Crise de civilisation ou civilisation de crise
par Bernard Dugué
mardi 6 juin 2006
Je m’interroge sur le cours du monde, pensant avoir effectué quelque chemin depuis le crash politique du 29 mai, que peu ont souhaité analyser avec finesse, préférant niveler les événements dans un sens général, dans le genre les Français ont fait ci ,ont fait ça, ont répondu à ceci, ont jugé cela. Non, la société contrastée qu’elle est ne se prête plus aux explications génériques. On a donc pu croire à une crise de société, mais l’idée d’une crise plus profonde, de civilisation, a fait son chemin dans quelques esprits, dont le mien. Sait-on au juste qui est l’homme, et quelle est la nature de l’Occident ? Il y a eu une histoire, mais aussi une transformation. Les sociétés occidentales fonctionnent comme des transformateurs anthropologiques. Le monde technologique peut se concevoir également comme un promoteur des transformations anthropologiques, voire comme un accélérateur.
Aristocrates, médiarques, grands bourgeois, stars, oligarques, paysans, ouvriers, militaires, artistes, notables de province, prêtres... les figures anthropologiques ne manquent pas. La société est devenue complexe. Mais depuis que les civilisations existent, une différenciation s’est opérée entre les gouvernants et les gouvernés. Avec des structures politiques variables.
La crise actuelle pourrait bien se concevoir, comme toutes les précédentes, comme celles d’un monde qu’on dira bourgeois, investi de volonté et impliqué dans un produire, un agir porté par des individus doués de puissantes intentions et se donnant des objectifs calculés. Mais comme le produire s’est considérablement transformé, les crises ont pris des formes différentes. Jusqu’à celle que l’on traverse, dont la structure est éminemment complexe, à cause notamment des technologies d’image et d’un système médiatique dont on dira qu’il a modifié la fonction politique, pour ne pas dire qu’il l’a pervertie. Dans parler du psychisme individuel, largement perturbé par le flux de sollicitations publicitaires autant que par les lieux communs journalistiques.
Les diagnostics de crise sont toujours risqués. Pourtant, il semble bien que cette affaire se présente clairement et simplement dès lors que l’on fait l’hypothèse d’une crise du désir. Fort de son ivresse spirituelle consécutive aux progrès de la technique et de l’économie, l’homme occidental est devenu l’instrument d’un « ensorcellement ontologique » par lequel il se voit en puissance démiurgique séparée de la Nature. Il veut, il veut produire, il exploite et maintenant, il veut satisfaire ses désirs exacerbés par la profusion de messages et de richesses ; enfin, ce qu’il croit être des richesses, parce que celles-ci ont une valeur d’échange ou une valeur en tant qu’objets prêts à satisfaire un désir particulier. La crise occidentale est une crise du désir, une crise du je-veux, une crise du produire, une crise du je-suis-un-producteur, avatar du démiurge et par conséquent, acteur-roi, figure emblématique et complice, aux côtés du client-roi dans le grand cirque du Marché. C’est presque évident.
Obsession de l’action et du résultat, perte du sens symbolique de l’existence, souci de l’efficacité et de la rentabilité, au détriment d’un certain art d’exister, d’habiter ce monde, sans pour autant être en permanence en quête du faire, autant dans la sphère productive que consommatrice ; voilà quelques traits de la crise occidentale. Mais peut-on parler de crise ? Comme le dirait Deleuze, le système a transformé les humains en machines désirantes ; l’inertie est immense, on ne peut ralentir la croissance ; la dompter ? Elle l’est partiellement. Que faire ? Je n’en sais rien. Courir avec les coureurs, s’arrêter parfois, reprendre la course.
Relativité du temps, on ne se voit pas dans le mouvement, on avance dans le champ des désirs ; ce champ se déplace lui aussi, et on ne peut jamais le rattraper. Ce processus a un nom. Frénésie matérialiste hypermoderne. Le système ne fait que produire des effets de champ, déplaçant l’horizon des désirs pour que les individus livrent leur énergie optimale afin de se rapprocher de ce champ. L’homme hypermoderne vit en permanence sous l’effet d’un mirage.