ENA : pour une réforme plus qu’une suppression

par Bertrand Lemaire
mercredi 11 avril 2007

Dans la foulée de la proposition de François Bayrou, une prise de position pour une réforme importante du recrutement de la haute fonction publique.

Même si je ne crois pas à la pertinence politique du positionnement de François Bayrou et si je soutiens fermement Ségolène Royal, je me dois d’admettre que la prise de position de François Bayrou sur l’Ena est probablement la plus intelligente et la plus complète jamais proférée par un homme politique au sujet de cette école. Bien sûr, il n’est pas le premier à vouloir supprimer l’Ena mais son originalité est dans la complétude de sa réponse aux problèmes posés. J’ai déjà fait un billet sur le sujet mais qui n’était pas très détaillé. Et je dois avouer que c’est à la demande d’une bayrouiste que j’écris celui-ci.

Tout d’abord, il faut préciser de quoi l’on parle.
L’Ecole nationale d’administration a été créée sur une idée de Michel Debré, compagnon du Général de Gaulle, pour résoudre le problème du recrutement des hauts fonctionnaires qui, sous la Troisième République, se succédaient en étant forgés dans un même moule par corps. Pratiquement, seuls les amis et enfants des membres de certains corps y entraient ensuite. Cette uniformité des élites a été jugée coupable de la compromission avec l’occupant pour de simples raisons de défense des privilèges acquis. On verra que l’idéal initial a vite cédé devant les vieux réflexes et que la situation actuelle n’a rien à envier à celle de jadis. Cependant, et c’est là un point essentiel, il est indispensable de former les élites de l’administration tout comme il est indispensable d’en recruter. Le problème n’est pas tant de supprimer l’Ena que de la réformer. Une réforme complète doit, logiquement, être accompagnée d’un changement de nom.
L’Ena recrute sur trois concours depuis 1982 (seuls les deux premiers existaient auparavant, le troisième a disparu en 1986 puis a été réinstitué sous une forme renouvelée en 1988). Le premier s’adresse aux jeunes diplômés, le deuxième aux fonctionnaires en poste depuis cinq ans au moins et le troisième aux élus syndicaux, politiques ou associatifs ainsi qu’aux salariés du privé avec de l’expérience. La numérotation des concours n’est pas neutre : elle dénote un classement dans le prestige et le nombre des élèves qui le réussissent. Au concours de sortie, les rangs obtenus suivent d’ailleurs ce prestige. Partant, les postes les plus intéressants et comportant le plus de responsabilités (immédiatement ou à terme, via une "carrière" dont le déroulé est pratiquement fixé d’avance) échoient... à des petits jeunes sans expérience mais très imbus d’eux-mêmes. Précisons que, si on excepte le grand oral du concours d’entrée, l’expérience ou les compétences personnelles et professionnelles de chaque énarque n’ont pratiquement aucune importance dans son affectation. On mesure l’absurdité de la chose si on n’a ne serait-ce que deux sous de compétence en gestion des ressources humaines (GRH).
Le triple concours lui-même est, dans sa forme, une absurdité. Concours de recrutement, il vise normalement à vérifier que les reçus sont les plus aptes à remplir les futures fonctions d’un énarque. Or, pour réussir le concours, il faut être le maître de la synthèse documentaire et des codes sociaux bourgeois désuets. Après, on s’étonnera d’avoir des préfets qui hésitent à agir, des membres de la Cour des comptes ou de l’Inspection des finances qui ignorent tout du fonctionnement des entreprises (même publiques), des directeurs d’administration qui ne sont capables que de bureaucratie... Ne réussissent le premier concours que des élèves de Sciences Po Paris ayant suivi toute leur scolarité dans quelques quartiers, à quelques exceptions près. Le deuxième et le troisième concours ne sélectionnent que des personnes au profil le plus proche possible des lauréats du premier concours, ce qui donne finalement une haute fonction publique des plus conformiste et autoreproductrice du monde.
François Bayrou rejoint globalement mon analyse et mes propositions pour changer ce recrutement aberrant.
La première réforme à mener est sur le recrutement : le concours externe doit disparaître. Ne doivent entrer à l’Ena que des personnes expérimentées, soit dans le privé, soit dans le public, et aux profils initiaux les plus divers possible, tant sur le plan de la formation que de l’origine sociale et géographique. Le contenu du concours doit également changer pour que l’Ena recrute des décideurs modernes et pas des bureaucrates conformistes.
La deuxième réforme concerne la sortie. François Bayrou ne parle pas d’un point à mes yeux essentiel : l’affectation des énarques doit tenir compte des compétences de chacun (et accessoirement de ses choix de carrière) et pas de son seul rang de sortie. Mais il mentionne la nécessité d’obliger effectivement les énarques à travailler dans l’administration et pas à aller très rapidement "pantoufler" dans le secteur privé. L’Etat investit dans la formation. Le minimum est qu’il dispose d’un retour sur investissement. Surtout, la consanguinité des élites administratives et des directions générales d’entreprises privées est très gênante. On l’a vu à plusieurs reprises, le pire étant le scandale du Crédit Lyonnais. Sans oublier que des gens sélectionnés et formés pour diriger des administrations ne sont peut-être pas les meilleurs dirigeants d’entreprises possibles...


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