Soldat de Dieu en Chine communiste

par Pierre Bilger
jeudi 2 mars 2006

Convaincu depuis longtemps que rien n’est plus important dans les cinquante années qui viennent que d’essayer de comprendre la Chine, au fil des mois, j’ai fréquemment analysé des livres consacrés à cet immense pays. J’ai aussi attiré votre attention le 30 juin dernier sur une information publiée par La Croix du même jour, selon laquelle Mgr Joseph Xing Wenzhi, un jeune évêque auxiliaire chinois de 42 ans, appelé à succéder à la fois à l’évêque "officiel" et à l’évêque "clandestin" de Shanghaï, avait été nommé avec l’agrément explicite du Saint-Siège.

Mgr Xing, éduqué pour l’essentiel en Chine au séminaire de Shanghaï, a cependant complété sa formation pendant plus d’un an aux Etats-Unis auprès de la société missionnaire Maryknolls à New-York, et plus brièvement à Hong-Kong et aux Philippines. Cet évènement est un épisode de plus dans la longue histoire du catholicisme en Chine, commencée en 636 avec le moine syrien nestorien Aloben, et poursuivie notamment avec l’arrivée, à Canton, en 1583, du jésuite Matteo Ricci.

Aujourd’hui, il y a entre 10 et 12 millions de catholiques chinois, à peine 1% de la population totale du pays. 60% sont affiliés à l’Eglise "officielle" ou "visible" et 40% à l’Eglise "clandestine" ou "invisible". Il y a 79 évêques "officiels" dont 90% sont reconnus par le Vatican et une cinquantaine d’évêques "clandestins", 2200 prêtres "officiels"

dont les trois quarts ont été ordonnés au cours des douze dernières années. 1300 séminaristes étudient dans les 19 grands séminaires officiels et 800 dans une dizaine de séminaires "clandestins", auxquels s’ajoutent 5200 religieuses dont 2000 seraient "clandestines". Enfin près de 5000 églises et chapelles ont été ouvertes depuis 1980.
Ces informations, et beaucoup d’autres, figurent dans le livre que Dorian Malovic, chef du service Asie au quotidien La Croix, spécialiste de la Chine et ancien correspondant de ce journal à Hong Kong, vient de publier, "Le Pape jaune" avec pour sous-titre, "Mgr Jin Luxian, soldat de Dieu en Chine communiste". Pour qui veut s’informer sur cette histoire fascinante, les succès et les fautes de l’Eglise catholique en Chine, les persécutions nombreuses qu’elle a subies et continue de subir, la complexité des relations entre l’Etat chinois, l’Eglise "officielle", l’Eglise "clandestine" et le Vatican, l’étonnante « résurrection » récente de cette Eglise et la « normalisation » progressive de sa présence, ce livre est irremplaçable.

Le personnage central, que Dorian Malovic utilise comme fil conducteur de ses explications, est Mgr Jin Luxian, devenu, après beaucoup de péripéties, l’évêque officiel de Shanghaï, l’un des deux évêques auxquels précisément Mgr Joseph Xing Wenzhi va succéder. Mgr Jin a en effet accepté de se confier à l’auteur et de répondre à ses questions les plus difficiles.

Mgr Jin est entré chez les Jésuites en 1938, à Shanghaï. Il a poursuivi ses études à Lyon, où il a eu pour maître le futur Cardinal de Lubac et pour condisciple le futur Cardinal Decourtray. A rebours d’autres parcours, il a décidé de rentrer volontairement en Chine en 1951, après la victoire des communistes, pour y diriger le grand séminaire de Shanghaï. Lors de la rafle du 8 septembre 1955, il a été arrêté, comme des milliers d’autres catholiques chinois, évêques, prêtres, laïcs et, après avoir purgé une peine de dix-huit ans de prison ferme, il n’a recouvré sa pleine liberté que vingt-cinq ans plus tard, en 1980, avant de devenir, en 1984, évêque auxiliaire de Shanghaï, adhérant officiellement à l’Eglise patriotique chinoise.
Cette position a permis à Mgr Jin de donner un dynamisme nouveau à l’Eglise de Shanghaï et, à travers elle, à l’Eglise de Chine dans son ensemble : mise en œuvre du Concile, relance de la formation des prêtres avec invitation de professeurs étrangers et envoi de séminaristes en Occident, édition de livres et de revues, relance de l’action sociale, construction d’églises et de centres de formation, collecte de fonds à l’étranger. L’auteur donne de nombreux détails.
Cependant, l’histoire ne s’arrête pas là, car, sur la base d’une demande écrite que l’auteur situe en 2003 et qui n’a pu être effectuée qu’avec le consentement implicite des autorités chinoises, Mgr Jin a fait, en 2005, l’objet d’une « reconnaissance secrète » par le Vatican comme évêque « auxiliaire » de Shanghaï. « Auxiliaire », pour le Vatican, qui considérait toujours l’évêque clandestin, Mgr Fan, comme l’évêque en titre, tandis que pour les autorités chinoises, Mgr Jin avait d’emblée cette qualité.

Subtilités terminologiques qui permettent à Pékin et à Rome de se placer sur une orbite de convergence sans qu’aucun des deux ne perde la face. Mais subtilités terminologiques qui illustrent aussi la manière pragmatique dont les choses peuvent avancer, non sans que les timides avancées ne soient fréquemment suivies de retours en arrière.
En 1981 déjà, à Manille, Jean-Paul II, comme l’écrit l’auteur, avait indiqué la voie à suivre en soulignant qu’il n’y avait "aucune incompatibilité ou opposition entre être tout à la fois vraiment chrétien et authentiquement chinois", ajoutant qu’il ne "condamnait pas les catholiques chinois qui avaient estimé devoir suivre l’Eglise patriotique". "Parfois vous vous êtes demandé, dans vos consciences, quelle était pour vous la chose juste à faire. Pour ceux qui n’ont jamais connu de telles expériences, il est difficile de comprendre pleinement de telles situations". (...) Jean-Paul II comprenait intuitivement la terrible situation dans laquelle pouvaient se trouver les catholiques, prêtres et évêques chinois.
Cette déclaration devait être suivie en octobre 2001 d’une offre de reprise du dialogue, assortie d’une demande de pardon pour les erreurs commises dans le passé par l’Eglise catholique en Chine, lorsqu’elle avait substitué progressivement à l’approche d’acculturation du jésuite Matteo Ricci, après l’interdiction des rites chinois par le Pape Clément XI en 1701, celle de l’église « coloniale du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle. L’année précédente cependant, la béatification de cent vingt martyrs chinois le 1er octobre 2000, jour de la Fête nationale chinoise, avait constitué l’exemple-type des incidents que les conservateurs chinois utilisent pour retarder un tel processus.
Ces efforts se poursuivent. Benoit XVI, à son tour, a repris à son compte la normalisation des relations entre le Vatican et la Chine comme un de ses objectifs prioritaires. Non sans soubresauts. Les quatre évêques chinois, deux de l’église officielle, deux de l’église clandestine, invités au synode des évêques sur l’Eucharistie, qui s’est tenu à Rome en octobre 2005, n’ont pas été autorisés à s’y rendre, leurs fauteuils restant symboliquement vides.

Doran Malovic n’élude aucun des sujets controversés que soulève l’histoire aussi bien ancienne que récente. A commencer par ceux qui touchent la personnalité de Mgr Jin : a-t-il, au cours de sa détention, dénoncé, comme certains l’ont soutenu, les réseaux clandestins que l’Eglise avait constitués entre 1949 et 1955 pour résister à l’oppression ? A-t-il été marié et a-t-il eu un enfant, vivant aujourd’hui aux Etats-Unis ? L’auteur analyse minutieusement ces reproches ou ces soupçons, et recueille des témoignages en Chine et hors de Chine, qui laissent au lecteur le sentiment qu’il ne s’agit pas de faits avérés, mais de calomnies, fréquentes dans des temps aussi troublés que ceux qu’a connus l’Eglise de Chine.
Les pages qu’il consacre aux grandes étapes de l’évangélisation du pays reflètent aussi bien « l’épopée jésuite » que les multiples « occasions manquées », les « querelles missionnaires » et le triste et trop long épisode de « l’Eglise coloniale ». Puis vient la période tragique de la répression avec la vaine tentative, notamment, mais pas seulement, pendant la Révolution culturelle, du parti communiste chinois d’éradiquer les religions, notamment la catholique, ou en tout cas de les mettre totalement sous contrôle. Des administrations et des organisations répressives sont créées à cet effet. Arrestations, emprisonnements, exécutions sont longtemps le lot quotidien des croyants et de leurs pasteurs. On ne peut qu’être impressionné par l’énergie déployée. Fallait-il que

la menace que pouvait représenter l’Eglise catholique chinoise soit perçue comme dangereuse pour la justifier ?
Et pourtant, qu’elle soit « officielle » ou « clandestine », « visible » ou « invisible », cette Eglise a survécu. Dorian Malovic raconte la « lente renaissance des catholiques chinois » à partir de la fin des années 1980 et après ce qu’ils appellent, d’un euphémisme typiquement chinois, « les dix années de confusion ».
Particulièrement surréaliste est sa visite dans le village de Weiqi, dans le Shaanxi avec ses deux mille paysans, dont quinze cents catholiques. Il

raconte : « Una, sancta, catholica, apostolica ecclesia. Gravée au sommet du fronton du monumental édifice, cette inscription en lettres dorées me paraît totalement imprévisible. Au beau milieu de la campagne chinoise, cette expression latine lourde de symboles dépasse l’entendement. (...) Une nouvelle église sort de terre. Sous mes yeux, en terre chinoise, une cathédrale de style gothique ! »
Désormais l’Eglise « officielle » se métamorphose sous l’impulsion de Mgr Jin et d’autres évêques. Les séminaires accueillent des séminaristes en nombre important. Ils sont approvisionnés en matériaux éducatifs, postconciliaires. Un nombre non négligeable d’entre eux sont envoyés en Occident, France, Allemagne, Etats-Unis, pour compléter leur formation. L’action caritative de l’Eglise, qui n’a jamais cessé, même pendant les années noires, se renforce avec souvent une relative bienveillance des autorités, notamment lorsqu’il s’agit de lancer des initiatives dans le domaine du sida. Sont aussi créés des jardins d’enfants, des petites cliniques, des écoles de langues, des orphelinats, ouverts à tous, catholiques ou non catholiques. Aujourd’hui, comme le fait dire l’auteur à un représentant de la diplomatie vaticane, « il faut reconnaître (...) que la Chine communiste a évolué vis-à-vis du Vatican. C’est indéniable. Le fait que les catholiques chinois puissent prier ouvertement dans les églises pour le pape tient lieu de reconnaissance implicite du leadership du pape par le gouvernement chinois ».
Pour autant, cette fois-ci, du point de vue du Vatican, cette renaissance reste confrontée au "casse-tête de l’Eglise clandestine" qui ne saurait être abandonnée, mais qui, pendant sa période souterraine, a dû notamment procéder à des ordinations d’évêques et de prêtres sous la contrainte de l’urgence, certes avec l’aval de Rome, mais sans que toutes les exigences habituelles de qualité soient nécessairement satisfaites. Cette situation n’est pas sans compliquer la convergence progressive entre les deux Eglises, sans évidemment oublier les traces laissées par les affrontements de la période noire. Mais plus encore, le défi de demain, celui que l’Eglise de Chine comme l’Eglise catholique dans son ensemble est en train d’affronter dans le monde, est celui de l’émergence accélérée d’une société de consommation qui laisse peu de place à la vie spirituelle, et qui, notamment, n’est pas de nature à favoriser l’émergence et la constance des vocations religieuses. Le couronnement de cette normalisation sera le rétablissement des relations diplomatiques entre le Vatican et la Chine. Dorian Malovic

rapporte que les spécialistes considèrent que les deux obstacles théoriques à cet acte décisif pourraient être surmontés rapidement. Le Vatican est prêt à mettre fin à ses relations diplomatiques avec Taïwan, d’ailleurs avec l’aval des évêques de ce pays, conscients de l’enjeu pour la chrétienté chinoise. De même, un modus vivendi sur la délicate question de la nomination des évêques paraît possible dans la ligne du système concordataire qui prévaut en Alsace-Lorraine, nomination par l’Etat avec consentement de Rome. C’est d’ailleurs ce qui vient de se passer pragmatiquement pour Mgr Xing à Shanghaï, « élu par les masses », selon la terminologie chinoise, mais reconnu par le Vatican.
Cela est si vrai que ce pas décisif a failli être accompli en 1999 avec un voyage envisagé de Jean-Paul II en Chine. Selon l’auteur, ce qui empêche encore qu’il le soit à brève échéance, c’est la crainte de l’Association patriotique, qui est supposée contrôler l’Eglise de Chine pour le compte du Parti communiste, de voir sa capacité effective d’assumer cette mission diminuer et celle des nombreux « fonctionnaires » religieux qui la composent de voir leur raison d’être disparaître.
Un jour ou l’autre, cependant, cet obstacle sera surmonté, comme beaucoup d’autres l’ont été pendant les quatorze siècles de présence du christianisme sous des formes diverses en Chine. C’est le sentiment que l’on a après avoir lu le livre de Dorian Malovic. Cet auteur ne verse à aucun moment dans le prosélytisme ou l’hagiographie, mais fait à la fois œuvre de journaliste, d’historien et de témoin. Cela rend son propos d’autant plus passionnant et convaincant.

Attachant, et presque romanesque aussi, quand on suit le parcours et le destin de son héros principal, Mgr Jin, « le pape jaune », dont on ne sait s’il faut créditer la seule Providence ou au contraire un dessein plus humain. Mgr Jin a certes été longtemps critiqué, parfois même sévèrement, par certains membres de son Ordre. Pourtant ce « soldat de Dieu » semble avoir toujours été profondément attaché au Pape. Et, sans doute, plutôt que de devenir un « soldat perdu », a-t-il accepté d’assumer dans le secret de sa conscience ce qui pouvait apparaître comme une mission impossible, mais nécessaire. C’est sans doute ce qui a conduit le « général » des Jésuites, le père Kolvenbach, reprenant la devise de l’Ordre Ad majorem Dei gloriam, à le féliciter, en 1993, par écrit, de faire « tant de bonnes choses pour la plus grande gloire de Dieu » et à répondre à son interrogation inquiète, « Suis-je un mauvais évêque ? », en lui disant : « Non, vous êtes l’un des meilleurs. »


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