L’apartheid résidentiel
par demos
mardi 3 avril 2007
Heureuse époque où les grandes villes établissaient leur politique urbaine en intégrant, peu que peu, quartiers populaires et quartiers bourgeois dans leur perspective de progrès et leur vision du développement économique. Désormais, une forme de ségrégation autrement radicale contamine toutes les métropoles occidentales : L’apartheid résidentiel. La ville du XXIe siècle s’avère, en effet, entièrement pensée pour séduire les classes réputées productives, s’affranchissant, par tout moyen, du spectacle indécent de sa populace. Seul un citadin à l’esprit étroit trouverait matière à critiquer la multiplication des signes de prestige que symbolisent les musées, les salles de concert et d’exposition à vocation culturelle, les immeubles haussmanniens entièrement rénovés, les boulevards festonnés d’enseignes et de vitrines où s’étale la splendeur du capitalisme triomphant. Aucun d’entre nous ne devrait s’offusquer quand le maire d’une grande ville se targue d’attirer, grâce à sa politique, les professions supérieures, les artistes, les intellectuels ; si cette conquête de l’élite ne visait à réduire nos villes en zone inaccessible aux classes populaires personae non gratae au coeur de nos cités.
Le jour, dans l’hystérie productiviste, les villes grouillent, brassent et trustent 77% des emplois de leur département. Leur pouvoir d’attraction est si grand qu’on y vient de plus en plus loin pour y travailler. 73% des salariés quittent, en effet, leur commune pour se rendre à leur travail.(1) Mais le soir, quand la ville se « dépeuple », ses habitants se cloîtrent dans l’illusion d’une vie possible et durable à coté du monde qui les entoure. Certes, la spéculation immobilière participe activement à cette épuration sociale, mais les élus locaux profitent de cette opportunité pour en accentuer le phénomène. En quarante ans, Paris a évincé proportionnellement plus de 90% de sa population d’ouvriers et d’employés, contre un accroissement de plus de 73 % de cadres et professions intellectuelles supérieures.(2) Ce bilan déplorable affecte sensiblement toutes les grandes villes françaises. Lille, Bordeaux, Toulouse, Lyon, etc, partout les capitales régionales rénovent à tour de bras (3) Le BTP est sur un nuage. Il n’a jamais autant créé d’emplois, et sa croissance est deux fois supérieure à celle du pays.(4) Marseille s’enorgueillie du projet « Euro-Méditerranée » (5) et de son programme de grands travaux dont l’objectif affiché est d’ouvrir les quartiers populaires de la cité phocéenne à de nouvelles activités,et à de nouveaux habitants. La réhabilitation de la rue de la République, l’un des plus vastes chantiers du territoire, est devenue emblématique de cette politique d’exclusion au profit d’intérêts fantomatiques qui, d’un placement à l’autre, harcellent sans relâche des vieillards se croyant surprotégés par la loi de 1948, contraints de fuir au carré des indigents périurbains (6). Le cas du chantier de la rue de la République s’apparente à un processus de violence drastique mis en branle pour libérer, à moindre coût, un espace de plus en plus convoité. Cependant, l’épuration sociale et la discrimination ethnique progressent de façon rampante sur tout le territoire urbain français. L’apartheid résidentiel transforme, peu à peu, nos villes en un lieu fantasmagorique où les classes populaires sont réputées gâcher le paysage.
Loin de freiner ou de chercher à atténuer l’effet dévastateur de ce phénomène, les ambitions politiques d’une frange importante d’élus locaux s’emploient à le soutenir, voire à l’accélérer. Du roitelet de campagne au maire de grande ville, trop d’élus se prennent à rêver à des projets babylonien aux commandes de leur Sim City paradisiaque. La mégalomanie locale explique, d’ailleurs, pourquoi la loi SRU n’est pas appliquée.(7) Aix-en-Provence, son complexe de la Rotonde, attire la crème marseillaise, et les dieux retraités du stade olympien. En même temps, la 16e ville étudiante de France enregistre chaque année une baisse alarmante de ses effectifs à cause des difficultés que rencontrent les étudiants pour se loger.(8) Comme ailleurs, une richesse proche de l’autisme s’y développe, parvenue au faite de l’avarice, résolue à rejeter, crochue, jusqu’à la jeunesse pour préserver sa tranquillité, ses gros ou petits intérêts, sa "viellitude", et qui choisit délibérément de vivre sustentée et recuite, baignant dans son propre jus.
En France, non seulement on ne construit plus de logements sociaux, mais 3.000 d’entre eux sont détruits chaque année sous prétexte de réhabilitation.(9) Les terrains public sont bradés au profit de promoteurs privés qui s’enrichissent sur le dos de la communauté sans qu’aucune cour des comptes régionales ne s’en offusque. Comble de l’ironie, les établissements publics comme la Caisse des dépôts et consignations ou la Caisse d’épargne, cette dernière censée gérer l’argent des couches populaires, en principe, dans un but d’intérêt général, participent activement à des opérations immobilières à vocation purement spéculative, en se vantant, sans vergogne, d’être devenues de vraies banques d’investissement ! La Caisse d’épargne des Bouches du Rhône en tant que partenaire du fonds d’investissement Lone Star, participe, par exemple, au programme de la rue de la République et contribue activement à l’épuration sociale invraisemblable engendrée par ce funeste projet. En France, les cas des trois millions de personnes mal logées, 7,5% de Parisiens en surpeuplement aggravé, ou 800.000 SDF enregistrés en 2006 par l’INSEE, n’interpellent ni le gouvernement, ni les élus locaux sur la perversité de cette politique.(10) En quelques années, la production de logement sociaux a été divisée par deux. (11) Pire, le peu de crédit affecté au logement social n’intéresse même plus les promoteurs qui, portés par un marché des BTP en pleine euphorie, rechignent à répondre aux offres publiques de mise en chantier. Les députés votent, ainsi, les crédits, mais l’argent n’est pas débloqué faute d’adjudicataires.(12)
En réalité, les classes populaires ne sont pas les seules victimes de ce processus sélectifs. Le coût du logement est devenu si élevé qu’il affecte même les classes intermédiaires réduites, elles aussi, à recourir aux HLM pour trouver à se loger. L’exemple évoqué lors du reportage « Envoyé spécial » diffusé dernièrement sur TF1, atteste l’ampleur du phénomène. On y voit, par exemple, un couple de fonctionnaires avec deux enfants, disposant de 3.000 euros de revenus mensuel, contraints de grossir le chiffre des 1.300.000 demandeurs inscrits sur les listes d’attente d’un logement social, incapables de se loger correctement dans ce pays. La ville moderne, opaque à la mixité sociale, ne tolère sa classe moyenne qu’à condition qu’elle consente à se surendetter de façon pharaonienne. Au moins, qu’elle se substitue aux classes populaires qui occupent ses HLM dans l’espoir de se débarrasser à n’importe quel prix de ses indésirables. Au cours des années 90, par exemple, 1/3 des logements sociaux ont été attribués aux classes moyennes grâce au PLS que les statistiques incluent insidieusement dans les effectifs du logement social.(13). A ce rythme, d’ici quelques années, même la classe moyenne finira par être évincée des pôles urbains. D’autant que la crise latente de l’immobilier devrait jeter en périphérie des villes un flot de surendettés de plus en plus important. Aux USA, en Grande-Bretagne, en Espagne, où la législation autorise les prêts à très haut risque, dits « subprime », les faillites personnelles sont en passe de jeter sur le carreau des millions de « propriétaires » insolvables.(14) Aux USA, en 2007, l’estimation du nombre de propriétaires expulsables atteint le chiffre effroyable de 2,2 millions. (15) Rendons grâce à la législation française réputée protectrice qui, à l’orée d’une crise immobilière sans précédent, a toujours interdit les prêts dits « subprime », La facture n’en sera que moins lourde pour les surendettés français que les marchands de sommeil se feront un plaisir de loger dans des conditions lamentables, à des prix exorbitants, sur le compte de l’Etat, c’est-à-dire sur notre compte.(16)
Payer le loyer a toujours constitué l’obligation principale du locataire. Aujourd’hui, l’exemple éloquent de la rue de la République, à Marseille, montre que payer son loyer ne protège plus de l’expulsion comme produire de la richesse au sein de son entreprise ne garantit plus contre le chômage. La précarité se transforme en mode naturel de vie, quand le pire à venir s’érige en certitude. Avec un mètre carré aussi disputé, et des élus locaux aussi hystériques, naturellement, le chiffre des expulsions enregistre une progression constante dans les villes. Sur tout le territoire, il est en hausse de 37 % en cinq ans avec un recours à la force publique en forte progression. A Paris, 16,7% des expulsions sont réalisées avec l’aide de la force publique, ce qui atteste du climat spéculatif de la capitale. L’île-de-France reste la région où les expulsions locatives concentrent 64,1% des cas traités par la force publique.(17) En admettant que les expulsés, pris en charge, évidemment par la communauté, retrouvent un logement, ce logement est systématiquement situé en zone périphérique. Pendant ce temps, les groupes financiers, et le simple particulier dans une moindre mesure, utilisent la pierre comme un placement juteux destiné à être vendu au meilleur prix, au bon moment, et donc gardé intentionnellement inoccupé. Ainsi, les logements vacants continuent de progresser dans les centres. En 1962, Paris comptait 20 000 logements vacants, aujourd’hui la capitale en compte plus de 136 000, (un logement sur dix !). En outre, près 1/20 des logements HLM était inoccupé à Paris lors du recensement de 1999 - 9479 logements - .(18)
Les conséquences d’une politique aussi sectaire ne peuvent que conduire à la faillite de notre système. Il y a urgence, d’une part à réformer la loi de 1977 par laquelle la législation française a introduit l’aide à la personne au détriment de l’aide à la pierre. Depuis 1977, en effet, l’État a, peu à peu, abandonné les mécanismes régulateurs qui lui permettaient de tempérer les tendances spéculatives du marché. A cette époque, la part de revenu des Français consacrée au logement était de l’ordre de 15%, l’objectif était d’atteindre les 30% afin d’inciter le plus grand nombre à accéder à la propriété. Aujourd’hui, la part du revenu consacrée au logement frise les 50%. Cette loi a pu, à une époque, s’avérer bénéfique, elle est devenue aujourd’hui une arme dirigée contre ceux qu’elle était censée enrichir.
D’autre part, il y a urgence à rétablir les conditions indispensables à la mixité sociale dans nos villes au risque d’aggraver la fracture sociale qui ne cesse de se creuser et qui nous pousse droit dans le mur. D’ici l’hiver prochain, au moins, que les pouvoirs publics encouragent, à l’exemple des villes de Paris ou de Londres, un dispositif de « location /sous-location » d’appartements vacants du parc privé. Même au prix du marché, une telle politique serait possible à mettre en oeuvre en France. Elle coûterait moins cher que le disposition social mis en place pour atténuer les carences du marché et la folie des grandeurs des élus locaux, (19) d’autant que de nombreuses personnes aidées par le Samu social ont un revenu du travail suffisant pour subvenir à leur logement, à condition que rien ne soit entrepris pour rendre plus difficile encore leur réinsertion sociale.(20)
Enfin, et surtout, une prise de conscience collective aussi bien nécessaire que courageuse serait, sans nul doute, de nature à limiter la mégalomanie locale. Pour cela chacun peut agir selon ses moyens pour faire connaître sa désapprobation. Une seule impulsion s’ajoute à d’autres et peut nous conduire à faire oeuvre d’art, mais aussi à jeter sur le monde un regard critique, préalable à tout projet de le transformer, de le rendre plus juste en nous mobilisant au service d’autres fins que le succès matérialiste. Au nom de l’humanité toute entière, même le dérisoire est plus honorable qu’un silence complice face à une situation qui nous concerne tous, et qu’il est de notre devoir de dénoncer en signant, par exemple, la pétition « Un centre-ville pour tous » mise en ligne à cette adresse :
1.Insee (Metro Mardi 27 mars 2007)
2. paris.fr
ou globenet
4. logement.gouv ou demos.blogg pour l’année 2005
5. l’express
6. Centrevillepourtous 1 et 2
7. L’article 55 de la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains) du 13 décembre 2000 oblige environ 750 communes à atteindre le pourcentage de 20 % de logements sociaux sur leur territoire.
8. L’express supplément du n° 2906 « Aix, enquête sur 10 idées reçues »
9. globenet
10. lefigaro.fr , nouvelobs ou globenet
11. Ainsi, le nombre de logements sociaux construits par an est passé d’une moyenne annuelle de 89 000 logements sociaux à environ 43 000. En 2005, sur 408 300 logements construits, seulement 31100 étaient de type HLM. Pour mémoire, en 1994 ce sont près de 70 000 de ces logements qui étaient construits, soit plus du double qu’en 2006.
12. ministeredelacrisedulogement.org ou humanite.presse
14.lemonde.fr
15. courrier international 1 et 2
16. nouvelobs.com
ou batiweb
17. libé ou humanite ou lemoneymag
18. collectif76
19. l’autre campagne ou assemblee-nationale l’exemple de Paris