L’esclavagisme... un mal franco-français ?
par Patrick Adam
mercredi 17 mai 2006
A la lecture de différents propos tenus dernièrement sur AgoraVox et obligé, par la force des choses, d’écouter régulièrement RFI, radio devenue, au fil des ans, la radio quasi officielle « du grand sanglot de l’homme blanc », un doute m’est venu : n’y aurait-il, comme certains voudraient nous le faire croire, que les Français qui se seraient adonnés à la traite négrière ? Ces derniers jours, j’ai beaucoup entendu parler de Nantes et de Bordeaux, mais peu de Liverpool, Londres, Anvers, Rotterdam, Cadix, Malaga, Lisbonne, La Corogne, Copenhague, Stockholm, Venise, Jaffa, Port Saïd, Beyrouth, Istanbul, Alger, Tripoli ou Salé. Je laisse à d’autres le soin de compléter la liste pour ce qui est de l’Orient, proche ou plus lointain. Bien sûr, la France a eu son pesant d’or d’inhumanité, mais ne serait-il pas plus honnête de replacer les faits dans un contexte plus général, et de restituer à chacun la part qui lui revient ? Que signifie cette tentative étrangement sélective de vouloir faire de l’esclavage une question franco-française, qui ne concernerait que notre rapport de Gaulois « dominants » avec la population noire du continent africain ?
Bref rappel des faits : la piraterie a été plus ou moins éradiquée de la Méditerranée par Jules César, ce qui (après la chute de l’Empire carthaginois qui bloquait la liberté de navigation au-delà de la Corse) a permis un développement économique sans précédent de cette région du monde. Elle a été remise au goût du jour par les Normands, puis par les Arabes. Or, une des principales sources de revenu des pirates de toutes les mers du monde a toujours été la vente d’hommes plus ou moins libres, soldats, filles de joie, commerçants, artistes, poètes, pèlerins, philosophes ou simples voyageurs, transformés par leur seule capture en esclaves monnayables suivant une bourse de valeurs culturelles où le blanc valait généralement plus que le noir... No comment.
Au temps de Charlemagne, la Méditerranée occidentale était interdite à toute navigation commerciale (les Marseillais devraient s’en souvenir puisque la ville mettra près de 700 ans à s’en remettre). Les razzias et les enlèvements opérés par les « Sarrasins » faisaient sentir leurs effets dévastateurs sur les côtes du Golfe du Lion et même à l’intérieur des terres, notamment le long de la vallée du Rhône. A noter l’effort entrepris par les Catalans (coucou à mes amis du Canigou, grands délaissés de l’histoire) dans la reconquête du Bassin méditerranéen. Sous la direction de Roger de Flore et de ses mercenaires, ils nettoyèrent une bonne partie de la Méditerranée, allant jusqu’à se tailler un royaume maritime qui allait des Baléares aux Cyclades, ce qui leur permit de faire flotter leur belle bannière sang et or sur l’Acropole d’Athènes, durant 70 ans.
Il est d’autre part intéressant de souligner que les plus importantes révoltes berbères qui aient secoué le Maghreb à la suite de la pénétration et la colonisation arabe, et qui ont donné naissance à la dynastie fatimide du Caire, ont été le fait des habitants de l’actuel Constantinois qui ne supportaient plus les enlèvements répétés de leurs filles et de leurs femmes (blanches) par les commandos de pillards arabes (blancs) chargés d’approvisionner les marchés aux esclaves de Damas, de Bagdad ou de Médine. Il semble en effet, d’après les textes anciens, notamment Ibn Khaldûn, que les « quotas » de prélèvements en usage à l’époque avaient été allègrement dépassés...
La « traite » dont on parle aujourd’hui, et que la loi Touriba stigmatise à juste titre (bien qu’on puisse juger son approche quelque peu restrictive au plan historique) a été institutionnalisée sur des populations blanches par les Espagnols et les Portugais au courant du XVe siècle, avant ce qu’il est convenu d’appeler les « Grandes découvertes ».
C’est en effet pour repeupler l’Andalousie tout juste reconquise et les Canaries rattachées par le Français Jean de Béthancourt à la couronne d’Espagne que les Ibères ont mis en œuvre une véritable politique de capture de main d’œuvre africaine vendue sur les marchés de Séville, Cordoue Lisbonne et Las Palmas. Poussés par des condottiere venus de tous horizons et encouragés par l’Infant Henri le Navigateur, prince sans couronne désireux de profiter des richesses des Indes en contournant l’Afrique, au détriment des Arabes qui monopolisaient le commerce d’Orient, ils ont organisé un système de razzias quasi annuelles (dites entradas) sur la côte africaine, notamment près du Banc d’Arguin où ils pouvaient accoster sans trop de difficultés avec de petites embarcations détachées de bâtiments à trop fort tirant d’eau. Au Nord de cet espace, la côte est inabordable car constituée d’une immense falaise rocheuse battue par des vents et des courants violents. Au Sud, c’était l’inconnu, et on n’en revenait pas...
Quoi qu’on ait tendance à penser de nos jours, l’histoire s’écrit bien souvent plus dans des contraintes économiques, techniques et géographiques que philosophiques.
Ces premières populations razziées appartenaient pour la plupart à des tribus berbères (ou à sang mêlé d’Arabes Hilaliens et Ma’aqil chassés du Yémen, puis d’Egypte et de tout le Maghreb). Ces Berbères avaient été refoulés au fil de la conquête musulmane dans des régions de plus en plus hostiles. Ils vivaient presque nus et misérablement, s’adonnant à la pêche dans des régions côtières chiches en eau potable. La traite des noirs vers l’Amérique (Nord et Sud confondus) n’a été entreprise, puis organisée, que plus tard (principalement à la fin du XVIIe et dans tout le XVIIIe siècle). Elle fut l’objet d’une concurrence acharnée entre ce qu’on appelait alors les « puissances européennes », aidées dans leur trafic par une mafia locale arabo-berbero-negro-maure, qui a toujours vécu de l’intense trafic d’or et d’esclaves qui irriguait le Sahara du Sud vers le Nord, et ceci depuis la plus haute Antiquité, les Hollandais se réservant une part non négligeable de ce trafic.
Il est aussi intéressant de visiter à Mekhnès (Maroc) les restes du palais de Moulay Ismaïl (despote contemporain de Louis XIV - ses caves regorgeaient d’esclaves blancs - on dit 50 000 - pour la plupart (espagnols, portugais, français, hollandais, anglais). Jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, une des préoccupations premières des Européens a été de récolter des fonds pour le rachat de ces esclaves. Il existe de passionnantes relations d’envoyés spéciaux (souvent des moines) venus « délivrer » ces captifs, contre force cadeaux distribués à la Cour du sultan ; laquelle Cour était souvent barricadée par des vizirs, des capitaines d’armes ou des caïds noirs qui s’engraissaient crapuleusement des richesses apportées par ces religieux. Salé, ville qui doit son développement aux musulmans chassés d’Andalousie, fut une véritable "république esclavagiste" qui vendait ses prises au sultan.
L’histoire de Camille Douls, jeune Aveyronnais de 23 ans, esclave de la tribu maure des Oulad Daylim, en 1880, sur la côte africaine, ou celle du pacha Djouder, esclave et renégat espagnol parti au milieu du XVIe siècle à la conquête de Tombouctou pour le compte du sultan Ahmed el Dehebi, peuvent aussi servir à remettre quelques pendules à l’heure.
Ce qui fait la différence entre la traite européenne et la traite d’autres empires, c’est la différence des besoins à couvrir et des moyens mis en œuvre à cette fin. Les Romains n’avaient pas beaucoup de place dans les soutes de leurs galères pour « stocker la marchandise ». De plus, faute d’étendues vierges à mettre en valeur, le « marché » ne pouvait absorber des « arrivages » trop massifs (quoi qu’on ait pu dire, les écoles de gladiateurs ne consommaient peut-être pas de quoi ialimenter un trafic plus massif). Les felouques arabes ne disposaient guère de plus de place que les galères. Les progrès de la navigation européenne ont développé régulièrement le tonnage de l’armement et, capitalisme anglo-saxon aidant (revoilà Bordeaux et Nantes), la rentabilité s’est trouvée accrue par la multiplication des ponts à l’intérieur des coques des bateaux. Belle monstruosité de l’esprit capitaliste, qui veut que rien ne se perde dans un marché en pleine extension.
Mais que se passe-t-il de si différent aujourd’hui au Libéria et dans nombre de pays africains, où l’on instrumentalise des dizaines de milliers d’enfants soldats, sinon une nouvelle méthode d’asservissement rendue possible par une dérive technologique ? C’est grâce à l’utilisation de 4x4 surpuissants permettant l’enlèvement et la déportation rapide des enfants dans des zones hors de contrôle, qu’est né, sous le regard impuissant des organisations internationales, un nouvel esclavage, qu’il nous était difficile d’imaginer ne serait-ce qu’il y a vingt ans ?
Alors l’esclavagisme est-il vraiment un mal français ? Les Gaulois doivent-ils payer pour tous les trafiquants du monde ? Et devrons-nous désormais nous repentir frénétiquement d’un mal qui a gangrené la planète depuis que l’homme vit en communauté, alors que nous avons été parmi les premiers à nous en débarrasser et à aider d’autres peuples à suivre le même chemin ?