Un Guide Michelin trop catholique ?
par Paul Villach
jeudi 15 juin 2006
La mort tragique du patron des usines Michelin, lors d’une partie de pêche en mer le 26 mai dernier, a forcément conduit les médias à évoquer les fortes convictions religieuses de la très catholique famille Michelin. Le Monde du 30 mai a, par exemple, cité le témoignage d’un homme du peuple très éprouvé par cette disparition : « C’est le père Michelin - François - en personne, a-t-il confié entre deux sanglots, qui m’a remis mon missel quand j’ai fait ma communion... »
Or ce prosélytisme catholique s’observe même dans un domaine où on l’attendrait le moins : c’est peut-être pourquoi, sauf erreur, il a pu agir d’autant plus efficacement qu’il est passé inaperçu.
UN VERNIS DE CULTURE DISCRÈTEMENT CATHOLICISÉE
On le retrouve, en effet, discrètement à l’œuvre tout simplement dans les fameux « Guides de tourisme Michelin ». Nés d’une géniale idée au début de l’automobile, ces « guides verts », de format allongé pour tenir dans la main, visaient à donner aux nouveaux automobilistes l’envie de découvrir les pays, de faire des kilomètres, et donc d’user des pneus que fabriquait le fameux Bibendum. Peu à peu, les guides Michelin ont fait véritablement autorité auprès des touristes au savoir limité : les voyages ont été préparés en suivant le guide ; les sites ont été visités par les voyageurs, le guide à la main. Des générations ont vu le monde à travers les lunettes religieusement colorées du « Guide Michelin », retenant les anecdotes savoureuses qui étaient consignées dans des paragraphes intitulés « Un peu d’histoire ». Une culture nourrie du « Guide Michelin » a fleuri dans les familles. On s’est distingué dans les soirées, les cocktails ou lors des repas de famille en exhibant à son insu un vernis de culture discrètement catholicisée.
UN EXEMPLE : LA REPRÉSENTATION DE « L’AFFAIRE GALILÉE ».
Oh ! N’attendons pas dans ces « guides verts » de prêches enflammés ! C’est, au contraire, une assez discrète vision du monde qui y est distillée, accommodée à la tradition catholique la plus sévère.
- À titre d’exemple, il suffit de voir comment le guide du bon père Michelin consacré à l’Italie présente « l’affaire Galilée » au chapitre qu’il réserve à la ville de Pise. L’édition de 1982 la résume ainsi : « Défendant la théorie de la rotation de la Terre autour du Soleil, il eut des démêlés avec les scolastiques, tenants de la tradition, et dut abjurer sa doctrine devant le Tribunal de l’Inquisition, en ajoutant, désespéré : « Et pourtant, elle tourne... »
- Quelle représentation de cette affaire, emblématique des rapports entre le savoir et le pouvoir, pouvait donc retirer de ces trois lignes la masse des voyageurs au savoir mesuré ? Le Guide Michelin réussit à évoquer cette tragédie de telle manière que l’on ne peut rien y comprendre sans la connaissance d’un minimum de contexte.
UNE REPRÉSENTATION BOURRÉE DE LEURRES.
Cette représentation , en effet, fourmille de leurres. On en compte au moins sept comme les péchés capitaux.
- Le premier est un leurre par omission : n’est pas précisée, en effet, la croyance officielle en vigueur depuis le IIe siècle après J.-C, le géocentrisme de Ptolémée, un grec d’Alexandrie, qui place la Terre au centre d’un univers qui tourne autour d’elle. L’Église catholique a adopté cette doctrine jugée conforme à son livre sacré, La Bible.
- Un second leurre est un leurre par euphémisme et impropriété de termes pour égarer les non-initiés : les défenseurs du géocentrisme sont appelés « les scolastiques » et « les tenants de la tradition ». Quel touriste ordinaire peut comprendre, dans ces termes techniques, qu’il s’agit non pas seulement des universitaires du Moyen Âge, dont l’enseignement est étroitement surveillé par l’Église, mais aussi de la hiérarchie même de l’Église catholique, et que la tradition en question est ni plus ni moins que la Bible et ses divers commentaires ?
- Un troisième leurre par omission écarte bien sûr les raisons du procès fait à Galilée, le mercredi 22 juin 1633 : la réaction violente de l’Église, dont 33 ans plus tôt Giordano Bruno a fait les frais... sur le bûcher, s’explique par la peur de perdre crédit et autorité si la représentation biblique de l’univers qu’elle défend depuis toujours est contredite par la science expérimentale du savant.
- Un quatrième leurre par omission gomme, par voie de conséquence, les lieux du procès à Rome : il est vrai qu’aucune plaque commémorative sur place ne remue le fer dans la plaie. Le lieu de cette infamie se trouve pourtant à deux pas du vénérable Panthéon d’Hadrien, dans le couvent dominicain de Santa Maria sopra Minerva. En y pensant, on peut se mettre à rire jaune, à voir l’éléphanteau qui, lui aussi, se marre au milieu de la place devant l’église sous le poids de l’obélisque que le grand Bernin lui a flanqué sur le dos : le maître n’y a bien sûr pas songé, et encore moins les urbanistes qui l’y ont installé. N’importe ! C’est au moins une de ces coïncidences qui font l’agrément d’une promenade dans Rome.
- Un cinquième leurre par omission, d’autre part, fait silence sur les conséquences du procès intenté au vieux savant brisé : mise en résidence surveillée à Arcetri, village de la proche banlieue de Florence, avec interdiction d’écrire et de recevoir qui il veut, jusqu’à sa mort en 1642. Voilà comment a été traité un des plus grands savants de tous les temps !
- Un sixième leurre, de son côté, additionne à nouveau euphémisme et impropriété de terme. Le mot « démêlés » est préféré pour masquer le crime d’une institution ecclésiastique qui a poursuivi un savant pour « délit d’opinion » ; et en plus, le mot permet d’insinuer que la responsabilité en incombe à celui précisément qui a eu ces « démêlés » pour en exonérer l’autorité pourtant coupable de les avoir provoqués. Quant au mot « doctrine », réservé à Galilée, il laisse entendre que la théorie héliocentriste de Galilée n’est au mieux qu’une opinion personnelle, argumentée certes, mais non démontrée, et non pas la conclusion d’une démonstration scientifique issue des observations faites par le savant grâce à un nouvel instrument qu’il lui a pris idée, depuis 1610, de diriger vers le ciel, la lunette.
- Le septième leurre enfin est un amalgame présentant deux faits dissemblables sur le même plan. L’abjuration de Galilée, elle, est un fait historique ; mais l’anecdote de la réflexion finale reste du domaine de l’invérifié, sinon de la légende. « L’info en direct » n’avait pas encore été inventée. Mais en donnant ainsi « le dernier mot » humoristique à Galilée, on minimise la portée de cette tragédie et de ses effets sur sa victime, puisqu’il était encore capable de faire de l’humour !
UNE RÉHABILITATION PARTIELLE, TROIS SIÈCLES ET DEMI PLUS TARD
Grâce au Guide Michelin, on peut donc visiter Pise ou Rome sans savoir que dans certains lieux, il s’est passé des actes horribles, quand, en l’occurrence, l’Eglise catholique, avec sa hiérarchie, en a été l’auteur.
- Il faudra attendre le 31 octobre 1992, pour que le Pape Jean-Paul II réhabilite Galilée. Encore cette réhabilitation n’a-t-elle été que partielle, car, à l’en croire, il n’a été question que d’ « une tragique et réciproque incompréhension ». On a bien lu « réciproque », ce qui signifie que Galilée et l’Eglise sont renvoyés dos à dos à torts partagés ! Il faut tout de même le faire !
Nulle trace explicite de cette réhabilitation partielle, bien entendu, dans les éditions ultérieures du Guide Michelin. C’eût été affaiblir l’autorité de l’Eglise que de reconnaître qu’elle s’est même partiellement trompée. On lit, en effet, dans la version de 1997, p. 206, reprise par celle de 2002, p. 276, une évocation encore plus elliptique de l’affaire : « (Galilée) dut répondre de ses théories concernant la rotation de la Terre sur elle-même devant le tribunal de l’Inquisition et, à l’âge de 70 ans, fut contraint de renier sa doctrine. »
- Toutefois, dans « L’introduction » de ces deux éditions, au chapitre « Littérature », page 42 et 70, on relève des variations amusantes qui témoignent d’un grand embarras pour livrer une représentation qui tienne compte de « la repentance mi-chèvre mi chou » de 1992 : « Au XVIe siècle, écrit le guide en 1997, Galilée (1564-1642), scientifique et méthodologiste de la recherche, en démontrant que les lois divines présentées sous forme d’allégorie dans la Bible s’expriment de façon non contradictoire dans le monde, fut involontairement un interlocuteur problématique pour l’Église. Celle-ci, déjà secouée par les vents du protestantisme, défendait obstinément des territoires désormais friables. » Drôle d’interlocuteur tout de même, qu’on a mis en chemise et à genoux devant un tribunal pour qu’il renie les découvertes de toute une vie qui changeront radicalement la représentation de l’univers !
- En 2002, quelques corrections sensibles sont apportées : « Scientifique et méthodologiste de la recherche, écrit cette nouvelle édition, Galilée (1564-1642) se réfère à Archimède et réfute la théorie d’Aristote ; en différenciant la méthode scientifique de celle applicable à la théologie et la philosophie, il se met involontairement dans une situation problématique vis-à-vis de l’Église. Celle-ci déjà secouée par la tourmente du protestantisme défend obstinément une position désormais fragile. » Par-delà les images météorologiques décrivant le protestantisme, ce jargon diplomatique n’est intelligible que des seuls initiés dont - on l’admettra sans peine - ne fait pas partie le touriste ordinaire. Deux périphrases en forme d’euphémisme - « interlocuteur problématique » devenant « situation problématique » ; puis « territoires désormais friables » devenant « position désormais fragile » - tentent de masquer hypocritement, l’une après l’autre, les deux grandes données de cette affaire méritant d’être portée à la connaissance d’un touriste qui ne veut pas « voyager idiot » : la violence d’une institution qui ne tolère pas alors la liberté d’opinion et de recherche, et la représentation ecclésiastique de l’univers contredite par la recherche scientifique.
Le « Guide vert » à la main, et les yeux chaussés d’oeillères à leur insu, les touristes peuvent ainsi voyager l’esprit tranquille dans Pise et dans Rome. Qu’ils circulent ! Il ne s’est quasiment rien passé qui doive troubler leur quiétude. On ne voyage pas pour s’empoisonner l’existence avec de vieilles lunes. Le Guide Michelin est un bon sédatif catholique pour voyager amnésique. Petits travaux pratiques : à Rome, sur le Campo dei Fiori, se dresse, au-dessus des toiles de tente du marché, une silhouette massive : c’est la statue d’un certain Giordano Bruno. Qui est-ce donc ? Pour le savoir , mais, mon Dieu ! "il n’y a qu’à" ouvrir le Guide Michelin ! Paul VILLACH