Petit papa Le Pen, quand tu remonteras au ciel... (air connu)
par werbrowsky
mercredi 3 janvier 2007
La bataille fait rage actuellement pour savoir si Le Pen obtiendra, ou non, ses parrainages pour pouvoir participer à l’élection présidentielle de 2007. Au-delà de cette question, revenons sur le parcours de Le Pen et sur l’impact de ses idées sur l’opinion. La France est-elle en train de devenir le premier pays où les idées d’un homme parviennent au pouvoir sans qu’il ait été élu ?
2 janvier 1956
Elections législatives en France. Le jeune Jean-Marie Le Pen, âgé de vingt-sept ans, fait son entrée à l’Assemblée nationale, comme député du mouvement poujadiste, Union et Fraternité française. Il est alors le plus jeune élu de la députation, battant de peu Valéry Giscard d’Estaing, de deux ans son aîné. Il perdra ce siège de député le 25 novembre 1962, après avoir été réélu sous l’étiquette du CNI (Centre national des indépendants et paysans), sous la houlette d’Antoine Pinay et toujours aux côtés de Giscard.
Depuis ces débuts fracassants, Jean-Marie Le Pen a peu varié de discours. L’UFF était déjà un parti populiste. Avec comme but principal de "sortir les sortants", ce parti est opposé à l’Europe naissante (le Traité de Rome n’a été signé qu’en mars 1957), ainsi qu’à la fiscalité grandissante de l’Etat (jugé de "vampire") et il est anticommuniste. En pleine crise algérienne, il veut également maintenir l’Algérie au sein de la République.
Le Pen sera toujours vigoureusement partisan de l’Algérie française. Associant le geste à la parole, il a d’ailleurs repris du service comme parachutiste. Ce choix l’ayant apparemment amené à pratiquer la torture, il est naturellement classé parmi les anti-Arabes, proches de l’OAS et des colons français. Pour contrer cette image raciste, Le Pen cite volontiers son engagement auprès d’Ahmed Djebbour. Partisan de l’unité de la République et de l’Algérie française, cet Algérien a été élu en 1957 avec son aide. Lorsque Djebbour sera victime d’un attentat du FLN, Le Pen l’accueillera même chez lui, à la Trinité-sur-Mer. De fait, la xénophobie de Le Pen semble toujours avoir été dirigée davantage contre les Juifs que les Arabes. Il est ennemi de l’immigration, principalement pour des raisons économiques, et justifie ce principe pour protéger les "faibles" et favoriser la "préférence nationale" dans le cadre de la globalisation. Tout comme de Gaulle ou Mitterrand avant lui, il est resté partisan de l’Empire français, colonialiste et rayonnant. Il n’est pas étonnant, donc, qu’il cherche à intégrer dans son mouvement autant de militants arabes que possible.
Le souverainisme
Le Pen et le Front national ont été parmi les premiers à lutter contre l’Union européenne. Ce positionnement est l’une des causes de la rupture au sein du CNI avec Giscard. Ce parti est devenu une passerelle entre la droite parlementaire et le Front national. Violemment nationalistes, les militants d’extrême-droite se sont rapidement scindés en deux groupes antagonistes. Le Parti des forces nouvelles, émanant d’Occident tout comme la plupart des fondateurs du Front national, prônait une Europe unie, du Portugal à la Russie, sous forme de confédération. Evidemment, il s’agissait, dans l’esprit de ses promoteurs, d’une forme rénovée du fascisme ou du national-socialisme, ayant provoqué la résurgence du parti mussolinien en Italie, par exemple. Contrairement à cette ligne, Le Pen défend une ligne purement nationale et, à ce titre, plus proche des valeurs traditionnelles de la droite française, monarchiste et antiparlementaire. Il récupère également une partie des nostalgiques du maréchal Pétain, maurrassiens, ultranationalistes. Les débats concernant Schengen, Maastricht et, plus récemment, le projet de constitution européenne, ont renforcé cette ligne politique. La plupart des partis de droite adhèrent, publiquement ou non, à ces thèses. Seuls les militants historiques pro-européens (Républicains indépendants autour de Giscard, UDF...) continuent à militer pour l’union. A gauche, le démarquage de Chevènement a lancé le mouvement qui a abouti au rejet du projet de traité pour une constitution européenne par une large fraction de l’électorat socialiste et communiste, pour des raisons diamétralement opposées de celles des souverainistes de droite.
Quelle serait la position de Ségolène Royal à cet égard, si elle était élue, compte tenu des récents sondages eurosceptiques ? Une majorité s’étant prononcée nettement contre ce traité, on peut raisonnablement penser que nous entrons dans une période où les idées défendues par Le Pen à propos de l’Europe gagneront encore du terrain, avec ou sans lui.
La préférence nationale
Lorsque la France comptait à peine un ou deux pour cent de chômeurs, l’immigration ne semblait poser aucun problème. Le Pen a rapidement compris que ce thème deviendrait crucial dans les années 1970. Le retour des Français d’Algérie s’est souvent produit dans des conditions difficiles. Proche de ces milieux, le président du Front national a su capter leurs voix. Alors que la France continuait à faire appel à une immigration économique importante tout au long des années 1960, notamment pour répondre à une demande croissante, l’évolution du chômage, dès 1967, a favorisé les positions de Le Pen sur ce thème. Progressivement, on a entendu des dirigeants, même socialistes, admettre que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde (Rocard), même si celui-ci ajoutait : mais chaque pays doit en prendre sa part. Chirac, en parlant de l’insupportable bruit, mais surtout de l’odeur que répandraient les familles d’immigrés, n’a rien fait d’autre que de tenter de récupérer ce thème. Idem pour Sarkozy, qui désire choisir son immigration. Même Ségolène Royal déclare aujourd’hui qu’il faut éviter une régularisation massive des sans-papiers, risquant de créer un appel d’air. Elle dit préfèrer une démarche au cas par cas, dans un flux continu, pour régulariser de façon progressive ceux qui sont sur notre sol et dont notre économie a besoin. Elle veut également expulser systématiquement à leur sortie de prison les délinquants dangereux, même si ceci ne concernerait que les auteurs de crimes ou de délits arrivés depuis peu en France1. De fait, en agissant de la sorte, elle rétablirait la double peine. Inutile d’insister sur Philippe de Villiers, qui agite le thème de l’immigration comme un chiffon rouge.
Il est certain que les attentats du 11 septembre et la montée en puissance de l’islamisme international sont venus apporter plus d’eau encore au moulin du FN. Cela veut-il dire que Le Pen, président de la République, adopterait des lois privant un certain nombre de "Français issus de l’immigration" de leur nationalité ? Il faudrait alors remonter aux lois raciales allemandes de 1933 à 1939 pour trouver une mesure équivalente, ou aux lois concernant "l’ivoirité" introduites par Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié. Mais, de fait, l’administration freine le renouvellement des titres de séjour des immigrés ou de leurs enfants par diverses tracasseries. Alors que plus de la moitié de la population se trouve au-dessous d’un niveau de vie acceptable, sous la menace permanente de la perte de son emploi, le fait de vouloir protéger le tissu social et industriel du pays peut passer pour une politique raisonnable, voire indispensable.
L’antiparlementarisme
Le nombre d’affaires scandaleuses impliquant des hommes politiques de premier plan n’a pas cessé d’augmenter depuis les années 1970, accréditant le fameux "tous pourris" et le slogan Tête haute, mains propres, que Le Pen a si bien su utiliser au cours des dernières années. Sans doute, dans les faits, la corruption n’a-t-elle pas réellement beaucoup augmenté, surtout concernant l’enrichissement personnel. Chacun admet pour soi comme une évidence, presque un droit, de pouvoir frauder le fisc, de dissimuler des revenus, de travailler au noir... Mais la corruption des élites apparaît comme le sommet de l’indécence. Les jeunes loups de la politique, comme Arnaud Montebourg à gauche, ou feu Thierry Jean-Pierre à droite, ont fait de ce sujet le centre de leur action politique. Nicolas Sarkozy, en dénonçant le scandale Clearstream à son seul profit, ne fait que prendre position pour protéger son image de chevalier blanc de la politique. Quelles sont les réelles casseroles qui suivront, s’il est élu président ? Et reprochera-t-on un jour à Ségolène Royal d’avoir utilisé un jet privé pour rentrer à Paris au lendemain d’un meeting à Toulouse3 ?
La haine des élites et de "l’establishment"
Le Pen sort du jeu des partis traditionnels à partir de la scission du CNI, en 1962. Son frère ennemi, Giscard, est devenu l’étoile montante de la droite de l’époque. Celui-ci est alors ministre des Finances du gouvernement Debré, alors que Le Pen s’était placé dans le sillage d’Antoine Pinay durant la mandature précédente, en siégeant notamment à la Commission des finances pour les dépenses militaires.
En 1965, son attachement à Tixier-Vignancour, candidat de l’extrême-droite à l’élection présidentielle, le place à l’extérieur du nouveau système politique. L’adoption du scrutin majoritaire à deux tours par la Ve République l’exclut définitivement du jeu parlementaire. Au niveau local, il ne dispose pas des soutiens paysans sur lesquels le parti poujadiste avait connu son plus grand succès. Pour une bonne partie, cet ancrage local se déplace vers le futur UDF, autour de Giscard.
Aux présidentielles de 1974, Le Pen remporte moins d’un pour cent des voix. En dix ans, il va passer à 14%, devenant un acteur incontournable du paysage politique français.
L’opinion juge que Mitterrand a sciemment créé les conditions d’un renforcement politique du Front national, en lui permettant d’accéder à l’Assemblée nationale. Pourtant, cette entrée n’a été rendue possible que par deux faits précis. D’une part, le changement de mode de scrutin faisait partie du programme socialiste et des 110 propositions du candidat en 19812. D’autre part, la "dissidence électorale", conduisant au vote pour des listes non gouvernementales, pour les partis extrémistes, ou au vote blanc, est un phénomène qui a constamment progressé depuis 1978. Aux dernières élections législatives, le total de ces votes protestataires, rappelant le slogan "sortir les sortants" originel, représente 50,7 % des inscrits.
En exigeant un nombre plus important de signatures pour la candidature présidentielle, Giscard a mis à l’écart Le Pen de l’élection présidentielle en 1981. Cette mesure était censée diminuer le nombre de candidatures et ne visait pas uniquement le Front national, qui ne représentait aucun danger électoral à l’époque.
Mis au ban, le Front national n’a plus qu’une seule stratégie possible : une critique constante et virulente de la classe politique en place. Etrangement, ce positionnement est aujourd’hui réclamé par la plupart des candidats à la présidentielle. Sarkozy veut une rupture tranquille. Dans son équipe, toute une génération de quadras attend son tour. Mais il s’agit encore de cadres formés par l’ENA, comme Emmanuelle Mignon, major de sa promotion, Valérie Pécresse, Jean-François Copé, Renaud Dutreil, Hervé Gaymard... De même François Bayrou déclare-t-il vouloir une "révolution centriste", alors qu’il fait lui-même partie du jeu politique depuis plus de vingt ans en tant que député, nommé ministre dès 1993. A gauche, sans parler des traditionnels contestataires communistes (PC, LCR, LO...), Ségolène aussi veut donner l’image d’une "gazelle" luttant contre les "éléphants". Elle-même est pourtant sortie de l’ENA, a tracé toute sa carrière comme apparatchik du Parti socialiste, conseillère auprès de François Mitterrand, députée parachutée dans les Deux-Sèvres, ministre depuis 1992... Ces trois candidats prétendent faire de la politique "différemment", rejoignant ainsi un des thèmes favoris du leader de l’extrême-droite française.
Une économie de boutiquier
Conformément à son passé poujadiste, Le Pen défend les petits commerçants contre les trusts et les multinationales. Il se place dans une tradition pétainiste, vantant le corporatisme contre le syndicalisme, l’artisanat contre l’industrie. Plus largement, l’argent étant une valeur "sale" du point de vue chrétien, il le rejette comme une valeur "judaïque". La globalisation et la finance internationale sont associés, dans l’esprit de beaucoup de Français, à ce que les milieux antisémites appellent la "juiverie" internationale. On entretient, en filigrane, l’idée que la franc-maçonnerie et les lobbies pro-israéliens, les défenseurs des droits de l’homme et les membres de la Licra constituent une forme de complot pour diriger tous les leviers de la société française, au détriment des pauvres ouvriers ou employés, dépourvus de toute arme pour se défendre. C’est ce qui rassemble Le Pen et Dieudonné, ce qui permet de pardonner le crime de Fofana, ce qui autorise quelques musulmans à rejoindre le Front national. C’est un antisémitisme fondamental. Sur ce point, aucun autre candidat à la présidentielle n’oserait prendre ouvertement parti. L’échec de Fabius et de Strauss-Kahn à la primaire du Parti socialiste n’est-il pas une conséquence inconsciente de cette propagande ? On préfère visiblement une femme solidement implantée dans son terroir, plutôt que deux cosmopolites aux origines "troubles".
Et si Le Pen n’obtient pas ses cinq cents signatures ?
Un grand nombre de personnes se sont inscrites sur les listes électorales récemment, apparemment pour faire barrage à Sarkozy à la présidentielle. C’est peut-être l’effet Kärcher souhaité par les personnalités issues des banlieues. C’est sans doute, aussi, le résultat d’une plus grande politisation d’une génération de gauche, désirant effacer le souvenir du premier tour de 2002. Reste à savoir comment tous ces nouveaux électeurs voteront au premier tour de la présidentielle si Jean-Marie Le Pen en est exclu, de fait, par manque de soutiens. Et surtout, quelle sera l’attitude des électeurs d’extrême droite aux législatives qui suivront, si leur favori est, pour la deuxième fois de sa carrière, exclu du débat ? Si la proportionnelle était réintroduite, ainsi que le réclame une bonne part des partis contestataires, les députés UMP seraient presque deux fois moins nombreux, largement au profit du Front national, qui disposerait de soixante députés au moins. Aucun gouvernement ne serait possible à droite sans l’apport des voix du Front national4.
Rappelons-nous que le Front national a connu sa plus forte progression après les présidentielles de 1981, dont Le Pen était absent. Pour son dernier tour de piste, le vieux renard de La Trinité-sur-Mer risque de nous laisser de drôles de souvenirs au pied du sapin.
Notes :
1 Source : www.segoleneroyal2007.net
- tout le programme de Ségolène Royal.
2 Proposition n°47 : la représentation proportionnelle sera instituée pour les élections à l’Assemblée nationale, aux assemblées régionales et aux conseils municipaux pour les communes de 9000 habitants et plus. Chaque liste comportera au moins 30 % de femmes.
3 Rapporté par le journal Libération à la suite du meeting des primaires socialistes à Toulouse. A titre indicatif, un vol coûte en moyenne 8000 €.
4 Voici la simulation d’une assemblée élue à la proportionnelle
intégrale, sur base du premier tour des législatives en 2002 : UMP - 192 sièges (-159), PS - 139 sièges (-3), Front national - 65 sièges, UDF - 28 sièges (+2), PC - 28 sièges (+6), Verts - 26 sièges (+23), divers droite - 21 sièges (+12), Chasse, pêche, nature et traditions - 10
sièges, Parti radical de gauche - 9
sièges (+1), Ligue communiste révolutionnaire - 7 sièges, Lutte ouvrière - 7 sièges, Pôle républicain (Chevènement) - 7 sièges, divers
écologistes - 7 sièges, divers
gauche - 6 sièges, MNR (Mégret)
- 6 sièges, Mouvement pour la France (Villiers)
- 5 sièges, Démocratie libérale - 3
sièges, Rassemblement pour la France (Pasqua)
- 2 sièges (-1), divers extrême-gauche -
2 sièges, Régionalistes - 2 sièges
(+1).