Individualisme et religion : entre pouvoir de consommation, pouvoir du peuple et nécessité éthique

par ibraluz
lundi 11 septembre 2006

Toute communauté n’existe que par ce qui relie ses membres. Le terme de religion exprime, littéralement, cette nécessité de cohésion. Mais quelle réalité concrète correspond à ce sens littéral ? La question, d’une très grande importance, a suscité, et suscite encore aujourd’hui, tant de débats que notre Bibliothèque nationale elle-même ne saurait en traiter tous les aspects. C’est énoncer, d’emblée, les limites du présent article. Mais, bon : versons, tout de même, notre modeste obole sur le forum, en espérant que chacun n’oublie jamais le relatif, comme je le fais, de son point de vue...

Il semble évident, en première analyse, que le sens commun du mot religion soit singulièrement restreint, de nos jours. « Ensemble de croyances et de pratiques ayant pour objet les rapports de l’homme avec le sacré ; foi, conviction », voire « obligation (se faire une religion de) » : le caractère de cohésion communautaire n’est plus, directement, exprimé, du moins en France, induisant l’idée, quasiment inverse, que la religion, c’est affaire intime, personnelle. On connaît le débat et le contresens n’est pas fortuit. Il a une histoire, douloureuse, des Cathares, béguins et béguines, aux protestants, juifs et autres libre-penseurs, dont il faudra probablement évoquer, une nouvelle fois, les rudes chemins de croix.

Qui ne croit en rien est déjà convaincu de la suprématie du doute. L’athée rationaliste a foi en la science. L’épicurien, en sa discipline. Bref, « chacun voit midi à sa porte », concédant, plus ou moins activement, à autrui ce qu’il suffit de connivences pour satisfaire l’autre besoin, vital, de relations humaines. On s’organise en cercles, apparemment concentriques (soi-même), et pourtant, souvent sécants (l’autre, donc, en focale ?) : famille, amis, voisins, collègues, partisans, coreligionnaires, nationaux, etc. Qu’y échange-t-on ? Des valeurs, assurément, chacun comptant bien s’y enrichir, s’en habiller de cap en pied, « Il fait si froid, dehors » (Edith Piaf). Mais il faut bien le reconnaître : ces valeurs que nous manipulons, diversement, en fonction de la multiplicité de ces liens, forment, dans leur ensemble, une drôle de bouillabaisse. En dépit de nos déclarations, parfois monolithiques, et d’autant plus pathétiques, nous devons assumer une pluralité de sens, souvent contradictoires, paradoxaux, sinon incohérents.

Rares sont ceux qui s’en délectent, la plupart ne s’en préoccupent guère, braillant, à l’occasion, quelques slogans réducteurs, censés refondre l’unité communautaire. Les très saintes Liberté, Sécurité, Démocratie, Science et Évolution, seraient ainsi les cinq piliers, incontournables, de cette religion nouvelle, où devraient s’araser toutes les particularismes des diverses communautés du monde. La proposition serait, certes, séduisante - du moins, pour une nécessaire et suffisante majorité numérique - si ne s’y cachait un maître autrement despote : le Profit, en ses somptueux dessus : Pouvoir, Richesse, Volupté ; et en ses sombres dessous : Crime, Injustice, Perversion. Sans odeur, l’argent désodorise tout, relativisant, sous sa coupe, les très saints piliers sus-nommés. Arasements sur arasements, les concepts, dès lors, se vident vite. Un exemple, presque au hasard : les multinationales et autres lobbies ne se présentent jamais au suffrage des électeurs, ils ont leurs candidats, variés, et les décisions de nos élus en portent, banalement, le poids.

« Je suis Européen, je m’appelle... - Non, monsieur, êtes-vous assuré social ? Avez-vous une complémentaire ? Y cotisez-vous régulièrement ? La loi vous autorise, en conséquence, à vous installer, librement, sur un quelconque territoire de l’Union. Vos papiers sont périmés ? N’oubliez pas la norme des photos d’identité : de la pointe du menton à la racine des cheveux ; et veillez à fixer correctement l’objectif, le regard droit - Mais je louche, madame ! - Ah, monsieur, c’est l’Europe ! Faites-vous soigner ! Vous êtes bien assuré social, n’est-ce pas ? » On découvre ainsi, avec stupeur, colère, lassitude, ou résignation, c’est selon, combien le champ de la liberté humaine se restreint, chaque jour davantage, là où cette même liberté est posée, ironie du paradoxe, en principe absolu. D’autres l’ont noté avant nous : la domination de la « chose marchande » sur la « chose politique » ne s’est inscrite, dans le discours social, qu’avec l’écriture d’un droit laïque, aromatisé ou non de concepts religieux. Le malheur, sans doute, du peuple, tient à ce que la sécurité des quelques miettes de profit que lui concède le grand capital lui semble, aujourd’hui, préférable à ce qui a toujours fait sa force : l’union.

Or, le système dominant actuel se révèle, globalement, c’est-à-dire à l’échelle de la planète, violemment anti-populaire. Le modèle de développement occidental, construit sur la prolétarisation de ses masses laborieuses et sur l’asservissement des communautés extérieures à son « économie-monde » (F. Braudel), n’est pas exportable, sinon à créer d’épouvantables déséquilibres économiques, écologiques et sociaux, manifestement insupportables. La multiplication des conflits, en dehors de l’œil du cyclone (Europe, Amérique du Nord, Australie, etc.) n’est pas, exclusivement, une expression de ces déséquilibres, elle est, beaucoup plus subtilement et méthodiquement, la prévention de leurs extensions. Non seulement le désordre extérieur valorise et justifie l’ordre intérieur, mais encore sa gestion dynamise l’activité industrielle de celui-ci, tant dans le domaine de la destruction (armement) que de la reconstruction (enjeu politique désormais majeur au Liban, par exemple). Nous l’avons souligné ailleurs : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est en dizaines de millions de victimes - peut-être aujourd’hui centaine de millions
- que se chiffre le coût humain de cette folle stratégie.

Folle, mais pas irréfléchie. Elle est le fruit de cogitations spécialisées, consécutives à la crise de 1929, et en vigueur, aux USA, depuis au moins 1935. On a beaucoup parlé du « New Deal » du démocrate Roosevelt, sans guère insister sur un des aspects les plus troubles de sa politique : le développement, massif, de l’industrie de l’armement, bien avant l’entrée des USA dans le conflit (1942). Dès lors, l’entité-phare de l’économie-monde ne cessera d’avoir un ennemi potentiel, entretenant, un peu partout, suffisamment de conflits localisés pour soutenir son activité militaro-industrielle. Cela fait soixante-dix ans que cela dure, des milliers de milliards de dollars en jeu, et le constat des « néocons » s’appuie sur la continuité de ces investissements, désormais pratiquement « organiques », pour justifier leur politique actuelle.

« Néocons » ne signifie pas, en dépit du raccourci évocateur et du profil de leurs leaders, parfaits imbéciles. Leurs choix, dont on vient de voir qu’ils sont inscrits dans une perspective beaucoup plus large de « développement », impliquent l’entretien de projets « radicalement » autres. Sans insister, ici, sur le financement, probable, parfois avéré, des oppositions extrémistes et / ou désespérées, intéressons-nous, plus particulièrement, à ces entreprises, si généreuses, de promotion sociale de la planète. On y respire un peu mieux et s’y entendent les doux sons des sacrosaints qui sifflent sur nos têtes. Ah, la liberté, « chèrement » conquise, des peuples ! Ah, la sécurité alimentaire, « scientifiquement » assurée, désormais, grâce aux OGM ! Ah, la promotion de la femme, enfin citoyenne, au sein de démocraties plus ou moins retardées ! L’humanité est, à nouveau, en phase évolutive, après tant de siècles invaginés ! Et cependant, on s’accorde à reconnaître, entre la poire et le fromage, qu’il y a des choix restrictifs - pénibles, ma chère amie - qu’il convient d’assumer ; je veux dire : à faire assumer...

C’était l’exacte discussion de la réunion de septembre 1995, à San Francisco, d’un cénacle de quelque « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan » (J.-C. Michéa, dans L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes - Castelnau-le-Lez - Climats - 1999), en vue de conformer leurs vues sur la conduite du troisième millénaire. Considérant, d’emblée, que « 20 % de la population active du monde suffiraient à maintenir l’activité économique de la planète », ils étudièrent la question de la gouvernabilité des 80% restants d’humanité, surnuméraires du point de vue productif. On retint, en fin de compte, pour concluante, la proposition de Zbigniev Brzezinski (ancien conseiller de Jimmy Carter, et fondateur, en 1973, de la « Trilatérale », une des sphères d’influence les plus impénétrables du monde capitaliste, où s’est distingué, notamment, un certain Huntington), visant à développer « un cocktail de divertissements abrutissants et d’alimentation suffisante, permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ». (cité par H.P. Martin et H. Schuman, dans Le piège de la mondialisation - Solin - Actes Sud - 1997).

Sur une économie mondiale de 30 000 milliards de dollars, 24 000 milliards sont générés dans les pays développés. Traduit en pourcentage, cela veut dire que 20 % des humains (en réalité, beaucoup, beaucoup moins) contrôlent 80 % des richesses. Les trois milliardaires les plus riches du monde ont une fortune supérieure au PIB total des 48 pays les moins avancés, qui totalisent une population de près de 600 millions d’habitants. Un humain sur quatre « vit » avec moins de 1 $ US par jour, à la fin de l’année 1999, et un sur deux, avec moins de 2 $ US par jour. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime que les gouvernements d’Afrique sub-saharienne versent, aux créanciers du Nord, quatre fois ce qu’ils investissent pour la santé de leurs populations. Une centaine de sociétés transnationales, ayant, toutes, leur siège dans les pays fortement industrialisés, sont, à elles seules, le moteur de la mondialisation de l’économie. 70% du commerce mondial se négocie dans le cadre des transnationales, ou entre elles. Elles génèrent 80% des investissements étrangers directs et possèdent un cinquième de tous les avoirs détenus par des étrangers. Cependant, elles emploient moins de 3% de la main-d’œuvre mondiale. (Sources : PNUD, Rapports, 1998 et 1999, sur le développement humain, Coalition œcuménique pour la justice économique (Canada), Rapport sur économique X #3, 1999).

Ainsi s’appesantit le constat d’une fracture institutionnalisée de l’humanité, déjà projetée, par la domination en cours, sur le millénaire à venir. D’une part, des démocraties avancées, concernant 25 % de la population mondiale, où la religion, affaire strictement personnelle, ne serait plus qu’un moment de la consommation. D’autre part, des démocraties retardées, régissant trois terriens sur quatre, où la religion garderait, le plus souvent, son statut d’agrégation sociale, animant, notamment, la plupart des réseaux de solidarité communautaire. Le constat est avéré. A l’exclusion, éminemment notable, de la Chine où seulement trois habitants sur dix se disent adeptes « pratiquants » d’une religion, le rapport est, en moyenne de huit sur dix dans les pays du Sud (avec des pointes, en Inde et en Afrique, dépassant les neuf sur dix). Outre le fait que la Chine est, géographiquement - peut-être bientôt : économiquement - presque à moitié un pays du Nord, il s’y entretient, en deçà des miasmes maoïstes, un rapport traditionnel très particulier avec l’Absolu, sur lequel il nous faudra, probablement, revenir au cours du débat. Quant aux pays dits développés, si l’athéisme semble encore minoritaire, la pratique religieuse régulière, toutes religions confondues, ne touche guère plus d’un habitant sur cinq.

Or, ces blocs ne sont évidemment pas étanches. Des courants migratoires, variés, entretiennent des transvasements culturels notables, générateurs de multiples remous. En filigrane de ces interférences, obnubilées, en apparence, par des considérations idéologiques - islam et laïcité, par exemple - transparaît une lutte plus triviale. Il y a ceux qui cherchent une alternative au système actuel, et ceux qui, au contraire, s’y opposent. On retrouve ici la classique lutte de classes, à ceci près que celle-ci ne fait plus guère recette au sein des masses populaires occidentales, surtout préoccupées par la conservation de leur niveau individuel de consommation. Hormis un quarteron d’altermondialistes - courage, monsieur Bové !
- qui tentent, désespérément, d’occuper le créneau, il semble bien que le laboratoire des idées sociales pour une autre planète soit désormais transféré dans les pays du Sud. Avec une conséquence majeure : le religieux y occupe, et y occupera de plus en plus visiblement une place centrale. A moins de générer un formidable renversement de valeurs, persuadant les masses actuellement privilégiées, à l’échelle de la planète, à une réduction, drastique, de leur consommation journalière individualisée, les idéologies laïques vont, irrémédiablement, se retrouver en position réactionnaire : étonnant paradoxe dont on devrait entendre, au cours du présent débat, quelques bruyantes pétarades...

Réduisons-en le volume en évoquant une autre éventualité, qui semble le dernier cheval de bataille du modèle occidental : celle de mutations technologiques suffisamment explicites pour repousser, d’une manière significative, les actuelles limites économico-socio-écologiques du développement mondial. L’exploitation d’énergies, de matières premières, voire d’habitats, extraterrestres, l’optimalisation du bilan énergétique des activités humaines, voire planétaires, le contrôle écologique des cycles de production ; le recours massif aux biotechnologies constituent les fers de lance de cet espoir prométhéen, qui entretient, en revanche, un potentiel, formidablement accru, de dangerosité. Car avec ces orientations, les capacités de nuisance technologique touchent aux fondements mêmes de l’Univers, et de terrifiants déchets des manipulations atomiques et subatomiques s’ajoutent les incertitudes irréductibles liées aux manipulations génétiques, et aux conséquences des interférences entre (éco)systèmes naturels et artificiels. Plus que jamais, se posent les questions du sens et de l’éthique. A l’instar des fondements épistémologiques d’un Joël de Rosnay (notamment : Le macroscope : vers une vision globale, Paris, Seuil, 1977 ; L’homme symbiotique : regard sur le troisième millénaire, Paris, Seuil, 1997), le modèle occidental doit, impérativement, dépasser la vision fragmentée du réel qui fit, jusqu’à nos jours, l’ordinaire de son pouvoir sur la matérialité du monde.

Or ce dépassement ne semble avoir que deux issues conceptuelles. En un, la dilution « totale » du sens, en une relativisation indéfinie des valeurs et des signes, justifiant, jusqu’à l’absurde, les pires errements technologiques et politiques. En deux, son recentrage sur un approfondissement du religieux. Holà, messieurs de l’athéisme, du calme dans l’hémicycle ! Entendons-nous bien sur les mots. Le religieux dont il est question ici, c’est ce qui relie et transcende, ce principe fondamental que l’on peut, bien évidemment, saisir par la queue ou la trompe, l’odorat ou le toucher, l’expansion ou la contraction, l’affirmation ou la négation, la déité ou le Tao, la parole ou le silence... La question n’est pas d’en définir une impossible « forme uniforme », mais d’en reconnaître, enfin, la nécessité. Discuterons-nous de la proposition hégélienne sur l’impérative relation, selon lui, entre le réel et le rationnel ? Peut-être, encore une fois ; mais soyons, déjà, tous certains de ne jamais pouvoir en achever, ne serait-ce que le tour... Ce qui importe, en cette reconnaissance, c’est le dépassement, soudain possible, soudain impératif, de la fracture institutionnelle que nous impose un système moribond. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre la fameuse intuition de Malraux sur ce XXIe siècle, qui «  sera spirituel, ou ne sera pas », ou bien encore le cri de Rimbaud : « Nous allons vers l’Esprit ! C’est certain, c’est oracle ! ». Et cependant, permettez-moi de conclure par un trait de foi, dont les plus fins d’entre vous entreverront, probablement, l’humour : c’est bien Dieu, certes, qui est Le Savant.



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