Nous sommes déjà dans « la France d’après »

par Olivier Bonnet
jeudi 29 mars 2007

Derrière les chiffres des expulsions, des hommes. Parmi tant d’autres, trois exemples emblématiques qui déshonorent la France, ancienne patrie des droits de l’Homme.

Il s’appelle Issa. Il appartient à un groupe de rebelles dans son pays, le Tchad, où le régime du président Idriss Déby est responsable, depuis l’avènement de ce dernier en 1990, de la mort de plus de 25 000 personnes, avec la bénédiction et l’appui de la France. Issa décide de fuir le jour où les services de renseignements font procéder à des arrestations parmi ses camarades. Le 24 février 2007, il arrive à Orly et dépose aussitôt une demande d’asile politique. Rejetée par le ministère de l’Intérieur le 27 comme "manifestement infondée". Il refuse par deux fois d’embarquer mais est finalement expulsé vers le Tchad le 6 mars. Le lendemain, son frère, réfugié statutaire en France, reçoit un appel téléphonique de lui : emprisonné au commissariat central de N’Djamena, il a emprunté le portable d’un co-détenu. Il a été arrêté par la police dès son arrivée à l’aéroport. La ligue tchadienne des droits de l’Homme a pu vérifier qu’Issa est effectivement en détention. Les dernières nouvelles, reçues le 13 mars, sont inquiétantes : privé de nourriture et donc très affaibli, il n’avait pu prendre contact avec un avocat, aucune procédure ne lui ayant été notifiée. Voilà comment "la France des droits de l’Homme d’après" renvoie les victimes vers leurs bourreaux.

Il s’appelait Elanchelvan Rajendram. Fuyant les persécutions au Sri Lanka, il était arrivé en France en 2002. Débouté du droit d’asile l’année suivante, au contraire d’une partie de sa famille réfugiée à Strasbourg, il a été expulsé en août 2005, malgré le danger encouru pour lui dans son pays : "Nous voyons passer beaucoup de Sri Lankais d’origine tamoule. Nous savons ce qu’ils endurent. L’oncle d’Elanchelvan installé à Hautepierre a été torturé en détention. Le certificat médical qui décrit les séquelles fait trois pages", témoigne Simone Fluhr, membre du Collectif d’accueil pour les solliciteurs d’asile à Strasbourg, qui l’avait assisté en vain dans ses démarches. "Je savais qu’il serait en danger là-bas. Il avait déjà perdu deux frères. Et l’un d’eux était membre des Tigres-tamouls. Je ne comprends pas pourquoi l’Ofpra ne l’a pas cru", se désole un de ses amis, réfugié à Strasbourg, David Balathas. Pourquoi, en effet ? Parce qu’une politique plus dure est désormais en vigueur à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, visant à démasquer les "faux réfugiés" et à les faire expulser. "Le volant d’immigration est entièrement alimenté par des flux que nous subissons, comme (...) les demandeurs d’asile", a ainsi déclaré à l’assemblée nationale Nicolas Sarkozy. Précisant sa pensée lors d’une conférence de presse le 11 janvier : "la procédure de demande d’asile n’est plus une “fabrique à clandestins”. La politique de fermeté paye. La lutte contre les détournements a permis une chute spectaculaire du nombre des demandes d’asile adressées à la France". Au nom de cette "lutte contre les détournements", 92% des dossiers sont rejetés. Elanchelvan faisait partie du lot. Le 28 février dernier, à l’aube, alors qu’il sortait des toilettes installées dans la cour de sa maison, il a été exécuté de six balles par des militaires de l’armée sri-lankaise. Il "a rendu son dernier souffle dans les bras de sa femme. Sous l’oeil goguenard de ses assassins", précise l’article consacré à ce drame par Les dernières nouvelles d’Alsace : "Elanchelvan avait 30 ans. Il laisse derrière lui son épouse et une petite fille âgée de trois mois ainsi que des parents brisés par la perte de leur troisième et dernier fils". Un rassemblement est organisé demain à 9h en sa mémoire, à Strasbourg, place Broglie. Le message adressé au préfet sera l’arrêt de toute expulsion vers le Sri Lanka.

Il s’appelle Sedat Tastan. Ce jeune Kurde de 19 ans est arrivé en France à l’âge de 14 et il vit avec ses parents, frères, soeurs, oncles et tantes à Marseille. Il y est travailleur dans le bâtiment. Au Kurdistan turc, il n’a plus que sa grand-mère de 90 ans. Et il y est considéré comme déserteur, n’ayant pas accompli son service militaire, si bien que tout retour au pays l’expédierait directement dans une prison turque. C’est pourtant vers cette destination que les autorités françaises ont tenté à trois reprises de l’expulser. Tabassé malgré sa faiblesse, liée à la grève de la faim qu’il menait en signe de protestation, drogué, Sedat a expérimenté tous les stratagèmes utilisés par notre belle police. Mais il a tenu bon, aidé en cela par la mobilisation des militants du Réseau Education Sans Frontières, et par la réaction citoyenne de passagers ayant refusé de voyager en sa compagnie dans de telles conditions. "Après 20 jours au centre de rétention de Marseille, 10 jours de grève de la faim, 3 tentatives d’expulsion par avion avec violences policières avérées et une nuit en prison à Meaux (78), Sedat ressort libre ce lundi 19 mars du Tribunal de Bobigny", annonce dans un communiqué la section des Bouches-du-Rhône de l’association. Procès pour "refus d’embarquement" ajourné au 10 septembre prochain, à la demande de son avocat, le temps pour lui de régulariser sa situation administrative : "C’est un désaveu des méthodes et de l’entêtement de la préfecture des Bouches du Rhône," juge RESF 13. Un ouf de soulagement, donc, mais le coup est passé bien près.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui en France, à la veille du départ du petit Néron de son ministère de l’Intérieur. Un pays où l’on rafle 21 sans papiers venus chercher à manger aux restos du coeur. Où l’on arrête des parents et grands-parents venus chercher des enfants à l’école maternelle. Où l’on ne craint pas de disperser les citoyens s’opposant à ces ignominies à coups de gaz lacrymogènes, au milieu des parents avec poussettes ! Où l’on met en garde à vue une directrice d’école maternelle. Il suffit ! C’est le message porté par Serge Portelli, vice-président au tribunal de Paris et président de la 12e Chambre correctionnelle, dans son essai baptisé Ruptures, intégralement publié sur Bétapolitique : "Cette politique que Nicolas Sarkozy veut amplifier, s’il est élu, par la création d’un grand ministère de l’immigration et de l’identité nationale uniquement dédié à une chasse encore plus implacable et inhumaine contre l’immigration clandestine, conduit à un peu plus dégrader l’image de la France. Elle aboutit surtout à faire de notre pays une immense machine répressive. Refusant, par parti pris idéologique, de voir tout le bénéfice que peut nous apporter la population immigrée, Nicolas Sarkozy propose de continuer à mobiliser un appareil étatique extrêmement coûteux pour combattre des illégalités qu’il crée lui-même". Tout sauf Sarkozy !

PS : à lire aussi, pour mémoire, Chronique d’une expulsion annoncée.


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