Europe : promouvoir l’initiative de Jean-Paul Fitoussi

par Daniel RIOT
vendredi 10 novembre 2006

Un impératif face à la « panne de la construction européenne » : une communauté européenne de l’énergie, de la recherche, des nouvelles technologies et de l’environnement.

Le Plan Schuman a marqué l’histoire. Le Plan Fitoussi mériterait d’y entrer... Il le faudrait d’ailleurs pour que l’Europe se dote des moyens de relever les défis que lui imposent les évolutions du monde. Le Plan Fitoussi ? Une communauté européenne de l’énergie, de l’environnement et de la recherche.

Ce professeur d’économie a lancé cette idée en septembre, lors de la Journée franco-italienne de l’énergie à Rome. Il vient de la reprendre dans un article publié par Le Monde. Elle devrait, au moins autant que les idées généreuses de Nicolas Hulot, nourrir les débats de l’élection présidentielle.

Elle devrait surtout permettre d’aller au-delà des formules (jusqu’ici bien creuses) sur « la relance de l’Europe », « l’Europe par la preuve » (ou « par la gauche »), « l’Europe des projets », une « autre Europe », une « Europe concrète » (comme si l’Union européenne était une abstraction...)

« Le projet européen appelle simultanément une nouvelle ambition, un nouveau souffle », écrit Fitoussi . « La refondation de l’Europe exige une aventure à la fois novatrice et originelle, un projet à la hauteur des défis d’aujourd’hui mais plongeant ses racines dans les ambitions d’hier. » Cela s’impose en raison des effets néfastes de la désunion.

Un rappel : « Les pères fondateurs de l’Europe avaient bien compris cette nécessité lorsqu’ils eurent l’idée de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) : que d’anciens ennemis mettent en commun certains des moyens les plus puissants de la guerre tout en prétextant un souci économique est un stratagème d’une intelligence rare ! ». Un rappel qui s’impose à un moment où, par défaut de mémoire, par inculture ou malhonnêteté intellectuelle, il est de bon ton d’enterrer « l’Europe des pères fondateurs », voire d’en faire le procès, comme Jean-Pierre Chevènement le fait dans un opuscule publié chez Fayard (La faute de M. Monnet)

« Nous vivons aujourd’hui un moment semblable où il nous faut relever un défi capital que notre taille (celle de l’Europe) nous permet aisément de relever : celui des nouvelles technologies de l’environnement et de l’énergie », constate Jean-Paul Fitoussi.

« Il s’agit là aussi d’un projet apparemment technique mais substantiellement politique, puisqu’il concerne tout à la fois la question de l’influence géopolitique de l’Europe, celle de son indépendance énergétique et les légitimes inquiétudes écologiques des populations. » Des constats de bon sens.

L’actualité le montre trop bien et trop souvent : « La question de l’indépendance énergétique est une bonne illustration du chemin que nous avons à parcourir. Elément essentiel de la souveraineté des nations, rien à l’échelle de l’Europe ne permet aujourd’hui de l’assurer et il est de la responsabilité de chaque pays membre de l’Union de veiller à la sécurité de son approvisionnement. C’est sur ce point que la contradiction européenne de la souveraineté est la plus flagrante, que la méthode européenne de progression par l’économique rencontre ses limites les plus évidentes. »

La dernière panne d’électricité à l’échelle continentale, ou presque, a valeur d’avertissement. Dominique Strauss-Kahn a eu raison de mettre une bien triste réalité dans une interview accordée au Monde : « « La façon dont s’organise l’Europe de l’énergie n’est absolument pas satisfaisante. La libéralisation à tout crin n’a pas permis aujourd’hui encore de mettre en place des éléments de régulation qui assurent la sécurité d’approvisionnement. Nous avons vingt-cinq Etats dans l’Union. Il y a plus de vingt-cinq réseaux électriques, car des Etats en ont plusieurs. Ils sont imparfaitement connectés. [...] Certains réseaux sont privés, alors que la distribution d’électricité est un bien absolument différent des autres. Autant cela ne nous gêne pas que dans certains pays il y ait des producteurs d’électricité privés, autant je pense que les réseaux devraient être l’objet d’une sorte de GIE (groupement d’intérêt économique) européen contrôlé par la puissance publique, comme nous l’avons fait pour Airbus, et qui aurait la charge, sous l’autorité d’un régulateur européen, de faire que ces réseaux soient homogénéisés, interconnectés. »

Jean-Paul Fitoussi explique : « La Commission s’épuise à vouloir construire un marché unique de l’énergie en exigeant des Etats qu’ils démantèlent leurs opérateurs historiques - une condition essentielle de la concurrence, aurait dit La Palisse, étant la fin des monopoles ! Or il se trouve qu’en ce domaine, et notamment pour l’électricité, la concurrence est un moyen périlleux, comme l’ont montré les nombreux black-out qu’elle a provoqués aux Etats-Unis et celui qui a failli frapper l’Europe ce week-end. Les Etats s’y résignent en apparence, tout en opposant la plus ferme des résistances à la prise de contrôle de leurs entreprises énergétiques par d’autres entreprises européennes.

Ils ne peuvent en effet se soustraire à leur responsabilité. Seule la plus grande des naïvetés "technocratiques" pourrait nous faire accroire que les questions de puissance et d’indépendance sont susceptibles d’être résolues par le marché ».

De même, la quête des pays européens auprès des pays producteurs de gaz ou de pétrole illustre la dépendance et la faiblesse de l’Europe : les mots sécurité, économie, géopolitique recouvrent des réalités convergentes.

Pourquoi sommes-nous dans cet état de faiblesse ? Précisément parce que la logique des « pères fondateurs » n’a pas été suivie et poussée jusqu’au bout. Parce leurs héritiers n’ont eu ni leur côté visionnaire, ni leur habileté tactique, ni leur courage politique. Parce que trop de propositions faites par Jacques Delors (à qui Chevènement fait également un bien mauvais procès dans La faute de M. Monnet).

C’est avec cette logique que Fitoussi invite à renouer : « Il suffirait de créer, à l’image de la CECA, une communauté européenne de l’environnement, de l’énergie et de la recherche (CEEER ou C3ER) » Il suffirait ? Il faudrait... Cette communauté serait une application, effective, du programme de Lisbonne, ce programme qui, pour l’heure, est vidé de toute substance.

« Elle poursuivrait deux objectifs étroitement liés entre eux : l’indépendance énergétique de l’Europe, qui serait doublement servie par les nouvelles technologies de l’énergie et de l’environnement et par l’accroissement du pouvoir de négociation de l’Europe sur les marchés mondiaux ; la préservation et l’amélioration de notre écosystème », poursuit Fitoussi. « Le traité de la CECA, signé pour cinquante ans, a expiré en juillet 2002 sans être renouvelé. Les actifs financiers de la CECA ont été transférés à l’Union européenne. Le revenu annuel net de ce fonds sert aujourd’hui à financer la recherche dans le secteur du charbon et de l’acier. Pourquoi ne pas mettre en oeuvre une plus vaste ambition ? » Cela s’impose, en effet...

« La CECA avait pour ambition de mettre en commun les matières premières de la guerre pour la rendre matériellement impossible. La communauté européenne de l’environnement, de l’énergie et de la recherche viserait à mettre en commun les ressources du développement économique pour empêcher son épuisement », conclut Fitoussi.

Cette idée demande évidemment à être transformée en vrai projet, et suppose d’étudier notamment les mécanismes qui relieraient cette communauté à l’Union européenne. Mais voici un chantier qui mérite de mobiliser imaginations, intelligences et ces forces du courage qu’avaient Schuman, Monnet et quelques autres, qui avaient conscience que la vraie « souveraineté » ne se réduit pas à des proclamations de foi, mais nécessite des outils qui permettent la maîtrise de son destin. Le vrai « souverainisme », aujourd’hui plus que jamais, ne peut être qu’européen. C’est vrai pour toutes les nations d’Europe. « L’Europe se fera pas à pas », avait prédit Schuman. Elle ne relèvera les défis du XXIe siècle que si on lui fait faire un « grand bond ». "Monnet, réveille-toi ! Ils sont devenus fous !"

Daniel Riot

Jean-Paul Fitoussi, qui enseigna l’économie politique à l’Université de Strasbourg, est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris, président du Conseil scientifique de l’IEP de Paris. Il est président de l’OFCE et secrétaire général de l’Association internationale des sciences économiques.

Directeur de la Revue de l’OFCE et de la Lettre de l’OFCE et membre du comité de rédaction de nombreuses revues françaises et internationales, il a enseigné dans des universités étrangères, en Europe et aux Etats-Unis, notamment à l’Institut universitaire européen de Florence. Jean-Paul Fitoussi est membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre. Expert au Parlement européen dans le cadre de la Commission économique et monétaire, il est depuis 1996 membre de la Commission économique de la nation.

Ses principales contributions ont porté sur les théories de l’inflation, du chômage, des économies ouvertes, et sur le rôle des politiques macroéconomiques. Jean-Paul Fitoussi a constitué le Groupe international de politique économique de l’OFCE (GIPE, composé de A. Atkinson, O. Blanchard, J. Flemming, E. Malinvaud, E. Phelps) et a publié en collaboration avec ce groupe trois rapports : La désinflation compétitive, le mark et les politiques budgétaires en Europe, Taux d’intérêt et chômage, Pour l’emploi et la cohésion sociale. Il a publié de nombreux articles dans des revues économiques françaises et internationales telles que l’American Economic Review, Brookings Papers on Economic Activity, Journal of Money Credit and Banking, et plusieurs ouvrages en anglais et en français, dont certains ont été traduits en de nombreuses langues. Parmi ses ouvrages : Le débat interdit (1995), Economic Growth and Capital and Labour Markets (ed.) (1995), Rapport sur l’état de l’Union européenne 2004, la règle et le choix (2002), EDF, le marché et l’Europe (2003), La démocratie et le marché (2004), The Slump in Europe : Reconstructing Open Macroeconomic Theory (avec Edmund S. Phelps) (1988). Jean-Paul Fitoussi a reçu le prix de l’AFSE (Association française des sciences économiques) et le Prix Rossi de l’Académie des sciences morales et politiques. Doyen honoraire de la Faculté de Strasbourg et Doctor honoris causa de l’Université de Buenos Aires, officier de l’Ordre national du mérite et chevalier de la Légion d’honneur.

SON CV


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