Liban : l’indignation dangereuse

par Patrick Adam
mardi 1er août 2006

Personne ici n’a le monopole de l’indignation, surtout quand elle est facile. La guerre c’est moche et ça tue. Tout le monde sait ça depuis longtemps.

Jadis, tout au moins en Europe, on ne tuait généralement que des soldats. C’était la plupart du temps des mercenaires qui se faisaient payer pour faire le boulot et on laissait les populations civiles à peu près tranquilles, sauf dans le cas de villes mises à sac après un siège. Au cours des combats, on en profitait pour décapiter à tout de bras, empaler à qui mieux mieux ou faire rôtir des tas de quidams dans des marmites d’huile bouillante. Les mœurs ont quelque peu changé depuis. Réjouissons-nous en. Les temps coloniaux ayant vécu, les pays occidentaux ne disposent plus de chair à canon comme autrefois, et l’éradication du piratage a fini par tarir le recrutement dans certaines armées qui avaient été parmi les plus puissantes de l’histoire.

Pour les pays occidentaux, la vie du moindre soldat est devenue précieuse (ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs) car l’opinion publique interne ou internationale peut demander des comptes à leurs gouvernants (et sur ce point aussi, ce n’est pas souvent le cas ailleurs). Mais bien sûr, entre temps, ces pays ont inventé bien d’autres horreurs. Mais ce serait un autre débat.

Tout le monde reconnaît qu’Israël a bâti la réputation de son armée en partie notamment par son obstination à défendre la plus anonyme de ses recrues et à récupérer le corps du moindre de ses soldats morts aux combat. Peut-on lui en faire reproche ? Autant le dire ouvertement alors et clamer qu’elle a tort de procéder ainsi.

Quelques jours après le Hamas, le Hezbollah s’est servi de cette "faiblesse" en doublant la mise. Mais la partie n’a peut-être pas été celle à laquelle iil croyait jouer. Alors, il a sorti un joker qui rafle tout sur le tapis, à l’intérieur comme à l’extérieur : l’indignation. en d’autres temps, ça avait pas mal réussi aux Bosniaques.

Certains trouvent ce procédé non seulement licite mais ils le trouvent "naturel" et ils ne se privent pas de dire. Le premier ministre libanais en profite pour en rajouter une couche en parlant du bombardement de Cana comme d’un « crime contre l’humanité ». Il le fait sans avoir pris le temps de relire ses classiques, car nous sommes bien loin de ce qui s’est passé durant la seconde guerre mondiale, au Cambodge, au Rwanda ou en Afghanistan au temps des Talibans. En 1948, Deir Yasin a bel et bien été un crime de guerre, et aujourd’hui les juges d’un tribunal international pourraient se poser sérieusement la question de savoir si ce n’était pas aussi un crime contre l’humanité. Mais Cana, soyons sérieux... C’est un drame. Une tragédie épouvantable. Une horreur de plus à mettre au compte de l’humanité. Mais pas un crime contre l’humanité.

La plupart du temps, outre la nature des moyens utilisés, c’est aussi la géographie qui détermine la nature d’un combat. Guerre, guérilla, terrorisme. Où sont les frontières ? On ne combat pas de la même façon en terrain découvert et dans la jungle. Pourquoi les Vietnamiens n’ont-ils pas eu recours au terrorisme aveugle et n’ont-ils pas eu besoin de prendre des civils en otage ? Pourtant Hô chi Minh avait parfaitement étudié la stratégie appliquée par le FLN en Algérie. Mais principalement parce que la plupart des combats se déroulaient dans une jungle si épaisse que les Américains n’ont trouvé d’autre "solution" que de l’arroser copieusement au napalm. Tout le monde se souvient de la fillete courant nue sous les bombes incendaires... Pourquoi le Hezbollah se réfugie-t-il parmi la population civile ? Parce qu’il n’a pas à sa disposition de dispositif plus efficace pour se planquer.

Au Liban, le maquis, c’est un maquis urbain, villageois ou citadin, un maquis de chair et de sang. Je sais, c’est horrible de parler ainsi. Que les moraliseurs s’indignent un bon coup. Ils n’en dormiront que mieux ce soir...

Le propre du terrorisme, c’est de s’en prendre aveuglément à la population civile soit pour l’effrayer, soit pour la rallier à sa cause.

Dans le cas de l’intervention militaire d’Israël au Liban, on peut penser raisonnablement qu’aucun de ces deux objectifs n’a motivé le déclenchement des combats. Effrayer la population libanaise ? Pourquoi ? Pour se réinstaller au Liban et se faire tirer dessus à chaque coin de rue comme des lapins ? Israël en a déjà fait l’expérience et sait très bien ce qu’il lui en a coûté. On peut penser sans trop grand risque de se tromper qu’un fois le nettoyage effectué, son gouvernement préfèrera laisser à la "communauté internationale" le soin d’assurer le service après-vente et les "finitions" de son intervention. Deuxième option : rallier cette population à sa cause ? Il faudrait alors qu’ils soient devenus complètement givrés ?

La population libanaise fait bloc autour du Hezbollah ? Quoi de plus naturel en temps de guerre. Quel Libanais peut se réjouir de voir son pays détruit ? Qui peut applaudir de voir des bombes tomber sur des villages et des villes que des populations meurtries par une des pires guerres civiles du XXème siècle ont eu tant de mal à reconstruire.

Alors, on oublie les divisions pour faire bloc, par solidarité, par esprit de corps. Mais croire que ces divisions vont disparaître définitivement, c’est faire preuve d’une naïveté sans borne. Dès que les Israéliens auront le dos tourné, remplacés par des soldats de la "communauté internationale", ces mêmes divisions reprendront. Et l’ONU, l’OTAN ou l’Europe seront tout aussi impuissantes que la défunte FINUL si elles refusent d’appliquer une stratégie de désarment coercitive. Mais, là aussi, depuis l’Algérie, on sait combien est difficile le désarmement d’une population qui s’est battue contre l’ennemi et qui proclame, comme le fait le Hezbollah, que c’est elle seule qui a délivré le pays.

L’avenir du Liban, enfin débarrassé de toute présence étrangère visible, passe par la constitution d’un état fort et d’une armée toute aussi forte et multiconfessionnelle. Or, depuis le départ de l’armée syrienne, la seule force armée de valeur significative présente sur le terrain est une milice puissamment armée, constituée au sein d’un groupe religieux qui est loin de représenter l’ensemble de la population. Et qui plus est, elle est en partie ou en totalité (on pourrait en discuter pendant des heures) aux ordres de l’Iran et de la Syrie.

Mais outre l’armement, a-t-on pris un jour le temps de calculer le montant global de la solde de ces miliciens ? Et d’où vient l’argent ?

Et d’ailleurs est-on si sûr que ça de la belle unanimité qu’on nous présente ? Bien sûr, sur les trottoirs de Beyrouth aujourd’hui, il serait mal venu de se désolidariser de ceux qui souffrent. Mais comment affirmer qu’il n’existe aucun Libanais qui, dans son fort intérieur, ne se réjouirait pas quelque peu de voir le Hezbollah se prendre une bonne pâtée ? Le Hezbollah n’aurait-il fait que des heureux dans ce pays depuis vingt ans ? Les rancunes auraient-elles toutes disparues grâce aux bombes israéliennes ? Là aussi, il faudrait être sacrément naïf pour le croire.

Le Hezbollah est issu du mouvement Amal, dit des "dépossédés", créé en 1975. Son objectif initial était l’émancipation des chiites du Liban. Le Hezbollah s’est constitué en 1982 autour d’un noyau de dissidence issu de ce parti et d’éléments extérieurs venus d’Iran et de Syrie. Son objectif premier était d’étendre le pouvoir des chiites et de fonder un état islamiste au pays du cèdre. Un combat sans merci opposa les deux camps durant les années 8O. En avril 1988, le Hezbollah et Amal se sont violemment affrontés pour le contrôle du sud de Beyrouth. Les combats ont fait 600 morts en 2 semaines et ils ont permis au Hezbollah d’occuper 95% de la zone, dès le 11 mai. L’armée syrienne s’est interposée le 25 mai, pour faire cesser les combats. Cette guerre fratricide interchiite s’est clôturée par une trêve en janvier 1989, puis un accord de paix en octobre 1990 (source Wilipédia). Ce bref rappel des faits démontre à lui seul la complexité des enjeux.

Et puis, que les professionnels de l’indignation nous rassurent : ils ne se passe donc plus rien en Irak, plus rien au Darfour, plus rien du côté des nouveaux "escadrons de la mort" ; qui ont pris le pouvoir en Somalie, rien dans la région des Grands Lacs où l’on aime bien se découper en morceaux menu-menu, rien en Tchétchénie où l’on ne répugne pas de prendre un millier d’enfants en otage dans une école ou une salle de spectacle bourrée de "civils innocents", rien au Tibet où l’on aime bien torturer quelques moines, rien au Sri Lanka où l’on s’est depuis longemps spécialisé dans l’explositon des bus, rien dans ce paradis terrestre qu’à été le Cachemire. Et plus rien du coup à Guantanamo.

Pas d’autres sujets d’indignation dignes d’intérêt à l’horizon ? Tout est plat au pays de la bonne conscience ? Le Liban prend donc tout le temps de ceux qui habitent les contrées si rassurantes de la morale à peu de frais. Mais qu’ils nous rassurent quand même. En ce qui concerne les pays tombés subitement dans leur oubli, ils voudront bien quand même nous en reparler un peu plus tard, de tous ces crimes odieux, n’est-ce pas ; dès qu’ils n’auront rien de plus saignant à se mettre sous la dent. L’indignation, ça les nourrit.

Alors, pourquoi cette exclusivité sur le Liban ? Il faut bien qu’il y ait un intérêt derrière cette indignation ciblée. Car comment croire qu’elle est totalement gratuite ? Cette situation rappelle trop ce qui s’est passé sur le marché de Sarajevo. Déjà tous nos médias s’empressent de titrer : « Sommes nous arrivés au tournant du conflit ? » On parle même d’un nouveau Sabra et Chatila (si, si, ce sont les termes utilisés par FR3). Rien que ça... Apparemment, la comparaison pernicieuse a de beaux jours devant elle.

En ce moment, j’écoute Patrick de Saint-Exupéry sur France Culture. Je sais, le simple fait de citer ce journaliste qui émarge au Figaro va me valoir une volée de bois vert. Pourtant, je n’ai jamais lu de ma vie la moindre page Figaro. Qu’est-il en train de dire ? Qu’après avoir rédigé de nombreux reportages sur le Rwanda, pourtant arrachés à la réalité du terrain, après avoir publié un livre où il ne se prive pas de pointer du doigt l’attitude de la France durant le génocide, il n’en finit pas de s’interroger humblement sur son travail et il avoue que, dix ans après le conflit, personne ne peut tirer de conclusions définitives et qu’il faudra sans doute encore longtemps pour s’approcher de la réalité de ce qui s’est réellement passé.

Et ici, à longueur de blog, les moralisateurs professionnels prétendent avoir toutes les clés d’un conflit qui, sous certains de ses aspects, remonte aux premiers âges historiques. Certains d’entre eux devraient lire (ou relire) « la Pitié dangereuse » de Stephan Zweig. Faudra-t-il que ceux qui ont une once de bon sens se voient contraints de finir comme lui et sa femme, un soir de coup de blues un peu plus épais que les autres, quelque part dans une terre d’exil d’Amérique latine ?

Patrick Adam


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