Benoît XVI et l’islamisme : un impair du Saint-Père ?
par Paul Villach
vendredi 22 septembre 2006
La conférence donnée par le Pape Benoît XVI à Regensburg (Ratisbonne), le 12 septembre dernier, a provoqué la colère des milieux et pays musulmans. À l’occasion d’une réflexion sur les relations entre la raison et la foi, il a , en effet, dénoncé le recours à la violence pour propager sa foi, qu’incidemment suppose la notion musulmane de « djihad », ou « guerre sainte ».
Il a même généralisé sa critique en s’appuyant sur une citation d’un empereur Byzantin, Manuel II, interpellant un lettré persan : « Montre-moi donc, écrivait-il, ce que Mahomet a apporté de nouveau. Tu ne trouveras que des choses mauvaises et inhumaines, comme le droit de défendre par l’épée la foi qu’il prêchait. »
Les réactions
- Les protestations musulmanes ont été immédiates et vives : le roi du Maroc a rappelé son ambassadeur auprès du Vatican, et de partout sont montées des exigences d’excuses.
- Du côté non musulman, les réactions ont été différentes. Les milieux catholiques se sont employés à nier l’offense en accusant les accusateurs d’une mise hors contexte qui dénaturait la pensée du pape. Ils ont dénoncé une évidente instrumentalisation.
- Ailleurs, on a tout de même rappelé que la liberté d’expression est un droit. Mais on a entendu ici et là reprocher au pape ou une ignorance de l’islam et du monde d’aujourd’hui, ou une absence d’intelligence politique.
Trois faits.
Ne peut-on risquer une autre hypothèse au vu de trois faits ?
- D’abord, les regrets exprimés par le pape se sont bornés à déplorer les réactions négatives provoquées par sa conférence et non les termes qu’il a employés. Il les maintient donc, à ceci près qu’il a concédé que les propos de l’empereur ne représentaient pas sa pensée. C’est l’avantage d’une citation que de donner la possibilité de s’en démarquer en cas de repli diplomatique.
- Ensuite, le choix de cette critique radicale de l’islam, pour lancer le thème de la conférence, ne peut relever du hasard. Il y avait mille autres citations à disposition sur le thème de la foi et de la violence, à commencer par celles des doux prêcheurs chrétiens à divers moments de l’histoire. Au cours de l’Inquisition, par exemple, on brûlait hardiment les hérétiques : à Rome même, Giordano Bruno a payé de sa vie sur le bûcher sa représentation du monde en 1600, quand Galilée, en 1633, toujours à Rome, a eu la sage idée de renier ses découvertes pour ne pas l’imiter. Les minutes des procès sont pleines de perles savoureuses, quand on brûlait les Morisques, en Espagne. On a vraiment l’embarras du choix. Qu’on songe encore à « La controverse de Valladolid », vers 1550, rappelée par l’ouvrage de J.-C. Carrière, entre le philosophe Ginès de Sépulvéda qui nie l’humanité des Indiens et Bartolomé de Las Casas qui les défend. Exhumer la citation de l’empereur Manuel II, même si elle offre matière à réflexion, suppose donc qu’on ait fouillé, trié et fini par trouver ce qu’on cherchait.
- Enfin, il ne viendrait à l’idée de personne de donner des leçons de diplomatie à l’Eglise catholique qui a au moins dix-sept siècles de pratique. Qui dit mieux ? Un pape choisit méticuleusement les mots qu’il emploie ou qu’il écarte. Comme l’a rappelé le film Amen de Costa-Gavras, diffusé en 2002, il sait très bien, quand il le faut, ne pas prononcer dans un message de Noël de 1942 les mots de protection qu’on aurait attendus de lui.
Le rassemblement à Rome autour de Jean-Paul II
Il découle de ces trois observations que la conférence de Regensburg, loin d’être une bourde, pourrait bien avoir une finalité politique qu’il reste à éclaircir. On est tenté à cette fin de rapprocher l’apparent incident de l’événement qu’a été la mort de Jean-Paul II en avril 2005. Le Monde du 5 avril 2005 s’était distingué des autres journaux qui, le même jour, titraient soit sur le passé et les actes d’un pape politique, soit sur le présent, en donnant dans le voyeurisme avec vue imprenable sur le cadavre du pape en gros plan. Le Monde avait choisi une perspective d’avenir très différente : « Chefs d’État et pèlerins par millions, titrait-il, prennent le chemin de Rome ». Métonymie, symbole, inter-iconicité et ambiguïté volontaire composaient ici un euphémisme remarquable qui permettait d’insinuer une idée tout en se réservant la possibilité de la nier.
- La métonymie présentait l’effet à la place de la cause, donnant à imaginer un peu vite à cette mise en marche d’une multitude une seule cause évidente, l’hommage au pape défunt.
- Car le symbole de Rome, tout aussi évident, conduisait à élargir cette première motivation étriquée : Rome est la capitale de la religion catholique.
- L’inter-iconicité, du reste, confirmait cette idée et lui donnait même une plus grande extension : « le chemin de Rome » renvoie depuis longtemps à une époque où « tous les chemins (menaient) à Rome », « caput orbis terrarum », capitale d’un empire romain planétaire.
- Ainsi, il résultait de ces procédés additionnés une ambiguïté volontaire qui donnait à cette marche vers Rome d’une multitude et de ses chefs d’État une seconde cause implicite plus fondée : c’était le rassemblement de toute une chrétienté dispersée dans le monde, manifestant sa cohésion à l’occasion de la mort d’un pape, érigé en chef symbolique incontesté d’une civilisation. La forteresse « chrétienté » faisait taire ses querelles internes, d’ordre religieux ou politique, pour offrir aux ennemis qu’on ne nomme pas, mais reconnaissables par contraste, un front uni et mobilisé. On comprend dès lors que, devançant les chefs d’État européens, le président des USA et ses deux prédécesseurs se soient précipités à Rome pour offrir aux écrans du monde entier l’image théâtrale de leur agenouillement devant le symbole d’une civilisation dans la Basilique St-Pierre. La guerre, menée contre le terrorisme, ne se suffit pas des armes : elle a besoin de la mobilisation des cœurs qui étaient, à l’occasion de cet événement, pressés de s’épancher, mais pour, dans la foulée, prendre parti en faveur de la chrétienté contre ses ennemis.
Un signal ?
Vue sous cet angle, la citation choisie par Benoît XVI prendrait tout son sens, d’autant qu’elle est brève et facile à mémoriser comme un slogan. Certaines religions impériales ont vocation à conquérir la planête, même si, selon les circonstances, elles paraissent vouloir composer avec leurs adversaires. Si Jean-Paul II a été un adversaire résolu du communisme, Benoît XVI entendrait ainsi faire connaître qu’il l’est tout autant de l’islamisme, en lançant à la chrétienté, par-delà ses variantes confessionnelles, un signal de fermeté qui, n’en doutons pas, est reçu 5/5 même par ceux que l’islamisme, et les conduites qu’il inspire, commencent à éloigner d’une cohabitation avec l’islam, fût-elle jusque-là marquée d’indifférence bienveillante. Que l’islam, en effet, ne puisse être épargné dans l’aventure, c’est dans la logique des affrontements binaires : on ne fait pas de distinction, si tant est qu’il soit possible d’en faire, entre les diverses lectures contradictoires des livres prétendument sacrés. Chrétiens et musulmans modérés sont donc exposés aux dégâts que leurs extrémistes provoquent, en entraînant même, hélas ! dans leurs affrontements mortels « celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas ». Paul VILLACH