. Presque explicitement, l'éditorialiste appelle à ôter "son nom dans l’espace public".

7/ Pour conclure

Jean-Michel Aphatie est un éditorialiste qui, en ce 12 avril 2023, s'est essayé à l'enquête 2.0 et a goûté quelques heures à l'ivresse de ceux qui croient avoir découvert une vérité cachée, qui pensent être enfin en mesure de déboulonner une statue, de faire tomber un mythe, de sortir le scoop, sinon du siècle, au moins de la journée... C'est grisant. Mais enquêter, ça s'apprend, et JMA, manifestement, s'en est dispensé. Enquêter, c'est surtout prendre du temps, et JMA en manque, manifestement. Trop de choses à faire en même temps, sans doute. Pourtant, et c'est le moment de leur rendre hommage, des anonymes sur Twitter, spécialistes de rien du tout, ont très rapidement, en quelques minutes disent-ils, trouvé les éléments factuels qui ont permis de débunker Aphatie : Adrien E.F. Colliard, Kaher Polez, Emmanuel... Grâce leur soit rendue ! Le journalisme citoyen n'est pas mort, il reste plus que jamais nécessaire avec de tels olibrius, tous ces JMA qui prétendent nous dicter nos indignations et salir à peu de frais notre patrimoine.


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