Le Bagoo jeuniste de la Banque postale
par Paul Villach
lundi 9 octobre 2006
Grâce au compte Bagoo de la Banque postale, - l’ignoriez-vous ? - « dès 16 ans, on peut posséder son compte à soi avec une carte de débit immédiat pour régler ses achats et retirer de l’argent partout en France comme à l’étranger ». Il est difficile de manquer les affiches de la Banque postale dans les bureaux de poste. La cible ? « Le jeune » ! Bagoo, dans un bagout peu ragoûtant, en a plein la bouche, du « jeune ».
« Bagoo a tout prévu pour le jeune ! » - « Le jeune a de l’avenir, Bagoo l’a compris » - « Le jeune aime à être reconnu » - « Le jeune aime à se faire remarquer. » Deux photos illustrent les deux derniers slogans. Sur la première, une nigaude blonde parade en robe du soir, lunettes de soleil rejetées en diadème, interrogée au micro par une autre nigaude brune tout infatuée d’elle-même : la première joue à la star et la seconde à la journaliste d’investigation en potins mondains. L’autre photo montre une autre nigaude, la moue suffisante, en robe d’apparat, retournée de trois quarts vers ses fans, avant de gravir, sous les flashs des paparazzi, un escalier couvert d’un tapis rouge. L’intericonicité est transparente : elle renvoie aux protocoles des festivals de cinéma. Sauf qu’ici, tout n’est que parodie, si l’on excepte, dans le cadre d’un concours de pacotille, le prix qu’offre la Banque postale aux quatre meilleurs réalisateurs d’un film d’une minute (!) sur un thème pathétique, « Le jeune et la célébrité » : rien moins qu’une participation à « La Nuit des NRJ Ciné Awards. »
Le réflexe du jeunisme
La Banque postale, on le voit, ne lésine pas pour ensorceler le client. Sa cible se nomme « le jeune ». Cette vague catégorie biologique est trompeuse : elle désigne, en fait, pour Bagoo, une tranche d’âge entre 16 et 25 ans, soit entre la fin de la scolarité obligatoire et la fin des études facultatives. Cet âge le plus souvent est celui de la dépendance économique. Justement ! Jeunesse n’attend pas ! « Moi, je veux tout tout de suite et que ce soit entier, ou alors je refuse », exigeait déjà, en février 1944, l’Antigone immature d’Anouilh, aux antipodes de la noble figure de Sophocle qu’il voulait discréditer. Bagoo accourt donc pour donner au jeune non l’indépendance économique, bien sûr, mais un de ses signes extérieurs, la carte bleue. Et pour capter son attention, Bagoo stimule à fond le réflexe du jeunisme, cette attitude démagogique qui pare la jeunesse de toutes les vertus du monde au détriment des autres âges de la vie.
Le leurre de la flatterie Cette stimulation se fait par une flatterie sans borne, au-delà même du ridicule. Mais la flatterie du renard de Jean de la Fontaine à l’égard du corbeau était-elle moins extravagante ? Existe-t-il même des limites à la flagornerie ? Le propre de la flatterie est qu’elle ravit à ce point l’amour-propre de son destinataire qu’elle paralyse sa raison : le corbeau en oublie que l’acte de chanter n’est pas compatible avec celui de tenir dans son bec un fromage ! La Banque postale n’en attend pas moins du jeune nigaud dont elle astique l’amour-propre jusqu’à espérer le faire sombrer dans l’aveuglement de la vanité : qu’il en vienne à oublier que l’absence de revenus assurés est peu compatible avec la détention d’une carte bleue ! Une façon détournée de faire casquer au besoin les parents La Banque postale confond ainsi, dans une ambiguïté volontaire, deux attitudes contraires. L’une est le légitime désir de reconnaissance éprouvé par chacun. L’autre est une pulsion déviante conduisant l’individu à « toujours se faire remarquer » sans raison, familière à certains adolescents en quête justement d’une reconnaissance par leur entourage. Car, pour « être reconnu » et « se faire remarquer », ne faut-il pas avoir à son actif au moins un acte qui le mérite ? La belle blague ! La Banque postale, qui est dans l’air du temps, sait pertinemment qu’il n’en est rien aujourd’hui. La notoriété sans cause, à la différence de l’enrichissement, loin d’être punie par la loi, est devenue une fin légitime : il n’est que de voir l’engouement rencontré par ces émissions dites de téléréalité qui fabrique des stars à la pelle à partir d’ individus obscurs n’ayant aucun titre à postuler à une notoriété, sinon celui de partager l’affligeante médiocrité des clients qui les regardent à la télé. « Vu à la télé » est, en effet, l’argument d’autorité qui permet de vendre aussi bien un primate qu’un poulet.
Une parodie humiliante
Le dévoiement du désir légitime de reconnaissance est poussé encore plus loin. La Banque postale offre au jeune un simulacre de reconnaissance dans une parodie de ces rituels mondains inventés par l’industrie du spectacle, qu’elle érige en modèle comme s’ils étaient la consécration ultime de tout. L’habit fait le moine : on se déguise en robe du soir, et on est une star ; on joue les porte-micro au service de la promotion des stars, et on est une journaliste. La parodie est même encore plus humiliante pour les perdants du concours, soit tous les participants sauf quatre élus qui, selon le règlement, accéderont à un pastiche de la « nuit des oscars » : tous ces perdants, en effet, sont symbolisés par la caricature grotesque d’un garçon farfelu, introduite par effraction dans le champ de la photo de gala. Nouvelle intericonicité transparente ! C’est ainsi que des badauds s’agitent autour d’une interview sur la voie publique et se poussent du col pour se faire voir de leurs proches à la télé : la masse des nigauds n’a pas d’autre moyen, le plus souvent, pour être « vue à la télé ». Du moins cette intrusion d’un garçon aussi godiche que les filles mises en scène permet-elle de couper court au soupçon de sexisme : la nigauderie, assure ainsi avec raison la Banque postale, guette autant les garçons que les filles.
Cette publicité n’est qu’un exemple entre mille des tombereaux de flatteries insensées qui se déversent en permanence sur les adolescents, tant les entreprises sont avides de s’en faire des clients au plus tôt. L’acte d’enseigner dans ce contexte est-il encore possible, surtout si l’École n’inscrit pas à ses programmes ces méthodes de subornation des esprits dont usent les médias ? Comment ces adolescents peuvent-ils encore admettre qu’un professeur ait le front de leur mettre une mauvaise note à un exercice ? Adulés sans cesse comme ils le sont hors de l’École, ils ne peuvent que le soupçonner de malveillance. Et pourtant, disait le Figaro de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur. » À chacun donc de choisir : ou bien l’éloge flatteur, ou bien le « flatteur qui vit aux dépens de celui qui l’écoute. Cette leçon vaut bien (que du bagout de Bagoo, on doute). »