Un rap dangereux

par BUOT-BOUTTIER
mercredi 24 janvier 2007

« Cette fascination morbide de Fofana et sa bande pour l’argent facile, pour les filles dont on dispose à sa guise et pour la violence gratuite nous renvoie au modèle du rappeur 50 Cent. Un modèle commun à bien des jeunes sans repères et sans éducation... » Fatiha Benatsou et Nourdine Cherkaoui - « Halte au masochisme national » - Le Monde - 8 mars 2006 - Rubrique Point de vue.

Tous les mardis soirs, lorsque j’exerçais en tant qu’éducatrice de rue, mes collègues et moi-même accueillions un groupe de jeunes de quatorze-quinze ans à notre local. Il s’agissait pour eux d’un temps d’accès libre, en notre présence, à Internet. Cet outil de travail était pour nous un prétexte à la relation. Les jeunes qui attendaient leur tour prenaient un thé avec les éducateurs, une excellente occasion pour nous d’échanger avec eux.

L’intérêt de ces gamins pour Internet tourne autour de MSN (le dialogue en direct) et de la musique. Le rap, en particulier. Ils écoutent des morceaux et visionnent des vidéos trouvées dans des sources diverses et variées qu’ils sont seuls à connaître.

Il est très difficile de communiquer avec eux durant ces instants, ils sont en effet absorbés par le flux incessant des messages qu’ils reçoivent sur MSN tout en fredonnant des paroles parfois bien crues sur des rythmes saccadés et oppressants : "J’ai les cou... bien pleines et la sal... les lèche" est un exemple de poésie que l’un d’entre eux a pris plaisir à chantonner une partie de la soirée d’un mardi, malgré ma demande de s’en dispenser. Le fait de "déranger" l’adulte avec de simples mots et de l’inciter à intervenir fait d’ailleurs partie de "l’excitant."

Le lendemain, j’ai eu envie d’y voir un peu plus clair. Quid du rap ? Il est vrai que j’avais des a priori. L’aperçu que les jeunes pouvaient me donner du courant musical n’était pas engageant. Alors je suis allée surfer plusieurs heures dans l’univers du rap. Résultat ? Je n’est pas été convertie mais il est vrai qu’il existe différentes catégories de rap, à la fois en termes de musicalité et de textes. J’ai toutefois été frappée par ce qui semblait fédérer toutes les catégories : la souffrance, la douleur, la colère, parfois bien pire. Le genre musical semble être une litanie et il est vrai que la plainte peut parfois être belle et pertinente.

Mais ce n’est pas du rap intelligent que je souhaite parler ici, car ce n’est malheureusement pas celui-ci que le public des éducateurs écoutent. Le rap des gamins de quartiers, ceux qui sont issus des familles en difficultés, les mômes de souches fragilisées, est un rap de haine. Cette catégorie prône la loi du plus fort, l’irrespect, en particulier celui des femmes qui sont réduites à l’état de petit joujou sexuel et d’être inférieur au genre masculin (voir l’atmosphère des clips vidéo du chanteur Sinik !), la violence, l’apologie du "fric" et de la petite combine. Et les jeunes s’identifient à des personnages qui, dans le meilleur des cas, jouent les "Baracouda", entourés de poupées écervelées, ou incitent à "mettre le feu" sur un fond de discours racial (la France, raciste, ne veut pas de nous, victimes d’origine maghrébine et africaine..), dans les cas les plus inquiétants. Les jeunes d’origine maghrébine et africaine des milieux en difficultés n’ont pas besoin de ce discours mortifère. Ils semblent suffisamment perdus dans un no man’s land. Leurs propos évoquent déjà deux mondes, le leur et celui des "Gaulois", pour reprendre un terme qui s’inscrit dans un certain rejet antiblanc. La France serait une orange coupée en deux. Le repli communautaire est exacerbé, et je ne parle pas de quartiers isolés. Mon expérience de terrain s’inscrit sur des territoires situés au coeur de la ville. Dans ce contexte, les mots n’ont que trop d’importance. Il est capital d’user du vocable pour construire et rassembler. Les acteurs du rap primaire rongent un lien abîmé et douloureux, en ce sens, ils partagent la responsabilité de la dégradation de certaines situations humaines dans les quartiers.

Ce rap est dangereux pour les gamins et donc pour la société. Le groupe Ghetto Fabulous Gang, prisé par ces mômes en manque de repères, est l’un de ceux qui portent cette responsabilité de dégradation d’un lien social déjà si fragile. A ce titre, il me paraît urgent que le législateur se positionne et que la prise de conscience s’élargisse, car le travail des éducateurs, à lui seul, est bien insuffisant face à la tâche. D’autant que la tendance au "protectionnisme" des jeunes dont le travailleur social fait souvent preuve ne les aide peut-être pas toujours à prendre conscience de l’ampleur de certains phénomènes. Et pourtant, les messages véhiculés par certains rappeurs sont réellement dangereux, tout autant que la banalisation qui parfois les accompagne.

Ghetto Fabulous Gang - site officiel


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