Confessions d’un fumeur de tabac altermondialiste
par Azür
lundi 5 février 2007
D’aussi loin que je me souvienne, le tabac faisait partie de mon univers enfantin. Je cherchais des cubes de gris à la boulangerie-tabac du village pour un vieux monsieur complètement allumé, que sa belle-sœur, au profit d’une étonnante tolérance du voisinage, maintenait à domicile en dépit de ses épisodes délirants. En rentrant de la boulangerie-tabac, je mettais toujours mon nez dans le petit cube de papier cartonné afin d’en humer le parfum. Il a vécu très longtemps, dans sa caverne d’Ali Baba le Joseph, se roulant des cousues-mains avec le tabac que j’allais lui acheter. Sous l’emprise de ses coups de folie, il passait des nuits entières à invoquer tous les saints, s’éclairant à la bougie, et, chaque matin, cigarette au bec, comme si de rien n’était, il allait à la fontaine chercher son sceau d’eau, alors que sa maison avait l’eau et l’électricité. Quelques années après sa mort, quand avec mon père nous avons été obligés de démolir son logis tombé en ruines, j’y ai récupéré deux pipes au foyer calciné. Il avait dû y fumer du scaferlati !
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Mon père fumait le cigare le dimanche ou la pipe lorsqu’il s’occupait de ses abeilles. Ma mère fumait une cigarette de temps à autre, quand, lassée des machines à coudre ou à tricoter, elle s’octroyait une pose en milieu d’après-midi. Un paquet lui durait plus d’une semaine. Dans mon esprit se télescopent alors la voix de Mennie Grégoire sur RTL et l’image des Françaises filtre. Quand nous allions visiter de la famille installée en Suisse alémanique, mon père en profitait pour faire provision de cigares. Une fois rentré, j’avais observé avec étonnement, qu’il en offrait à ses amis autant, si non plus, qu’il en consommait lui-même. L’acte de fumer, s’il faisait partie intégrante de la vie, était associé à des moments particuliers qui en rendaient sa pratique raisonnable car très ritualisée. Je n’ai aucun souvenir de mes parents en train de se jeter sur une cigarette ou un cigare comme un naufragé sur une bouée. Je n’ai pas non plus de souvenir où je les voir écraser rageusement un mégot.
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Mes parents qui ont aujourd’hui passé soixante-dix ans ont arrêté de fumer après la cinquantaine. Non pas qu’ils soient atteints de maladies classiques chez les fumeurs, mais tout simplement parce qu’à un moment, ça ne leur disait plus rien. Et comme ils ne fumaient pas avec acharnement, ils n’ont eu besoin de personne pour s’arrêter. Par ailleurs, l’année de ma naissance, un grand-oncle que j’aurais aimé connaître est mort, lui, pour avoir trop fumé. L’année qui a suivi la naissance de ma fille aînée, un oncle que j’aimais beaucoup est mort à l’âge de soixante-dix ans d’un accident vasculaire cérébral, causé très certainement par le fait d’avoir trop fumé. Il posait toujours sur moi, même une fois arrivé à l’âge adulte, un regard bienveillant que ses deux paquets quotidiens de Disque bleu ont à jamais prématurément éteint.
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Mes premières expériences avec le tabac remontent aux « années collège », époque où, entre copains nous réunissions quelques sous et envoyons le plus âgé d’entre nous acheter un paquet de Gauloises dans un tabac où personne ne nous connaissait ! Pas bon les Gauloises ! Surtout les sans filtre ! Avoir le mal de mer sans quitter la terre ferme, très peu pour moi ! J’ai gardé de ces expériences clandestines une certaine aversion pour la cigarette et... une sincère compassion pour les fumeurs. « Ils doivent être bien malheureux pour se faire autant de mal ! » me disais-je alors. Soucieux de donner un caractère scientifique à l’expérience, j’ai alors essayé les blondes. « Pourquoi diable acheter du foin dans un bureau de tabac, alors qu’en été il suffit de se servir dans les prés ? » pensais-je avec une étonnante naïveté. Si, j’aimais passionnément l’odeur du tabac séché, celle de la pipe ou du cigare. La cigarette, quant à elle, n’a pas réussi à conquérir mon cœur. Peut-être parce qu’indécrottable romantique, je l’assimilais à une fille facile...
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Définitivement écoeuré de la cigarette, je me suis à l’âge de seize ans offert une pipe dans laquelle je fumais en cachette du Clan Aromatic. Le même tabac que mon père ! Inutile de préciser que mes parents n’ont pas été dupes très longtemps. Ils l’ont pour ainsi dire senti venir de loin ! Mais leur démarche pédagogique a plus consisté à me prévenir du danger d’une possible dérive, qu’en des sanctions provoquant inévitablement un accroissement de ma consommation clandestine. Du coup, bien qu’en période de complète révolte contre l’autorité, j’ai, à leur image, fumé de façon très raisonnable et complètement ritualisée ! Je n’étais pas à un paradoxe près.
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
J’ai été admis sur concours dans une école d’infirmiers de secteur psychiatrique. Beaucoup de collègues de promotion fumaient. A l’hôpital, un nombre impressionnant de patients fumait. Le tabac, occasionnellement monnaie d’échange, était le plus souvent un vecteur relationnel. J’ai à cette époque, pour changer de la pipe, tenté de découvrir le cigare, mais par manque de connaissance, je ne suis pas allé bien loin. En fait, plongé durant trois années de formation dans des ambiances enfumées, j’ai vu ma consommation volontaire très fortement diminuer pour, lors de mon séjour sous les drapeaux, complètement s’arrêter. Paradoxe, quand tu nous tiens !
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Rentré du « sévice militaire » avec plein de projets en tête, j’ai des années roulé nez dans le guidon jusqu’à ce qu’un séisme intérieur me jette à terre durant l’hiver 2000-2001 pour me conduire à identifier et analyser les peurs résidant au plus profond de moi. Ce fut une période de grande instabilité émotionnelle où il fallut paradoxalement démolir en bâtissant. J’en suis arrivé, entre autres, à une vision plus claire de la vie et de la mort, m’autorisant du coup un plaisir que je me refusais car, encore un paradoxe, la crainte d’en mourir m’empoisonnait la vie ! Depuis, avec environ deux cigares par semaine standard, jusqu’à six en semaine de vacances et zéro en semaine de stress, je m’offre le plaisir de déguster des barreaux de chaises de fabrication artisanale, entièrement faits main. Et j’estime, bien que prudent conducteur, avoir beaucoup plus de malchances de subir les conséquences d’un accident de la route, que d’être affecté d’une maladie liée à ma consommation de tabac.
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
J’aime autant les moments où je ne fume pas que les moments où je fume. Quand j’aimerais fumer mais que les conditions ne s’y prêtent pas, ça ne me pose aucun problème de m’en abstenir. Je pense comprendre les non-fumeurs et évite, autant que faire se peut, de les incommoder. Mais ce qui m’irrite par-dessus tout ce sont les grands inquisiteurs, déguisés en vierges effarouchées, qui mettent en avant la lutte antitabac pour casser du fumeur, et s’éviter par là même de porter un regard clairvoyant sur la noirceur de leurs âmes. Qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage, dit la sagesse populaire. Et la lutte antitabac a pris ces dernières années en Europe une dimension particulièrement populiste. Nous atteindrons des sommets de crétinerie quand, après les badges inaugurés récemment en pays flamand, les fumeurs seront passés à tabac !
Ainsi, dois-je être un dangereux délinquant, puisque le tabac fait depuis toujours partie de mon existence...
Constatant avec tristesse l’absence d’imagination et le manque cruel de culture de ceux se prétendant en mesure et en droit de nous gouverner, qui appliquent perpétuellement le vieux principe du "panum et circences" pour monter les Français les uns contre les autres, j’ai envie de renvoyer dos à dos la Dame blanche et le Petit Nicolas, pour m’en aller fumer une pipe de Clan Aromatic avec José Bové. Lui au moins, s’il est incarcéré, ce sera pour avoir défendu ses convictions sans tenir compte des sondages d’opinion. En prison il aura au moins le droit de fumer, à moins que... A moins qu’il partage la cellule d’un leader antitabac embastillé pour détournement de fonds !