France, la démocratie confisquée

par Patrick FERNER
jeudi 19 octobre 2006

A l’occasion de cette campagne électorale pour la présidentielle et les législatives, il y a fort à parier que les vrais problèmes seront éludés, notamment ceux qui sont relatifs à notre système politique, ou plus précisément politico-administratif.

Si l’on voit des représentants de la classe politique (toutes tendances confondues) se plaindre dans les médias du taux croissant d’abstentions après chaque élection, ils se gardent bien d’en donner les véritables raisons. Ils procèdent à un faux mea culpa en arguant, dans leur langue de bois, "qu’ils n’ont pas su communiquer", expliquer leur politique à leurs chers électeurs. Bref ce début d’autocritique vire rapidement à la complainte de l’incompris, exprimant un mépris insidieux pour la "société civile", cette expression trahissant un esprit de caste. Et là nous en arrivons à cette exception française dont notre pays se passerait bien : la confiscation de notre démocratie par la haute fonction publique, phénomène répertorié par ailleurs sous le nom d’énarchie. Comment en est-on arrivé là ? Pour comprendre cette situation, il est indispensable de faire un bref rappel historique.

Le 9 octobre 1945, une ordonnance du Gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle crée l’Ecole nationale d’administration (ENA). Par cet acte, il s’agit pour les responsables politiques d’unifier la haute administration pour dispenser aux futurs fonctionnaires une formation aussi étendue que possible ; cette importante réforme est indispensable : la guerre est terminée depuis quatre mois et pour reconstruire le pays, l’action publique va occuper une place prépondérante. De fait, il sortira de l’ENA des fonctionnaires compétents, qui auront leur part dans la réussite économique de l’après-guerre, assurant la création d’équipements collectifs dans le cadre de la planification. Cette continuité de l’action publique contraste singulièrement avec l’instabilité gouvernementale qui perdure jusqu’en 1958. Jusqu’à cette date, le président du Conseil était toujours choisi parmi les députés, obligation non écrite mais coutumière. Avec l’avènement de la Ve République et l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle, celui-ci, n’ayant guère d’estime pour les partis, choisira toujours son premier ministre en dehors du Parlement. Quoi qu’il en soit, de 1945 à 1974, le pouvoir politique et la haute administration exercent des actions correspondant à leurs domaines de compétences respectifs, chacun restant à sa place. En 1974, tout change : Valéry Giscard d’Estaing, polytechnicien et surtout énarque, s’installe à l’Elysée et nomme comme premier ministre un certain Jacques Chirac, énarque lui aussi, et il en ira de même pour les autres ministères dont les titulaires, à de rares exceptions près, viendront de cette grande école. Cette évolution est alors irréversible, car depuis cette époque, tous les gouvernements sont essentiellement composés d’énarques, même si ce n’est pas toujours le cas pour le premier ministre (Raymond Barre, Pierre Mauroy, Jean-Pierre Raffarin).

Ce système est pervers, car l’ENA devient un tremplin pour faire une carrière politique, contrairement à sa vocation initiale, et entraîne une politisation, au sens péjoratif du terme, de l’administration, risquant de lui faire perdre l’impartialité de son action auprès des citoyens par un clientélisme qui se prolonge jusqu’au niveau local grâce au cumul des mandats. En outre, un fonctionnaire peut se faire mettre en disponibilité pour faire sa carrière politique, et quand elle prend fin, réintégrer son corps d’origine, alors qu’un simple citoyen n’est pas sûr de retrouver son travail, ce qui le dissuade de briguer un mandat de député. L’ENA est devenue peu à peu l’"Ecole nationale de l’arrogance"... et de l’incompétence, car l’action publique est désormais initiée par des gens qui vivent tellement dans leur monde que leurs décisions tombent complètement à côté de la réalité, ce qui entraîne un gaspillage scandaleux des fonds publics. Si comparaison n’est pas raison, on ne peut s’empêcher toutefois d’établir une analogie avec la situation de la France avant la Révolution : une faiblesse du pouvoir central aggravée par une administration dirigée par des incompétents, coupée du pays et par conséquent incapable de faire face à ses problèmes. Il devient donc urgent de réformer nos institutions en profondeur : mettre une dose de proportionnelle pour l’élection des députés en s’inspirant du système allemand s’appliquant au Bundestag, faire du Sénat une chambre des représentants des régions ; à l’heure où de plus en plus de citoyens veulent s’engager dans des actions de proximité, seul le mandat local peut répondre à leur attente, à condition de passer cette fois par une réforme drastique : par exemple, suppression pure et simple des conseils généraux (inefficaces et archaïques), impossibilité d’exercer plus de trois mandats consécutifs, et réduction de ces derniers à quatre ans (au lieu de six actuellement), interdiction absolue de tout cumul. Ainsi on pourrait mettre fin aux féodalités locales qui, à leur niveau, confisquent la démocratie et empêchent tout renouvellement de la classe politique, dont il faut rappeler qu’elle est la plus vieille d’Europe. Un tel projet de réforme susciterait un tel tollé dans la classe politique que seul le président de la République pourrait la faire passer par référendum selon l’article 11 de la Constitution. Ce serait l’épreuve de vérité pour les Français : répondre à la question posée ou à celui qui la pose. On peut toujours rêver...

P.F.


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