Agression d’Israël en Iran : la violence du nouveau monde qui émerge doit nous horrifier

par Alain Marshal
lundi 23 juin 2025

L’affirmation qu'Israël « se défend », relayée par l’UE, le G7 et les États-Unis, piétine les principes fondamentaux du droit international au profit de la loi de la jungle. En 2006, les États-Unis annonçaient prématurément au Liban les « douleurs de l’enfantement » d’un nouveau Moyen-Orient, mais aujourd’hui, Netanyahou et Trump ne comptent pas s’arrêter au renversement du gouvernement iranien.

Par Jonathan Cook

Middle East Eye – 19 juin 2025

Traduction et notes entre crochets Alain Marshal 

Les responsables politiques et les médias occidentaux [de gauche comme de droite] se livrent à d’invraisemblables contorsions pour tordre la réalité jusqu’à faire croire à l’impossible, à savoir faire passer la guerre d’agression manifeste d’Israël contre l’Iran pour une forme d’« autodéfense ».

Cette fois, il n’y avait ni prétexte rationnel — comme lors du génocide perpétré à Gaza après l’attaque d’un jour du Hamas, le 7 octobre 2023 — ni tentative sérieuse de fabriquer un faux scénario apocalyptique, comme cela avait été fait avant l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni en 2003. À l’époque, on nous avait menti en affirmant que Bagdad disposait d’« armes de destruction massive » prêtes à frapper l’Europe en 45 minutes.

Or, lorsque Israël a lancé son attaque non provoquée vendredi dernier, l’Iran était en pleine négociation avec les États-Unis sur son programme d’enrichissement nucléaire.

L’Occident a néanmoins repris sans réserve les affirmations du Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, selon lesquelles Israël n’avait d’autre choix que d’agir, l’Iran étant prétendument sur le point de fabriquer une bombe nucléaire — une allégation totalement infondée, qu’il répète pourtant depuis 1992.

Aucune de ses sombres prédictions ne s’est jamais réalisée.

En réalité, Israël a frappé peu après que le président Donald Trump a exprimé son espoir de parvenir à un nouvel accord nucléaire avec Téhéran, et deux jours avant une nouvelle rencontre prévue entre négociateurs des deux pays.

Fin mars, la directrice du renseignement national de Trump, Tulsi Gabbard, déclarait sans ambiguïté, dans le cadre de l’évaluation annuelle des services de renseignement américains : « L’Iran ne construit pas d’arme nucléaire et le guide suprême [Ali] Khamenei n’a pas autorisé de programme en ce sens depuis qu’il l’a suspendu en 2003. »

Cette semaine, quatre sources proches de cette évaluation ont confirmé à CNN que l’Iran ne cherchait pas à produire une bombe, mais que s’il venait à changer de cap, il lui faudrait « jusqu’à trois ans pour pouvoir fabriquer et livrer une ogive nucléaire sur la cible de son choix ».

Malgré cela, mardi dernier, Trump semblait prêt à rejoindre l’offensive israélienne. Il a publiquement désavoué l’analyse de sa propre cheffe du renseignement, a dépêché des avions de chasse américains au Moyen-Orient via le Royaume-Uni et l’Espagne, exigé la « reddition inconditionnelle » de l’Iran, et proféré des menaces à peine voilées d’assassiner Khamenei [la presse s'est empressée de normaliser plus ou moins explicitement ce crime insensé, comme on peut le voir sur cette couverture du Time ou même cet article de Mediapart].

L’« option Samson »

La construction, par Israël, d’un prétexte pour attaquer l’Iran — ce que le tribunal de Nuremberg, en 1945, avait qualifié de « crime international suprême » — est en gestation depuis de nombreuses années.

Les négociations actuelles entre les États-Unis et l’Iran n’ont été rendues nécessaires que parce que Trump, sous la pression intense d’Israël lors de son premier mandat, avait unilatéralement déchiré un accord pourtant en vigueur avec Téhéran [qui le respectait pleinement].

Cet accord, négocié par son prédécesseur Barack Obama, visait à faire taire les appels incessants d’Israël à une frappe contre l’Iran. Il plafonnait strictement l’enrichissement d’uranium iranien à des niveaux bien inférieurs à ceux permettant un basculement vers un usage militaire.

Israël, à l’inverse, a été autorisé à conserver un arsenal nucléaire d’au moins 100 ogives, tout en refusant — contrairement à l’Iran — de signer le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et — là encore à rebours de l’Iran — d’ouvrir ses installations aux inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

La complicité de l’Occident dans la fiction de l’arsenal nucléaire « secret » d’Israël — politique officiellement désignée par « ambiguïté » dans le discours israélien — ne vise qu’un seul objectif : contourner l’interdiction faite aux États-Unis de fournir une aide militaire à un État doté d’armes nucléaires non déclarées.

Or Israël est, de très loin, le principal bénéficiaire de cette aide.

Personne — hormis les racistes les plus endurcis — ne croit que l’Iran prendrait la décision suicidaire de lancer un missile nucléaire sur Israël, même s’il en possédait un. Ce n’est pas cela qui inquiète véritablement Israël ou les États-Unis.

Le véritable enjeu, c’est de maintenir Israël comme l’unique puissance nucléaire du Moyen-Orient, afin qu’il puisse projeter sans entrave sa force militaire dans une région riche en hydrocarbures que l’Occident entend contrôler à tout prix.

La bombe israélienne a rendu l’État hébreu intouchable, irresponsable, libre d’intimider ses voisins avec ce que l’on appelle « l’option Samson » — la menace de recourir à l’arme nucléaire plutôt que de risquer une menace existentielle.

Cette semaine, le ministre israélien de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a semblé faire allusion à un tel scénario à l’égard de l’Iran dans une déclaration rapportée par les médias : « D’autres jours difficiles nous attendent, mais n’oubliez jamais Hiroshima et Nagasaki. »

Il faut garder à l’esprit que, pour les gouvernements israéliens, toute menace envers le statut d’Israël en tant qu’État colonial de peuplement, occupant et déracinant de force le peuple palestinien de sa terre, est qualifiée d’« existentielle ».

L’arsenal nucléaire israélien garantit à l’État hébreu la liberté d’agir à sa guise dans la région — y compris en commettant un génocide à Gaza — sans redouter de représailles significatives.

Propagande de guerre

L’affirmation selon laquelle Israël « se défend » en attaquant l’Iran – relayée par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Union européenne, le G7 et les États-Unis – doit être comprise comme une nouvelle atteinte aux principes fondamentaux du droit international.

Cette affirmation repose sur l’idée que l’attaque israélienne était « préemptive » – ce qui pourrait être justifié si Israël pouvait démontrer l’existence d’une menace imminente, crédible et grave d’attaque ou d’invasion par l’Iran, qu’aucun autre moyen ne permettait d’écarter.

Or, même en admettant qu’Israël puisse produire des preuves de ce danger imminent – ce qui n’est pas le cas –, le simple fait que l’Iran était en pleine négociation avec les États-Unis au sujet de son programme nucléaire suffit à invalider cette justification.

En réalité, la position d’Israël, selon laquelle l’Iran représenterait une menace future à neutraliser, s’apparente à une guerre « préventive » – ce qui est indéniablement illégal au regard du droit international.

Le contraste est saisissant avec la réaction occidentale face à l’attaque dite « non provoquée » de la Russie contre l’Ukraine, il y a à peine trois ans.

Les capitales occidentales, soutenues par leurs médias, avaient alors clairement exprimé que les actions de Moscou étaient inadmissibles, et que seules des sanctions économiques sévères contre la Russie, ainsi qu’un soutien militaire à l’Ukraine, pouvaient constituer des réponses acceptables.

À tel point que les premières tentatives de négociation d’un cessez-le-feu entre Moscou et Kiev – fondées sur un retrait russe – ont été torpillées par le Premier ministre Boris Johnson, vraisemblablement sur ordre de Washington. L’Ukraine a été sommée de poursuivre les combats.

L’attaque d’Israël contre l’Iran constitue une violation encore plus flagrante du droit international.

Netanyahou, déjà recherché par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité à Gaza – notamment pour avoir affamé la population –, se rend désormais coupable du « crime international suprême ».

Et pourtant, rien de tout cela ne transparaît dans les discours des dirigeants occidentaux ni dans les médias détenus par des milliardaires.

Dans ces sphères, le récit reste celui d’un Israël courageux, contraint d’agir seul ; d’un Israël faisant face à une menace existentielle ; d’un Israël assiégé par des terroristes barbares ; de la souffrance – unique et profondément humaine – de la population israélienne ; et de Netanyahou présenté comme un chef fort, plutôt que comme un criminel de guerre à part entière.

C’est le même scénario éculé, répété à chaque occasion, quels que soient les faits ou le contexte. Ce qui devrait suffire à démontrer que le public occidental n’est pas informé, mais soumis à une nouvelle vague de propagande de guerre.

Changement de régime

Mais les prétextes invoqués par Israël pour justifier sa guerre d’agression ne cessent d’évoluer – si bien qu’il est difficile d’en saisir la logique, tant ils varient constamment.

Si Netanyahou a d’abord avancé l’argument peu crédible selon lequel le programme nucléaire iranien constituait une menace imminente, il a rapidement modifié son discours pour prétendre que la guerre d’agression d’Israël était aussi légitime en raison d’une menace supposée liée au programme de missiles balistiques de l’Iran.

Dans un ultime exemple de chutzpah (effronterie extrême), Israël a présenté comme preuve le fait qu’il était visé par des missiles iraniens – missiles tirés par Téhéran en réponse directe à la pluie de missiles israéliens s’abattant sur l’Iran.

Les protestations d’Israël face au nombre croissant de victimes civiles israéliennes occultent deux faits gênants, qui devraient mettre en lumière son hypocrisie – si les médias occidentaux ne s’employaient pas à les dissimuler.

Premièrement, Israël a transformé sa propre population civile en bouclier humain, en plaçant des installations militaires clés – telles que son agence de renseignement ou son ministère de la Défense – au cœur de Tel-Aviv, une ville densément peuplée, et en tirant ses missiles intercepteurs depuis l’intérieur même de la ville [sans parler du fait que la population est empêchée de quitter Israël, par crainte de dépeuplement irréversible de la colonie de peuplement].

Rappelons qu’Israël a tenu le Hamas pour responsable de la mort de dizaines de milliers de Palestiniens à Gaza au cours des 20 derniers mois, s’appuyant sur une affirmation grauite selon laquelle ses combattants se cachaient parmi la population. Aujourd’hui, ce même argument peut – et doit – être retourné contre Israël.

Deuxièmement, Israël frappe de manière manifeste des zones résidentielles en Iran – tout comme il a auparavant détruit la quasi-totalité des infrastructures de Gaza, y compris des habitations, des hôpitaux, des écoles, des universités et des boulangeries.

Netanyahou et Trump ont tous deux appelé les Iraniens à « évacuer immédiatement » Téhéran – ce qui est tout simplement impossible pour la majorité des 10 millions d’habitants de la capitale, dans les délais impartis.

Mais cette injonction soulève une autre question : si Israël prétend vouloir empêcher le développement d’une ogive nucléaire iranienne, pourquoi concentre-t-il autant d’attaques sur des zones résidentielles de Téhéran ?

De manière plus générale, l’argument d’Israël, selon lequel Téhéran doit être privé de ses missiles balistiques, repose sur l’idée que seul Israël – et ses alliés – auraient le droit de disposer d’une capacité de dissuasion militaire.

Il semble que non seulement l’Iran ne soit pas autorisé à se doter d’un arsenal nucléaire pour contrebalancer celui d’Israël, mais qu’il ne soit même pas autorisé à riposter lorsque ce dernier décide de bombarder Téhéran avec des missiles fournis par les États-Unis.

Ce qu’Israël exige en réalité, c’est que l’Iran soit transformé en une version agrandie de l’Autorité palestinienne : un régime docile, faiblement armé, entièrement sous son contrôle.

C’est là le cœur même de l’objectif réel de l’attaque actuelle d’Israël contre l’Iran.

Il s’agit d’instaurer un changement de régime à Téhéran.

Formés à la torture

Une fois encore, les médias occidentaux participent activement à cette nouvelle mise en récit.

De manière sidérante, des émissions politiques comme Sunday with Laura Kuenssberg de la BBC ont invité Reza Pahlavi, fils du dernier shah d’Iran renversé par l'Ayatollah Khomeini en 1979, lorsque la République islamique a été fondée [par un référendum où la participation et l'approbation ont été massives]. L’intéressé en a profité pour appeler les Iraniens à « se soulever » contre leurs dirigeants.

Ce récit – entièrement façonné par Israël – prétend que la société iranienne aspire désespérément à se libérer du joug de la « dictature » islamique pour revenir aux jours heureux de la monarchie pahlavie.

C’est une lecture de l’Iran moderne aussi absurde que grossière.

Demander à Pahlavi comment l’Iran pourrait se libérer du régime clérical revient à inviter le petit-fils de Joseph Staline à venir expliquer comment il mènerait un mouvement pro-démocratique en Russie.

En réalité, les redoutés Pahlavi n’étaient encore au pouvoir en 1979 – donc en position d’être renversés – que parce qu’Israël, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient profondément interféré dans les affaires intérieures de l’Iran pour les y maintenir.

Lorsque les Iraniens élurent en 1951 le réformateur laïc Mohammed Mossadegh, avocat et intellectuel, au poste de Premier ministre, Londres et Washington s’empressèrent d’œuvrer à sa chute. Son crime ? Avoir repris le contrôle de l’industrie pétrolière iranienne – et des profits qu’en tirait le Royaume-Uni.

Deux ans plus tard, Mossadegh fut renversé lors de l’opération Ajax orchestrée par les États-Unis, et le Shah réinstallé comme dictateur. Israël fut alors sollicité pour former la police secrète iranienne, la Savak, aux techniques de torture – acquises en torturant des Palestiniens – à appliquer sur les dissidents iraniens.

Prévisiblement, l’écrasement par l’Occident de toute tentative de réforme démocratique en Iran ouvrit un espace à l’opposition, rapidement occupé par des partis islamistes.

En 1979, ces forces révolutionnaires mirent fin au règne du dictateur Mohammad Reza Pahlavi, soutenu par l’Occident. L’ayatollah Ruhollah Khomeini revint d’exil à Paris pour fonder la République islamique d’Iran.

Croissant de résistance

Fait notable, le successeur de Khomeini en tant que guide suprême, Ali Khamenei, publia en 2003 un édit religieux interdisant le développement d’une arme nucléaire par l’Iran, qu’il considérait comme contraire à la loi islamique.

C’est cette position qui explique la réticence persistante de l’Iran à se doter de la bombe, malgré les provocations incessantes d’Israël et ses affirmations répétées du contraire.

À la place, l’Iran a pris deux initiatives qui constituent les véritables déclencheurs de la guerre d’agression menée aujourd’hui par Israël.

La première a été de mettre au point la meilleure stratégie militaire alternative possible pour se protéger de l’hostilité israélo-occidentale – une hostilité davantage liée au refus de l’Iran de se comporter en État client, à l’instar du Shah, qu’à des considérations sur les droits humains sous le régime clérical.

Les dirigeants iraniens savaient qu’ils étaient dans le viseur. L’Iran possède d’immenses réserves de pétrole et de gaz mais, à la différence des régimes voisins du Golfe, il n’est pas une marionnette de l’Occident. Il peut également bloquer le détroit d’Ormuz, voie stratégique pour l’acheminement du pétrole et du gaz vers l’Occident et l’Asie.

En tant qu’État dirigé par des chiites – contrairement au sunnisme dominant dans le reste du Moyen-Orient –, l’Iran dispose de communautés coreligionnaires dans la région – au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen, entre autres – avec lesquelles il a noué des liens étroits.

Par exemple, grâce à l’aide iranienne, le Hezbollah au Liban a constitué un vaste arsenal de roquettes et de missiles près de la frontière israélienne. L’objectif était de dissuader Israël de réitérer son invasion et son occupation du Liban, comme ce fut le cas pendant deux décennies, du début des années 1980 jusqu’en 2000.

Mais cela signifie aussi qu’une attaque israélienne de grande envergure contre l’Iran l’exposerait à une riposte massive sur sa frontière nord.

À Washington, les idéologues néoconservateurs, fervents partisans de l’hégémonie israélienne au Moyen-Orient, ont vu d’un très mauvais œil ce qui allait être qualifié d’« Axe de la résistance ».

Ces néoconservateurs, à la recherche d’un prétexte pour briser l’influence iranienne, ont rapidement exploité les attentats du 11 septembre 2001 contre les tours jumelles de New York pour entamer un démantèlement de la puissance iranienne.

Le général Wesley Clark a confié qu’on lui avait dit au Pentagone, dans les jours suivant l’attaque, que les États-Unis avaient mis au point un plan pour « éliminer sept pays en cinq ans ».

Fait significatif : bien que la majorité des pirates de l’air ayant précipité les avions sur les tours jumelles soient originaires d’Arabie saoudite, la liste du Pentagone visait principalement des membres du « croissant chiite ».

Tous ces pays ont depuis été attaqués. Et comme l’a souligné Clark, le septième et dernier pays de cette liste – le plus difficile à faire tomber – est l’Iran.

Démonstration de force

L’autre préoccupation d’Israël tenait au fait que l’Iran et ses alliés, à la différence des régimes arabes, avaient démontré un soutien indéfectible au peuple palestinien face à des décennies d’occupation et d’oppression israéliennes.

Cette position de défi de l’Iran en faveur de la cause palestinienne s’est affirmée durant le premier mandat de Donald Trump, alors que plusieurs États arabes entreprenaient de normaliser activement leurs relations avec Israël dans le cadre des accords d’Abraham, négociés par les États-Unis — et ce, alors même que la situation des Palestiniens se détériorait sous le joug israélien.

Au grand dam d’Israël, l’Iran et le défunt chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, sont devenus les principaux porte-voix du soutien populaire aux Palestiniens dans l’ensemble du monde musulman.

L’Autorité palestinienne étant largement inerte dès le milieu des années 2000, l’Iran a redirigé son aide vers le Hamas [et les autres factions de la Résistance palestinienne], dans la bande de Gaza assiégée — principal groupe palestinien encore disposé à lutter contre l’apartheid israélien et son entreprise de nettoyage ethnique.

Il en a résulté une forme de stabilité tendue, chaque camp se contenant dans une version moyen-orientale de la « destruction mutuelle assurée ». Aucun n’avait intérêt à provoquer un affrontement total, redoutant des conséquences désastreuses.

Ce fragile équilibre a volé en éclats le 7 octobre 2023, lorsque le Hamas a estimé qu’il était temps de revoir ses anciens calculs.

Se sentant de plus en plus isolés, étranglés par le blocus israélien et abandonnés par les régimes arabes, les Palestiniens ont vu dans cette date l’occasion d’une démonstration de force : le Hamas est sorti, le temps d’une journée, du camp de concentration qu’est devenu Gaza.

Voir Norman Finkelstein : ‘Je crache sur tous ceux qui condamnent la révolte du camp de concentration de Gaza’

Israël a saisi l’occasion pour mener à bien deux objectifs connexes : anéantir une bonne fois pour toutes le peuple palestinien, ainsi que ses aspirations à un État sur sa terre ancestrale ; et faire reculer le « croissant chiite », comme l’avait planifié le Pentagone plus de vingt ans auparavant.

Israël a d’abord rasé Gaza, massacrant et affamant sa population. Il s’en est ensuite pris aux bastions méridionaux du Hezbollah au Liban. Et, avec l’effondrement du régime syrien de Bachar al-Assad, Israël a pu occuper des pans du territoire syrien, démanteler ce qui subsistait de son infrastructure militaire, et dégager un couloir aérien vers l’Iran.

Telles étaient les conditions préalables au déclenchement de l’actuelle guerre d’agression contre l’Iran.

« Les douleurs de l’enfantement »

En 2006, alors qu’Israël bombardait de larges portions du Liban dans une première tentative de mise en œuvre du plan du Pentagone, la secrétaire d’État américaine de l’époque, Condoleezza Rice, qualifiait un peu trop tôt cette violence de « douleurs de l’enfantement d’un nouveau Moyen-Orient ». Ce à quoi nous assistons depuis vingt mois, avec la lente montée en puissance de l’offensive israélienne contre l’Iran, est précisément le retour de ces douleurs.

Israël et les États-Unis sont en train de remodeler conjointement le Moyen-Orient par une violence extrême et l’élimination du droit international.

Israël peut parvenir à ses fins de deux manières.

Soit il installe à Téhéran un nouveau dirigeant autoritaire — comme le fils du Shah — qui se pliera docilement à la volonté d’Israël et des États-Unis. Soit il laisse le pays dans un état de ruine tel qu’il sombre dans un factionnalisme violent, absorbé par la guerre civile, incapable de consacrer ses maigres ressources à la fabrication d’une bombe nucléaire ou à l’organisation d’un « croissant chiite » de résistance.

Mais, au fond, il ne s’agit pas seulement de redessiner la carte du Moyen-Orient. Ni seulement de renverser les dirigeants de Téhéran.

De même qu’Israël devait éliminer le Hamas, le Hezbollah et la Syrie avant de pouvoir envisager la destruction de l’Iran, les États-Unis et leurs alliés occidentaux doivent, pour leur part, démanteler l’Axe de la résistance et enfoncer durablement la Russie dans une guerre interminable en Ukraine avant de pouvoir songer à s’attaquer à la Chine.

Ou, comme l’a dit cette semaine le chancelier allemand Friedrich Merz, dans un rare moment de franchise : « C’est [l’attaque contre l’Iran] le sale boulot qu’Israël accomplit pour nous tous. »

Nous vivons un moment charnière du plan de domination totale du Pentagone, conçu il y a vingt ans : un monde unipolaire, où les États-Unis n’ont ni rivaux militaires à craindre, ni contraintes imposées par le droit international. Un monde où une élite infime et irresponsable, enrichie par les guerres, impose ses règles au reste de l’humanité.

Si tout cela vous semble relever d’une logique sociopathe en matière de relations internationales, c’est parce que c’en est une. Des années d’impunité pour Israël et les États-Unis nous ont menés à ce point. Tous deux s’estiment désormais en droit de détruire ce qui reste d’un ordre mondial qui les empêche d’obtenir exactement ce qu’ils veulent.

Et les douleurs de l’enfantement ne feront que croître. Si vous croyez aux droits humains, aux limites du pouvoir étatique, à la primauté de la diplomatie sur l’agression militaire [et au droit inaliénable à la légitime défense garanti par l'article 51 de la Charte de l'ONU], aux libertés qui ont façonné votre vie, alors le nouveau monde en train de naître risque fort de vous épouvanter.

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