Désintégration sociale ou déliaison ?
par Gérard Ayache
mercredi 28 juin 2006
Dans un discours prononcé à Agen, le 22 juin 2006, le futur candidat à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy, propose un projet à la France afin de la sortir de « la désintégration sociale ». Après le thème de la fracture sociale, voici venu celui de la désintégration. Pour Nicolas Sarkozy, les symptômes de cette crise sont avant tout « dans les têtes ». En réalité, le président de l’UMP ne parle-t-il pas, sans le savoir, d’un des symptômes les plus graves de la Grande Confusion ?
Jusqu’à présent, la société contemporaine était fondée sur une exigence d’adhésion. Au delà du principe d’engagement conventionnel, l’adhésion est personnalisée, elle signifie que l’on agit selon son libre vouloir, en connaissance de cause. Ce principe est à la source du mariage, de l’entrée dans un mouvement politique ou de l’investissement dans son travail professionnel. On ne subit pas les engagements qui nous lient, on les choisit. La période actuelle, ultra-contemporaine, voit apparaître une nouvelle forme d’individualisation : celle que Marcel Gauchet appelle individualisation de la déliaison. Pour « être soi-même », l’individu doit se garder par-devers soi. Il ne s’affirme plus en s’impliquant ; il se reprend, il se détache, il se dégage.
Dans notre hypermonde actuel, l’État est concurrencé par l’émergence d’entités supérieures dans l’autonomie et l’efficacité de ses pouvoirs ; dès lors, le lien social a tendance a devenir plus ténu ; simultanément, l’adhésion à un principe de niveau supérieur n’est encore ni réellement établie, ni possible concrètement. L’individu se retrouve donc délié, il n’a plus à penser qu’il vit en société. Dans ce contexte, dans lequel l’économie libérale moderne trouve un véritable terreau mais aussi les ferments de sa perte, chacun n’a en vue que ses avantages et ses intérêts. Les individus se sentent libérés d’une charge, et de la responsabilité du lien social. Ce qui pouvait, il y a encore peu de temps, lier les individus face au mouvement de l’évolution était la tradition, élevée parfois au rang de culture. La tradition est ce qui nous précède, contribuant ainsi à l’idée que le lien social nous préexiste. Cette forme de résistance à la poussée de l’individualisme n’a duré qu’un temps ; le thème de la tradition et de la modernité fut même un sujet de moquerie, tant on en abusa. Aujourd’hui, de la même façon que l’histoire est absorbée dans un présent dilaté, l’idée de précédence est désagrégée, et avec elle, un certain nombre de concepts -certains diront valeurs. « L’individu contemporain est le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier individu à pouvoir se permettre, de par l’évolution même de la société, d’ignorer qu’il est en société », écrit Marcel Gauchet. Cette mutation de l’individu ne peut manquer de susciter l’émergence de conséquences très ambivalentes. Dans un cas, il s’agira de pathologies de l’individu, de surgissement de maladies de l’être que l’on ne connaissait pas auparavant, et de conduites sociales déviantes, voire radicalement rebelles ; dans l’autre cas, il s’agira de la naissance d’un individu mutant, un individu détaché de ses liens avec l’Etat, mais conscient de son lien avec le monde et avec l’humanité.