L’Entrecôte, Carrefour et les autres, ou l’art de faire la charité avec l’argent des autres
par Paul Villach
jeudi 19 octobre 2006
Les clients qui viennent s’attabler, ces jours-ci, dans un restaurant lyonnais, L’Entrecôte - du nom de cette excellente chaîne de restauration vouée au culte du steak - frites - découvrent, pris entre salière et poivrière, un petit tract de la taille d’une carte de visite, les invitant « à passer à l’action » : « Un café consommé, est-il écrit, = 0,10 euro reversé à Action contre la faim, une association humanitaire. » Diverses affichettes dans l’établissement précisent que cette action a cours pendant tout le mois d’octobre 2006.
Une image lustrée au leurre d’appel humanitaire
- C’est surtout à partir des années 1990 que les entreprises ont perçu tout l’avantage que pouvait retirer leur image à être briquée au leurre d’appel humanitaire. Une mode s’est même propagée parmi elles, consistant à se montrer soucieuses d’offrir une image philanthropique, ou mieux, « citoyenne », de leur activité. La recherche du profit maximal ne paraît plus leur unique préoccupation. La preuve ? Elles font connaître qu’elles financent des projets humanitaires dans les pays pauvres, en suscitant la contribution de leurs clients le plus souvent.
- Cette initiative de L’Entrecôte fait ainsi penser à celle que réédite, depuis quelques années, l’entreprise de distribution Carrefour, à l’occasion de l’opération du Téléthon. Celle-ci, on le sait, est désormais rituellement organisée au début de décembre pour collecter des fonds réservés à la recherche sur certaines maladies génétiques. Les chaînes publiques de France 2 et France 3, quant à elles, s’en sont fait une spécialité : pendant 36 heures, autour de stars ameutées qui profitent de l’aubaine pour polir leur image, on exhibe les ravages de ces maladies, chez les enfants de préférence, pour susciter une compassion qui doit secréter l’inconfort de la culpabilisation à la seule sensation d’y avoir échappé. Pendant ce temps-là, les clients de Carrefour reçoivent en général un tract les invitant, au recto, à « ( se mobiliser), avec (leur) magasin et dix grandes marques pour faire avancer la recherche ». Il suffit pour cela d’acheter les produits présentés au verso dont un pourcentage de la valeur est promis au Téléthon.
Une culpabilisation proportionnelle à la nullité de l’effort
Le réflexe de culpabilisation stimulé est d’autant plus fort que l’effort demandé est nul, tel qu’il est formulé dans ce paradoxe : acheter pour soi équivaut simultanément à donner à autrui. Partant, il devient inexcusable de se dérober, sauf à avoir un cœur de pierre : rendez-vous compte, simplement en buvant votre café, vous combattez la faim dans le monde ! Ou bien encore, en achetant seulement des pâtes, de la lessive ou du chocolat, vous aidez la recherche médicale. Au surplus, en 2000, Carrefour avait eu la bonne idée d’illustrer son tract d’une photo : cinq enfants regroupés plantaient leurs yeux dans ceux du client, selon le procédé de l’image mise en abyme ; et leur regard ambigü le fixait , soit pour l’interroger, soit pour l’admonester, en tout cas pour surveiller sa réponse à l’appel humanitaire lancé ; l’adulte était ainsi mis sous la tutelle des enfants habilités à observer sa conduite pour lui donner éventuellement mauvaise conscience en cas d’abstention de sa part.
Le leurre d’appel humanitaire associé au leurre du pied dans la porte
Or, ce prétendu appel humanitaire joue ici, en fait, le rôle de déclencheur d’un leurre bien connu, "le leurre du pied dans la porte". On sait qu’il est plus facile d’ouvrir largement une porte quand on a d’abord réussi à la faire entrouvrir : on place alors son pied entre la porte et le chambranle et il suffit de pousser pour finalement l’ouvrir en grand. Cette image illustre la méthode qui consiste à faire admettre, d’abord, un peu à un client, pour obtenir, ensuite, de lui beaucoup plus.
- L’opération de L’Entrecôte, comme celles de Carrefour et des dix marques visent, en effet, à profiter de la générosité des clients et de leur pulsion d’achat déclenchée pour vendre le maximum de produits : ici, c’est du café ; là, les produits sont groupés en lots de deux unités, et les cadeaux promis (des cartes de voeux ou un stylo Téléthon) ne sont accordés que pour l’achat de quatre ou six produits minimum !
- Une nouvelle clientèle peut ainsi être gagnée par les marques. Car, selon le mécanisme du "leurre du pied dans la porte", ce premier achat arraché pour une raison humanitaire est un premier stade visé, permettant de faire tester un produit jusqu’ici ignoré du client qui, dans un second temps, peut, par la suite, l’adopter.
- Au-delà de ce profit immédiat, L’Entrecôte, Carrefour et les autres, entendent ainsi se construire, à plus long terme, une image flatteuse de bienfaiteurs et non de profiteurs : l’association de leur nom à une ambition humanitaire doit leur valoir en retour un crédit et une relation de confiance auprès des clients tant sur la qualité de leurs produits que sur l’honnêteté de leurs prix.
Faire la charité avec l’argent des autres
Seulement, ce noble appel humanitaire de la part de ces marques présente deux éléments constitutifs d’un leurre.
- D’abord, une authentique préoccupation humanitaire place comme fin en soi l’assistance et le secours ; or L’Entrecôte, Carrefour et les autres, engagés dans ces opérations, les réduisent à un simple moyen au service d’une autre fin : vendre davantage de produits que, seule, la pulsion d’adhésion généreuse déclenchée peut conduire à acheter inutilement en lots de deux unités ou plus.
- Ensuite, c’est l’argent des clients que L’Entrecôte, Carrefour et les autres reversent aux associations humanitaires : ils usurpent ainsi à bon compte une apparence notoire de bienfaiteurs avec l’argent des autres, tandis que les vrais bienfaiteurs, eux, restent dans l’anonymat.
- Ces entreprises n’ont, à vrai dire, rien inventé. Molière, au XVIIe siècle, avait déjà dénoncé dans Tartuffe ce genre d’imposture. Les premiers mots prononcés par Tartuffe, l’hypocrite, quand il entre en scène, sont pour clamer à qui veut l’entendre ses exercices de pénitence et sa charité avec l’argent des autres : « Si l’on vient pour me voir, s’écrie-t-il, je vais aux prisonniers / Des aumônes que j’ai partager les deniers. » Si on remplace « les prisonniers » par « une association humanitaire » et « les aumônes » par « le reversement d’un pourcentage déduit des achats », que font d’autre L’Entrecôte, Carrefour et les autres ? Et même, comme Tartuffe, ils savent qu’il faut le faire savoir avec beaucoup de savoir-faire. Paul VILLACH