Gauche, droite, gauche, droite... et pas de balle au centre !

par Bertrand Lemaire
jeudi 12 avril 2007

Pourquoi je ne crois pas en la pertinence du positionnement de François Bayrou et pourquoi, malgré tout, je ne suis pas satisfait des partis politiques actuels. Nous sommes toujours condamnés à une droite et une gauche aussi obsolètes qu’absurdes.

François Bayrou veut rassembler le meilleur de la droite et le meilleur de la gauche. Je ne crois pas à la pertinence de ce positionnement. Et ce même si les concepts de droite et de gauche sont absurdes et que les coalitions gouvernementales peuvent très bien, sur le seul plan idéologique (mais sur ce plan seulement), transcender cette distinction très artificielle.
En effet, il faut admettre une vérité historique : la question de la mort de Louis XVI a été tranchée, au sens propre, il y a un certain nombre d’années. Rappelons que certains députés y étaient hostiles et s’étaient placés à droite du président de l’Assemblée et que, au contraire, ceux qui y étaient favorables s’étaient placés à gauche. Derrière cette question symbolique de la mort du roi, ce sont bien d’autres questions qui sont dissimulées, bien entendu. Mais la scission droite/gauche en politique vient de là. Sur cette question, le "centre" n’a pas de sens : on ne peut pas "tuer à moitié" le roi. Par ailleurs, Karl Marx est né en 1818 et est mort en 1883. Qualifier la gauche, née politiquement en 1792, de nécessairement marxiste est donc une aberration, d’autant que Marx est objectivement un économiste classique (le dernier de sa race) et un moraliste que le "prolétaire de Nazareth" (comme on disait en 1871 à Paris) n’aurait sans doute pas beaucoup renié...
Seulement, les questions dissimulées derrière celle de la mort du roi sont complexes et nombreuses. Même si, sur chaque question, on admet la possibilité d’un positionnement binaire (pour/contre, oui/non), les combinaisons sont innombrables dont un grand nombre sont pertinentes et cohérentes. L’histoire de la politique, c’est celle des compromis et des coalitions. C’est aussi celle des migrations de thèmes. Ainsi, la patrie est, objectivement, en 1792, un thème de gauche et un gros mot pour la droite. Le libre-échange est, au fil du dix-neuvième siècle, un thème qui déchire la droite entre "libéraux" et "conservateurs" mais, qui, au nom de l’Internationalisme, séduit très longtemps la gauche (jusqu’à ce que le libre-échange serve à faire baisser les salaires). Au fil du temps, des questions de société comme l’égalité des sexes ou la laïcité provoquent des coalitions des plus surprenantes pour qui voudrait couper les partis en deux catégories homogènes, la droite et la gauche. Il y a davantage de points communs entre un socialiste et un bonapartiste (ou un gaulliste) qu’entre un gaulliste et un libéral : place de l’Etat pour réguler l’économie, attachement à un Etat arbitre suprême indépendant des intérêts privés, etc. Au "centre-droit", certaines évolutions sont surprenantes, comme la fusion il y a quelques années entre un petit parti catholique et un petit parti radical franc-maçon ("le triangle est tombé dans le bénitier" déclara, selon la légende, André Santini) : la question de la laïcité n’était clairement plus une question majeure alors qu’on s’étripait joyeusement sur le même sujet un siècle plus tôt. Ce qui déchire "orléanistes" et "légitimistes" fait aujourd’hui sourire, preuve que les légitimistes ont perdu : personne ne croit que Dieu n’ait jamais donné à la France un roi "de droit divin" mais le chef de l’Etat est le fruit d’un système très humain à des fins très humaines. Il ne reste que les "traditionalistes" (genre Philippe de Boisjoli de Jolimont de Villiers) qui ont remplacé le roi par quelques autres considérations qu’il faut conserver plus ou moins "au nom de Dieu", de l’histoire ou de la Tradition immanente. Le même Philippe de Boisjoli de Jolimont de Villiers, aujourd’hui à l’extrême droite, était au centre il y a quelques années sans s’être renié : conservateur, il est hostile aux libéraux. Quand la question purement économique est dominante, il est donc au "centre", pratiquement à gauche. Quand on regarde les autres thèmes, il est à l’extrême droite... La défaite (définitive à ce jour) de cette tendance peut être datée de la démission, en 1879, après une dissolution ratée, du président de la République, le général Edme Patrice Maurice, comte de Mac-Mahon, duc de Magenta.
Aujourd’hui, tous les partis politiques actuels méprisent et nient cette riche histoire et cette grande complexité. Ils nient et méprisent les débats de fond. L’"idéologie" est devenue un tabou. Pierre Béhel, dans l’introduction de son hilarant DIPI ("Dictionnaire des Idéologies et Pathologies Improbables à l’attention des hommes politiques et des pervers sans imagination"), note avec justesse : "La politique et la religion sont de plus en plus minées de l’intérieur par cette curieuse idée qu’il est advenue une sorte de fin des idéologies. Cette idéologie de la pensée unique se comporte donc comme un cancer qui s’installe au coeur des idéologies existantes et les détruit par sa propre multiplication. En effet, une idéologie est un système d’idées cohérent. Professer la fin des idéologies, c’est donc professer la fin des idées."

Par delà les idéologies, il faut gouverner

L’histoire politique, je l’ai dit, c’est l’histoire des coalitions et des compromis. Gouverner suppose, en démocratie, de rassembler des personnes de sensibilités différentes autour d’un projet commun, d’un programme de gouvernement. Jusqu’à la fin des années 1990, cela a globalement bien fonctionné en France.
Sous la Troisième République, les coalitions sont larges et instables. On s’allie entre partis de droite ou de gauche sur des thèmes variés selon les circonstances. Lorsque la question religieuse domine, radicaux et socialistes sont les meilleurs amis du monde. Lorsque la laïcité est un problème réglé, et qu’il faut défendre la bourgeoisie et l’ordre contre les hordes d’ouvriers assoiffées de salaires, les radicaux petits-bourgeois préfèrent s’allier à la droite... Le lien fort entre l’exécutif et le législatif provoquent l’instabilité gouvernementale et, partant, l’absence de direction forte au pays. Lors de la Première Guerre mondiale, l’Union sacrée fonctionne. Mais pas lors de la seconde. Le système des coalitions variables est alors jeté aux orties par un néo-Bonapartiste, le général Charles de Gaulle. Il mettra du temps à imposer ses idées et il faudra une autre crise majeure, la guerre d’Algérie, pour qu’il y parvienne. En quelques sortes, il jette le bébé avec l’eau du bain.
Tout, dans la Cinquième République, repose sur la personne du président de la République qui tient son pouvoir du suffrage populaire direct. Jusqu’en 1986, une cohabitation n’a aucun sens, au point que Jacques Chirac souhaite la victoire de François Mitterrand en 1981, pour se débarrasser de Valéry Giscard d’Estaing, en comptant sur une mésentente rapide de la gauche poussant à une dissolution où le RPR triompherait, poussant alors le Président à la démission et le maire de Paris à l’Elysée. Le plan n’a pas vraiment réussi...
Cette centralisation autour du président de la République, unique par nature, pose le problème de la conquête d’une place forte après une campagne acharnée qui dure des années. La non-séparation entre l’exécutif et le législatif favorisée par cette centralisation et le scrutin majoritaire pousse à la création de coalitions stables. Or de telles coalitions n’ont aucun sens idéologique.


Historiquement, la première fusion de partis politiques a eu lieu à Gauche, avec le Parti Socialiste qui a, peu à peu, réuni toute la Gauche non-communiste, avec un satellite radical de gauche. La démocratie interne du Parti limite les dégâts même si seuls les adhérents ont voix au chapitre pour définir le programme de gouvernement au lieu de l’ensemble du peuple.
A droite, la création de l’UMP est une réponse à celle du Parti socialiste, avec un décalage d’un quart de siècle tant les différences étaient bien plus difficiles à surmonter... Mais Charles de Gaulle a légué un cadeau empoissonné à cettedroite : le culte de l’unité derrière le chef quand ce n’est pas le culte du chef lui-même. La démocratie interne de l’UMP est donc quasiment inexistante en réalité (malgré ses statuts...).
Ces méta-partis n’ont finalement qu’un but : conquérir le pouvoir et répartir les postes entre des individus choisis par les notables du parti. Les électeurs apprécient peu cette confiscation de la démocratie et n’hésitent pas à donner massivement leurs suffrages à ceux qui refusent cette bipolarisation et cette "république d’acoquinés".

Quelles forces idéologiques en présence ?

Partons de la gauche, ce sera plus simple. Il en existe grosso modo quatre ou cinq. La "gauche anti-ibérale" est l’héritière de la gauche marxiste-léniniste, qui peut se décomposer en deux courants : les "communistes" et les trotskystes (courant qui connait lui-même quelques divisions car, comme dit l’adage, "quand deux trotskystes se rencontrent, c’est qu’ils préparent une scission".) La gauche communiste est séparée de la tendance suivante, que je vais qualifier de "SFIO", par un choix tactique plus qu’idéologique : l’inféodation à Moscou. Moscou n’étant plus l’avant-garde du communisme, cette distinction n’a plus de sens. Mais les vieilles haines sont tenaces... Cette gauche "prolétarienne" qui va des courants les plus à gauche du Parti socialiste jusqu’aux groupuscules honorant Léon Trotsky a une vision économique claire, directement inspirée de la lutte des classes, et un espoir utopique commun, le communisme, malgré quelques nuances, essentiellement tactiques (le chemin du communisme passe-t-il par la dictature du prolétariat ou par une démocratie sociale ?). Cette gauche est collectiviste. Sa dérive est connue : le totalitarisme stalinien. Sa morale peut se résumer à "de chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins".
La deuxième gauche est celle de l’autogestion. Attachée à une économie globalement capitaliste mais avec un Etat fort régulant les marchés, elle vise à la justice sociale et veut une paix juste dans la "lutte des classes" pour en faire une "coopération des classes". Elle est attachée à la liberté et à la responsabilité individuelles. "A chacun un minimum, plus quand il le mérite par ses efforts" est un bon résumé de sa morale.
C’est sur cette gauche-là que s’est construit un mouvement "centriste", Les Verts, dont la particularité est d’étendre la "régulation" à nos rapports "de classe" avec la nature. Le mouvement écologiste explose régulièrement car il comporte autant de branches qu’il y a d’idéologies pour gérer les "rapports de classe"...
Le mouvement radical est lui aussi un mouvement de justice sociale, très attaché à la neutralité de l’Etat, notamment en matière religieuse, mais conservateur sur les moeurs et les questions de société. A l’inverse des Verts, il est historiquement attaché au progrès technique comme source de progrès social.
Passons maintenant à la droite. L’éclatement des radicaux prouve que la bipolarisation est une donnée forte de notre vie politique. Très proches d’eux, on trouve les chrétiens-démocrates, pour qui la question économique est secondaire. La justice sociale est ici remplacée par une morale de l’équité et de l’effort récompensé. Dans la pratique économique, cela ne change pas grand-chose mais la distinction est forte sur toutes les questions de société ou d’organisation publique.
L’extrême droite se rapproche de l’extrême gauche sur la question de l’Etat, régulateur et ordonnateur de la société. Mais la question de l’identité nationale (voire raciale ou ethnique) sera la distinction majeure. Le nazisme, c’est, rappelons-le, le national-socialisme. Hitler dut, en Allemagne, d’ailleurs, se débarrasser de ses "socialistes" au cours de la Nuit des Longs Couteaux pour affirmer son pouvoir, plus national-conservateur que national-socialiste.
Il reste deux "droites" : la droite "conservatrice", qui croit aux valeurs traditionnelles, à l’effort, à la charité et au service. Elle se divise en courants comme l’ancien Parti de l’Ordre, du néo-bonapartisme gaulliste à l’orléanisme balladurien. Sa variante "nationale", c’est Philippe de Villiers qui l’incarne le mieux.
La droite "libérale" repose sur la fameuse "main invisible", dieu des libéraux. La somme des intérêts individuels fait l’intérêt collectif grâce à l’intervention de la Main invisible. La morale de ce courant, c’est qu’il n’y a pas de morale mais un combat pour la survie. Que le meilleur gagne ! Et chacun, en tentant d’étriper son voisin, fera progresser le groupe. Quand on tente de réguler la "guerre des classes", le système se grippe. Il faut donc rendre sa liberté à la Main invisible en supprimant l’Etat. Cela semble tellement absurde aux Français, tellement en contradiction avec toute leur histoire, que les vrais libéraux préfèrent mettre de l’eau dans leur vin idéologique. Il y a une variante nationale-libérale, colonialiste, qui étend la logique aux luttes entre pays.
La logique voudrait qu’il existe un parti par tendance et que, selon les sujets, il se forme des coalitions tactiques.

Peut-on, par conséquent, briser la dichotomie droite-gauche ?

La logique voudrait que l’on puisse ainsi avoir une large coalition centriste autour des thèmes de la justice sociale, de la répartition des richesses... Sauf qu’il ne s’agit pas de prendre "les meilleurs" de la droite et de la gauche (qui sont "les meilleurs" ? Sur quel critère  ?) mais bien de construire une coalition autour d’un programme.
Or, pour appliquer ce programme, il faut avoir une capacité à gouverner avec cette coalition. Et, aujourd’hui, c’est impossible.
François Bayrou le sait bien d’ailleurs puisque, depuis des années, il a une coalition avec le reste de la droite et n’a pris son indépendance que très récemment, sans être suivi par l’ensemble de son propre parti.
Les "socialistes centristes" le savent bien aussi, prisonniers qu’ils sont de la "gauche prolétarienne" qui m’horripile mais que je suis obligé de supporter pour défendre mes idées. L’échec de la gauche autogestionnaire, dont je me réclame, a été dramatique mais est liée à cette incapacité à créer une coalition propre sur un programme de gouvernement.
François Bayrou a un courage que je qualifie de témérité. Il faut d’abord créer un parti fort et uni, avec une coalition claire et identifiée, puis se présenter aux Français. Pas l’inverse, qui est une demande de chèque en blanc. Or, si on lui signe un chèque en blanc, il y a une forte chance pour qu’il l’encaisse avec ses partenaires habituels, les libéraux. Et, cela, je ne le veux pas.
Maintenant, imaginons un second tour qui me désolerait, genre François Bayrou/Nicolas Sarkozy. Un tel affrontement briserait la coalition de droite. Alors, peut-être, en effet, faudrait-il reconsidérer la chose.
Il ne faut pas prononcer de phrases trop définitives sur une rupture inévitable entre le "centre" et la "gauche" mais il ne faut pas plus être naïf.


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