Oublier Alger...

par Patrick Adam
mercredi 4 octobre 2006

 

La sortie du film Indigènes nous a donné l’occasion de nous interroger, souvent assez grossièrement, sur un pan de notre histoire aussi glorieux qu’indigeste. Colonisation... Guerres d’indépendance... Repentance... Réparations... La machine à lessiver la mémoire, à fabriquer de l’incompréhension, puis de la haine, s’est remise à tourner. Mais que pouvait-on attendre de mieux d’un film présenté par son réalisateur et les principaux acteurs de façon aussi manichéenne ? Voyons plutôt s’il ne nous manque pas quelques rouages essentiels pour nous façonner le socle d’une mémoire apaisée, dont nous allons avoir grandement besoin dans les décennies à venir...

La guerre d’Algérie ne finira-t-elle donc jamais...

L’histoire des guerres ne s’écrit jamais dans la continuité. Elle dépend du miroir que chaque nation est disposée à brandir devant elle-même quand lui vient un coup de blues. Mais il faut prendre en compte un paramètre évident : à chacune de ces crises d’identité, le miroir est appelé à changer de nature, en fonction des maux intimes qui agitent cette nation, puisqu’il lui sert à la fois de modèle et d’exutoire. Le principe de base (parfois douteux du point de vue de l’efficacité) étant que le regard se doit de ne jamais contempler deux fois de suite le même reflet.

L’épopée napoléonienne a longtemps forgé notre imaginaire - au moins jusqu’à Edmond Rostand et même au-delà - avant de devenir synonyme de fourvoiement pour nombre d’historiens contemporains (ce qui reste à démontrer). La guerre de 1914, dite " La Grande Guerre", longtemps décrite comme héroïque et toute à la gloire des vainqueurs, est aujourd’hui complaisamment assimilée à une boucherie (vision des plus réductrices). Concernant la Seconde Guerre mondiale, chacun la lit à sa façon et dans le cortège de mythes usinés pour façonner l’âme des peuples. Cependant, les Américains apprennent chaque jour un peu plus à la voir avec moins d’angélisme que celui dont ils se gavaient jusqu’à présent. Les Anglais n’ont pas ce souci, même s’ils restent évasifs sur l’embarquement précipité de leur troupes à Dunkerque et sur les divers bombardements qu’ils ont programmés avec leurs cousins d’outre-Atlantique dans le seul but de rayer de la carte la plupart des grands ports du continent. Les Espagnols ont carrément zappé ce conflit majeur car ils n’ont pas encore pu digérer leur guerre civile, et ils sont trop occupés aujourd’hui à s’interroger sur ce qu’ils vont bien pouvoir faire de la vallée de Los Caïdos où s’élève un funeste mémorial à la gloire du franquisme. Pour ce qui est des Italiens, ils ne savent toujours pas si Pier Paolo Pasolini a été assassiné dans la banlieue romaine pour s’être intéressé d’un peu trop près et trop crûment à la sordide République faschiste de Salo. Quant aux Suisses de bonne compagnie, il leur reste le goût acidulé de leur "neutralité bancaire" en travers de la gorge, et les Norvégiens leur gouvernement de collaboration avec les nazis... Pas facile d’affronter l’histoire... Et s’il était question d’en douter, les Turcs nous en apporteraient aussitôt la preuve avec le génocide arménien.

Vu par la France, le vécu de la guerre de 1939/1945 a été encore plus difficile à écrire, car c’était un vécu propre à diviser la nation qui, sur le moindre sujet, ne demande que ça. Intoxication... Débâcle... Passivité... Pacifisme... Collaboration... Résistance... L’engagement dans l’une ou l’autre de ces voies remonte loin, jusqu’au plus profond des années 1930, et même à l’affaire Dreyfus, à Bismarck, à Fachoda, à Sedan, et pour ceux qui s’en souviennent à Maximilien Ier... La Résistance ayant été tout à la fois gaulliste, communiste, radicale, mais aussi l’apanage d’une certaine droite aristocratique, la Libération ne pouvait qu’aiguiser des règlements de compte qui ont perduré tout au long de la IVe République et qui, alors qu’ils commençaient tout juste à s’estomper grâce aux efforts de reconstruction, ont été brutalement ravivés par la Guerre d’Algérie.

La Guerre d’Algérie ne finira-t-elle donc jamais...

Dans l’excellente émission de Daniel Schneidermann "Arrêt sur image" en partie consacrée à la sortie du film Indigènes, l’historien Gérard Blanchard rappelait dimanche dernier que la mémoire des Français à propos du rôle des troupes d’outre-mer dans la libération de l’Europe, cette mémoire alimentée depuis le début du siècle par une quantité prodigieuse d’images et de littérature, s’est refermée brutalement quand les métropolitains ont vu les rapatriés d’Algérie descendre les passerelles des navires avec leurs vêtements fripés, les yeux hagards, une ou deux valises en carton à la main.

Faudra-t-il aussi réécrire ces pages d’histoire ? Il est significatif de constater que plus on parle de la colonisation, plus on s’efforce de passer à la trappe le sort des pieds-noirs, c’est-à-dire de ceux qui en étaient les principaux artisans et qui, eux-aussi, ont participé à la libération de l’Europe. D’autant que, toutes proportions gardées, on a compté plus de morts dans leurs rangs qu’au sein des troupes "indigènes". Définitivement associés au sort des harkis dans notre imaginaire reconverti dans la repentance, on dirait qu’il convient de rayer ces gens de notre mémoire qui lave plus blanc que blanc. Bien sûr, il n’y a pas à prendre parti pour eux. La page d’histoire a été tournée. Mais leur drame reste bien réel, tant dans l’exil que dans le racisme auquel ils ont été confrontés, à l’instant même où ils ont mis un orteil sur le continent. Les logements précaires. Les recasements douloureux. Les Port-Vendres où personne n’était là pour les attendre. Les Sarcelles sinistres. La solidarité perdue. Les regards envieux ou réprobateurs des métropolitains qui estimaient qu’on en faisait toujours trop pour ces "esclavagistes". Rappelons qu’en 1962, les bateaux qui les ramenaient à Marseille ont été accueillis par les dockers communistes brandissant des pancartes où il était écrit : "Les pieds-noirs à la mer".

La guerre d’Algérie ne finira-t-elle donc jamais...

Je n’avais que douze ans au moment de l’indépendance algérienne, mais je me souviens encore des discours qui enflammaient ma famille sur le déroulement de ce qu’on appelait alors des "évènements". L’idée même d’abandon faisait pendant à celui de la "débâcle" de 1940, et c’est bien ainsi que le FLN avait envisagé son combat pour l’indépendance, en avançant ses pions au moyen de sanglantes provocations ciblées destinées à saper le moral de la population musulmane, avant même de faire douter les Français. Après huit ans de conflit, il a fallu du temps pour panser les blessures. D’autant que le fait de voir l’Algérie anarchique et bourgeoise de Ben Bella, puis l’Algérie socialiste et doctrinaire de Boumedienne se jeter dans le giron de Khrouchtchev et de Brejnev n’était pas fait pour donner envie à de Gaulle d’étendre vers le sud une politique de réconciliation si bien entamée avec l’Allemagne. La base de sous-marins de Mers-el-Kébir était une épine dans le pied de l’Europe, avec une surveillance particulière de la part des Anglais installés à Gibraltar et des Américains qui attendaient depuis des décennies le moindre prétexte pour mettre la main sur le pétrole saharien... Qui se souvient de ce qui faisait alors l’actualité ?... Il faudrait parler ici de l’étrange mort de Conrad Killian, inventeur du pétrole saharien. Ce génial géologue français fut empoisonné, en 1943, par des Touaregs à qui les Britanniques avaient très certainement fourni la fiole de poison, mais il en réchappa, jusqu’à ce qu’on le retrouve suicidé-pendu, à l’espagnolette d’une fenêtre de chambre d’hôtel, en 1950. C’était à la veille des plus grandes découvertes de gaz et de pétrole sahariens...

Plus tard, quand Houari Boumedienne comprit qu’il ne serait pas le Nasser d’un Maghreb impossible à unifier et que les Russes étaient incapables de faire tourner convenablement les gigantesques complexes industriels qu’ils avaient implantés à grand frais dans le pays, il tenta de renverser la vapeur qui le menait au chaos, mais c’était un peu tard. Ce président droit et austère est mort avant d’avoir pu atteler cette nation encore en gestation au wagon de la modernité, comme comme l’avait fait Atatürk en son temps. Pourtant, il en avait montré clairement l’intention lors du débat sur la Charte nationale qu’il avait initié après avoir appris la gravité de sa maladie. Mais le peuple algérien ne l’avait pas suivi. C’est à cette date, fin 1978 et début 1979, que le pays a basculé, et que les Frères musulmans (associés à l’aile conservatrice du FLN) ont remporté leur première victoire. Après d’âpres combats au sein des principales instances représentatives du pays, l’Algérie n’était plus une "République socialiste". Elle était devenue une "République socialiste et islamique". Les barbus avaient franchi leur Rubicon. Plus rien ne serait comme avant en Méditerranée et dans le monde arabe. Au-delà, on se souvient mieux de ce qui s’est passé. Chadli Benjedid dépassé par les évènements et par les affairistes. Mohamed Boudiaf assassiné en quelques jours. Les élections court-circuitées. Lamine Zeroual et l’armée à toutes les leviers de commande. Le pays noyé dans le sang... Et Bouteflika sorti comme un lapin blanc d’un chapeau de prestidigitateur salement cabossé, en réincarnation de la face cachée de Boumedienne, et qui tente depuis de refaire l’unité du pays sur le dos des Berbères éternels frondeurs, des harkis toujours aussi copieusement bafoués, et des Français traités de génocidaires.

La guerre d’Algérie ne finira-t-elle donc jamais...

Aujourd’hui, on nous demande de tous côtés de "revisiter" notre histoire, de balayer dans les coins et dans les recoins, et même sous les tapis. Mais qu’on nous dise alors en quel temps l’Algérie a écrit la sienne. En cinquante ans, en a-t-elle jamais eu les moyens, et même l’envie ? A la voir amnistier des milliers d’assassins sur son sol, tout en continuant de pourchasser, hors de son territoire (tout au moins en paroles), ceux qui lui servent depuis des années de boucs émissaires institutionnalisés, on peut en douter.

Chez nous, les réactions qui se développent sur différents forums consacrés au film Indigènes montrent qu’une partie très importante des jeunes d’origine maghrébine l’utilisent comme une revanche de l’actualité sur l’histoire. Rien n’est plus dangereux. C’est ainsi que nous avons pu voir sur Canal + et ailleurs des images montrant le réalisateur et les principaux acteurs postés derrière une estrade, en Torquemada enflammés, prêts à jeter au bûcher le moindre contradicteur. Depuis qu’il est passé à "Arrêt sur Images", les insultes n’arrêtent pas de pleuvoir sur Gérard Blanchard accusé d’impartialité. Or, cet historien a été le conseiller officiel du film... Que lui reproche-t-on, sinon de ne pas porter les valises idéologiques qu’on aurait bien voulu le voir porter comme un laquais de l’histoire "équitable" ? Ceux qui ont bien écouté ses propos durant cette émission peuvent comprendre qu’il n’était pas loin d’estimer s’être fait manipuler par les principaux protagonistes, tout au moins dans la présentation du film, et qu’il tenait à rectifier le tir.

Colonisation... Immigration... L’amalgame n’est pas loin. Cachan... Sétif... Certains aimeraient nous faire croire que c’est pareil, avec les enfants en première ligne. Et dans la foulée de ces réflexions malsaines, la bien-pensance livre une fois de plus un combat d’arrière-garde, sans même se rendre compte qu’elle agit comme les instituteurs post-soixant’huitards qui s’accrochent désespérément à des méthodes débiles d’apprentissage de la lecture, bien qu’on sache pertinemment qu’elles ont ôté à leurs élèves toute possibilité de mener à terme le moindre raisonnement logique. Serons-nous obligés, dans trente ans, de revenir là aussi aux "bonnes vieilles méthodes d’avant" ? Celles qui avaient fait leurs preuves : le "qui fait quoi ?" en grammaire et, en histoire, le "qui a fait quoi ?"

La guerre d’Algérie ne finira-t-elle donc jamais...

De même que Palestiniens et Israéliens n’apprendront à se respecter qu’à partir du moment où ils assureront, de part et d’autre, un réel enseignement de connaissance, de compréhension mutuelle et d’acceptation de l’autre, de même Français et Algériens ne pourront à nouveau naviguer de conserve qu’en ajustant leur mémoire réciproque, et non en s’obstinant unilatéralement à insulter le passé. La France a fait des erreurs en Algérie. Elle les a reconnues. Mais elle n’a pas fait que des erreurs. A d’autres de le reconnaître.

L’Express en a fait sa couverture : "Faut-il avoir honte d’être Français ?" A l’aube du XXIe siècle, est-ce cette impression de nous-mêmes que nous voulons léguer aux jeunes qui en seront les maîtres, pour essayer de leur donner le goût de se comprendre avant même de pouvoir s’accepter ? On se croirait toujours scotchés dans les années 1960, à l’époque où nos intellectuels se demandaient s’il valait mieux avoir raison avec Sartre le théoricien plutôt qu’avec Camus le réaliste. On dirait qu’un demi-siècle ne nous a pas suffi pour reconnaître qu’à tout prendre, Camus connaissait quand même un peu mieux son "sujet" et son "terrain" que l’éternel enraciné au Flore.

Au lendemain de la bataille d’Alésia, les chefs gaulois sont rentrés chez eux (sauf ceux qui ont été fermement priés d’aller à Rome faire un triomphe à Jules César) et tout le monde a cherché à oublier au plus vite. Tant et si bien qu’au XIXe siècle, les historiens se sont rendu compte qu’on ne savait plus rien de l’emplacement de cette place forte dont la chute avait fait des Gaulois éparpillés en tribus querelleuses un peuple de Gallo-Romains... Et si dans nos banlieues où se développe un communautarisme chauffé à blanc par des mercenaires de l’histoire, on se disait enfin qu’il faut parfois savoir oublier... Oublier le "là-bas" mythique des mémoires torturées ou manipulées... Oublier un passé qui, depuis longtemps, n’appartient plus à personne... Oublier des racines qu’on voudrait étirer maintenant jusqu’au fin fond de la péninsule arabique... Oublier que les victoires ou les défaites qui ont le mieux servi les peuples sont celles où l’on a vu le futur, et non pas le passé, sortir vainqueur...

Notre mémoire pourra commencer à s’apaiser quand nous aurons commencé à oublier Alger...


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